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- 4 février 2019 à 20h25 #1448434 février 2019 à 20h25 #161645
Bonjour,
Antoine Compagnon, éminent spécialiste de Marcel Proust, donne pendant le premier trimestre 2019 des cours au collège de France. Ces cours sont totalement ouverts et libres de droit car gratuits et libres d’accès. J’y assiste avec Pascal Jean Fournier, l’un de mes amis. Et nous rédigeons des comptes-rendus de ces conférences aussi explicites que possible.
Nous assisterons à l’ensemble du cycle de conférences dont le sujet est – Proust Essayiste –
Afin que vous puissiez juger du contenu de de nos comptes-rendus, je vous adresse les documents correspondants aux cours du mois de janvier.
Si nous avons votre accord, j’adresserai à littérature audio l’ensemble du cycle de cours une fois celui-ci terminé c’est-à-dire à la fin du mois de mars.
Un grand merci d’avance.
Très amicalement
Carole Détain
Ci-joints les comptes-rendus en question :
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Collège de France
Antoine Compagnon
Du 8 janvier au 2 avril 2019
CR rédigé par PJ Fournier
Proust essayiste – Cours d’Antoine Compagnon
1 – « L’essai de Taine en mille fois moins bien ? » (cours du 8 janvier 2019)
Qu’est-ce que l’essai ? C’est ce qui s’oppose au roman, à la fiction. Proust essayiste, ce serait Proust non romancier, donc Proust philosophe, moraliste, historien de l’art ou esthéticien, sociologue, psychologue, critique, théoricien…
Ceci pose plusieurs questions, ouvre plusieurs champs d’études :
1 – Les essais et articles de Proust, à côté de la Recherche : tout ce qui a été rangé dans le volume de la Pléiade intitulé : « Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et Mélanges, et suivi de Essais et articles ». Proust n’a jamais publié d’Essais et articles en tant que tels.
2 – Les essais dans le roman : il s’agit des commentaires, morceaux théoriques, dissertations, etc, que l’on trouve dans la Recherche. On pense tout de suite à deux grands morceaux :
– L’adoration perpétuelle : c’est le titre qu’il donne au dernier chapitre du Temps retrouvé dans la table des matières qui figure l’œuvre à venir dans le Du côté de chez Swann publié en 1913. On a gardé ce titