BAUDELAIRE, Charles – Les Fleurs du Mal (Compilation)

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15 sujets de 16 à 30 (sur un total de 34)
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  • #146104
    VictoriaVictoria
    Participant

      LA MORT DES PAUVRES



      C’est la Mort qui console et la Mort qui fait vivre ;
      C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir
      Qui, divin élixir, nous monte et nous enivre,
      Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir ;


      A travers la tempête, et la neige et le givre,
      C’est la clarté vibrante à notre horizon noir ;
      C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre,
      Où l’on pourra manger, et dormir et s’asseoir



      C’est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques
      Le sommeil et le don des rêves extatiques,
      Et qui refait le lit des gens pauvres et nus ;


      C’est la gloire des Dieux, c’est le grenier mystique
      C’est la bourse du pauvre et sa patrie antique,
      C’est le portique ouvert sur les Cieux inconnus !

      #146105
      VictoriaVictoria
      Participant

        LA MUSIQUE



        La musique parfois me prend comme une mer !
        Vers ma pâle étoile,
        Sous un plafond de brume ou dans un pur éther,
        Je mets à la voile ;


        La poitrine en avant et gonflant mes poumons
        De toile pesante,
        Je monte et je descends sur le dos des grands monts
        D’eau retentissante ;



        Je sens vibrer en moi toutes les passions
        D’un vaisseau qui souffre
        Le bon vent, la tempête et ses convulsions


        Sur le sombre gouffre
        Me bercent, et parfois le calme, — grand miroir
        De mon désespoir !

        #146106
        VictoriaVictoria
        Participant

          LA PIPE



          Je suis la pipe d’un auteur ;
          On voit, à contempler ma mine
          D’abyssinienne ou de cafrine,
          Que mon maître est un grand fumeur


          Quand il est comblé de douleur,
          Je fume comme la chaumine
          Où se prépare la cuisine
          Pour le retour du laboureur.



          J’enlace et je berce son âme
          Dans le réseau mobile et bleu
          Qui monte de ma bouche en feu,


          Et je roule un puissant dictame
          Qui charme son cœur et guérit
          De ses fatigues son esprit.

          #146107
          VictoriaVictoria
          Participant

            LA SERVANTE AU GRAND COEUR




            La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse,
            Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
            Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
            Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,
            Et quand octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
            Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres,
            Certes, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
            A dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
            Tandis que, dévorés de noires songeries,
            Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
            Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
            Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver
            Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille
            Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.

            Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,
            Calme, dans le fauteuil je la voyais s’asseoir,
            Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
            Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
            Grave, et venant du fond de son lit éternel
            Couver l’enfant grandi de son oeil maternel,
            Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,
            Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse?

            #146108
            VictoriaVictoria
            Participant

              LA VIE ANTÉRIEURE



              J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
              Que les soleils marins teignaient de mille feux,
              Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
              Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.


              Les houles, en roulant les images des cieux,
              Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
              Les tout puissants accords de leur riche musique
              Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.



              C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,
              Au milieu de l’azur, des flots et des splendeurs,
              Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,


              Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
              Et dont l’unique soin était d’approfondir
              Le secret douloureux qui me faisait languir.

              #146110
              VictoriaVictoria
              Participant

                LE MORT JOYEUX



                Dans une terre grasse et pleine d’escargots
                Je veux creuser moi-même une fosse profonde,
                Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
                Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde.


                Je liais les testaments et je hais les tombeaux ;
                Plutôt que d’implorer une larme du monde,
                Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux
                A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.



                — O vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,
                Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ;
                Philosophes viveurs, fils de la pourriture,


                A travers ma ruine allez donc sans remords,
                Et dites-moi s’il est encor quelque torture
                Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts ?

                #146111
                VictoriaVictoria
                Participant

                  LE PARFUM



                  Lecteur, as-tu quelquefois respiré
                  Avec ivresse et lente gourmandise
                  Ce gravin d’encens qui remplit une église
                  Ou d’un sachet le musc invétéré?

                  Charme profond, magique, dont nous grise
                  Dans le présent le passé restauré!
                  Ainsi l’amant sur un corps adoré
                  Du souvenir ceuille la fleur exquise.

                  De ses cheveux élastiques et lourds,
                  Vivant, encensoir de l’alcove,
                  Une senteur montait sauvage et fauve,

                  Et des habits, mousseline ou velours,
                  Tout impregnés de sa jeunesse pure,
                  Se dégageait un parfum de fourrure


                  #146112
                  VictoriaVictoria
                  Participant

                    LE SERPENT QUI DANSE



                    Que j’aime voir, chère indolente,
                    De ton corps si beau,
                    Comme une étoffe vacillante,
                    Miroiter la peau !


                    Sur ta chevelure profonde
                    Aux acres parfums,
                    Mer odorante et vagabonde
                    Aux flots bleus et bruns,



                    Comme un navire qui s’éveille
                    Au vent du matin,
                    Mon âme rêveuse appareille
                    Pour un ciel lointain.


                    Tes yeux, où rien ne se révèle
                    De doux ni d’amer,
                    Sont deux bijoux froids où se mêle
                    L’or avec le fer.


                    A te voir marcher en cadence,
                    Belle d’abandon,
                    On dirait un serpent qui danse
                    Au bout d’un bâton,


                    Sous le fardeau de ta paresse
                    Ta tête d’enfant
                    Se balance avec la mollesse
                    D’un jeune éléphant,


                    Et ton corps se penche et s’allonge
                    Comme un fin vaisseau
                    Qui roule bord sur bord, et plonge
                    Ses vergues dans l’eau.


                    Comme un flot grossi par la fonte
                    Des glaciers grondants,
                    Quand ta salive exquise monte
                    Au bord de tes dents,



                    Je crois boire un vin de Bohème,
                    Amer et vainqueur,
                    Un ciel liquide qui parsème
                    D’étoiles mon cœur !


                    #146113
                    VictoriaVictoria
                    Participant

                      LE VIN DES CHIFFONNIERS



                      Souvent, à la clarté rouge d’un réverbère
                      Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
                      Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux,
                      Où l’humanité grouille en ferments orageux,


                      On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
                      Buttant, et se cognant aux murs comme un poète,
                      Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
                      Epanche tout son cœur en glorieux projets.



                      Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
                      Terrasse les méchants, relève les victimes,
                      Et sous le firmament comme un dais suspendu
                      S’enivre des splendeurs de sa propre vertu.


                      Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,
                      Moulus par le travail et tourmentés par l’âge,
                      Le dos martyrisé sous de hideux débris,
                      Trouble vomissement du fastueux Paris,


                      Reviennent, parfumés d’une odeur de futailles,
                      Suivis de compagnons blanchis dans les batailles,
                      Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux ;
                      Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux


                      Se dressent devant eux, solennelle magie !
                      Et dans l’étourdissante et lumineuse orgie
                      Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
                      Ils apportent la gloire au peuple ivre d’amour !


                      C’est ainsi qu’à travers l’Humanité frivole
                      Le vin roule de l’or, éblouissant Pactole ;
                      Par le gosier de l’homme il chante ses exploits
                      Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.


                      Pour noyer la rancœur et bercer l’indolence
                      De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
                      Dieu, saisi de remords, avait fait le sommeil ;
                      L’Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !

                      #146114
                      VictoriaVictoria
                      Participant

                        LE VOYAGE

                        À Maxime Du Camp



                        I

                        Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
                        L’univers est égal à son vaste appétit.
                        Ah ! Que le monde est grand à la clarté des lampes !
                        Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

                        Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
                        Le cœur gros de rancune et de désirs amers,
                        Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
                        Berçant notre infini sur le fini des mers :

                        Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
                        D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
                        Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
                        La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

                        Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
                        D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
                        La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
                        Effacent lentement la marque des baisers.

                        Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
                        Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
                        De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
                        Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

                        Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
                        Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
                        De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
                        Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !

                        II

                        Nous imitons, horreur ! La toupie et la boule
                        Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
                        La Curiosité nous tourmente et nous roule,
                        Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

                        Singulière fortune où le but se déplace,
                        Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où :
                        Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse,
                        Pour trouver le repos court toujours comme un fou !

                        Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
                        Une voix retentit sur le pont : ” Ouvre œil ! ”
                        Une voix de la hune, ardente et folle, crie :
                        ” Amour… Gloire… Bonheur ! ” Enfer ! C’est un écueil !

                        Chaque îlot signalé par l’homme de vigie
                        Est un Eldorado promis par le Destin ;
                        L’Imagination qui dresse son orgie
                        Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.

                        Ô le pauvre amoureux des pays chimériques !
                        Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
                        Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques
                        Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?

                        Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
                        Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ;
                        Son œil ensorcelé découvre une Capoue
                        Partout où la chandelle illumine un taudis.

                        III

                        Étonnants voyageurs ! Quelles nobles histoires
                        Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
                        Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
                        Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.

                        Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
                        Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
                        Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
                        Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.

                        Dites, qu’avez-vous vu ?

                        IV

                        ” Nous avons vu des astres
                        Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
                        Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
                        Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

                        La gloire du soleil sur la mer violette,
                        La gloire des cités dans le soleil couchant,
                        Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète
                        De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

                        Les plus riches cités, les plus grands paysages,
                        Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
                        De ceux que le hasard fait avec les nuages.
                        Et toujours le désir nous rendait soucieux !

                        – La jouissance ajoute au désir de la force.
                        Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
                        Cependant que grossit et durcit ton écorce,
                        Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

                        Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
                        Que le cyprès ? – pourtant nous avons, avec soin,
                        Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
                        Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

                        Nous avons salué des idoles à trompe :
                        Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
                        Des palais ouvragés dont la féerique pompe
                        Serait pour vos banquiers une rêve ruineux ;

                        Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
                        Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
                        Et des jongleurs savants que le serpent caresse. ”

                        V

                        Et puis, et puis encore ?

                        VI

                        ” Ô cerveaux enfantins !

                        Pour ne pas oublier la chose capitale,
                        Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
                        Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
                        Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché :

                        La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
                        Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;
                        L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
                        Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout ;

                        Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
                        La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;
                        Le poison du pouvoir énervant le despote,
                        Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

                        Plusieurs religions semblables à la nôtre,
                        Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
                        Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
                        Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;

                        L’Humanité bavarde, ivre de son génie,
                        Et folle, maintenant comme elle était jadis,
                        Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
                        ” Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis ! ”

                        Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
                        Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
                        Et se réfugiant dans l’opium immense !
                        – Tel est du globe entier l’éternel bulletin. ”

                        VII

                        Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
                        Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
                        Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
                        Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

                        Faut-il partir ? Rester ? Si tu peux rester, reste ;
                        Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
                        Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
                        Le Temps ! Il est, hélas ! Des coureurs sans répit,

                        Comme le Juif errant et comme les apôtres,
                        À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
                        Pour fuir ce rétiaire infâme ; il en est d’autres
                        Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

                        Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
                        Nous pourrons espérer et crier : En avant !
                        De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
                        Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

                        Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
                        Avec le cœur joyeux d’un jeune passager.
                        Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
                        Qui chantent : ” par ici ! Vous qui voulez manger

                        Le Lotus parfumé ! C’est ici qu’on vendange
                        Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ;
                        Venez vous enivrer de la douceur étrange
                        De cette après-midi qui n’a jamais de fin ! ”

                        À l’accent familier nous devinons le spectre ;
                        Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
                        ” Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Électre ! ”
                        Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

                        VIII

                        Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre !
                        Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
                        Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
                        Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

                        Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
                        Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
                        Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe,
                        Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

                        #146115
                        VictoriaVictoria
                        Participant

                          LES BIJOUX



                          La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,
                          Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
                          Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur
                          Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures.


                          Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
                          Ce monde rayonnant de métal et de pierre
                          Me ravit en extase, et j’aime avec fureur
                          Les choses où le son se mêle à la lumière.



                          Elle était donc couchée, et se laissait aimer,
                          Et du haut du divan elle souriait d’aise
                          A mon amour profond et doux comme la mer
                          Qui vers elle montait comme vers sa falaise.


                          Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
                          D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,
                          Et la candeur unie à la lubricité
                          Donnait un charme neuf à ses métamorphoses.


                          Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
                          Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
                          Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
                          Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,


                          S’avançaient plus câlins que les anges du mal,
                          Pour troubler le repos où mon âme était mise,
                          Et pour la déranger du rocher de cristal,
                          Où calme et solitaire elle s’était assise.


                          Je croyais voir unis par un nouveau dessin
                          Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
                          Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
                          Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe !


                          — Et la lampe s’étant résignée à mourir,
                          Comme le foyer seul illuminait la chambre,
                          Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,
                          Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre !

                          #146116
                          VictoriaVictoria
                          Participant

                            LES CHATS



                            Les amoureux fervents et les savants austères
                            Aiment également dans leur mûre saison
                            Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
                            Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.


                            Amis de la science et de la volupté,
                            Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
                            L’Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
                            S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.



                            Ils prennent en songeant les nobles attitudes
                            Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
                            Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;


                            Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,
                            Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
                            Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

                            #146117
                            VictoriaVictoria
                            Participant

                              LES PHARES



                              Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
                              Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
                              Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
                              Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;


                              Léonard de Vinci, — miroir profond et sombre,
                              Où des anges charmants, avec un doux souris
                              Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
                              Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;



                              Rembrandt, — triste hôpital tout rempli de murmures,
                              Et d’un grand crucifix décoré seulement,
                              Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
                              Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;


                              Michel-Ange, — lieu vague où l’on voit des Hercules
                              Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
                              Des fantômes puissants, qui dans les crépuscules
                              Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;


                              Colères de boxeur, impudences de faune,
                              Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
                              Grand cœur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,
                              Puget, mélancolique empereur des forçats ;


                              Watteau, — ce carnaval, où bien des cœurs illustres,
                              Comme des papillons, errent en flamboyant,
                              Décors frais et légers éclairés par des lustres
                              Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;


                              Goya, — cauchemar plein de choses inconnues,
                              De fœtus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
                              De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues
                              Pour tenter les Démons ajustant bien leurs bas ;


                              Delacroix, — lac de sang hanté des mauvais anges,
                              Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
                              Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
                              Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;



                              Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
                              Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces .
                              Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
                              C’est pour les cœurs mortels un divin opium.


                              C’est un cri répété par mille sentinelles,
                              Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
                              C’est un phare allumé sur mille citadelles,
                              Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !


                              Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
                              Que nous puissions donner de notre dignité
                              Que ce long hurlement qui roule d’âge en âge,
                              Et vient mourir au bord de votre éternité !

                              #146118
                              VictoriaVictoria
                              Participant

                                QUE DIRAS-TU CE SOIR…



                                Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,
                                Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,
                                A la très-belle, à la très-bonne, à la très-chère,
                                Dont le regard divin t’a soudain refleuri ?

                                – Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges :
                                Rien ne vaut la douceur de son autorité ;
                                Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,
                                Et son œil nous revêt d’un habit de clarté.

                                Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,
                                Que ce soit dans la rue et dans la multitude,
                                Son fantôme dans l’air danse comme un flambeau.

                                Parfois il parle et dit : “Je suis belle, et j’ordonne
                                Que pour l’amour de moi vous n’aimiez que le Beau ;
                                Je suis l’Ange gardien, la Muse et la Madone.”


                                #146119
                                VictoriaVictoria
                                Participant

                                  Recueillement



                                  Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
                                  Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
                                  Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
                                  Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

                                  Pendant que des mortels la multitude vile,
                                  Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
                                  Va cueillir des remords dans la fête servile,
                                  Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,

                                  Loin d’eux. Vois se pencher les défuntes Années,
                                  Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
                                  Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

                                  Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,
                                  Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,
                                  Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

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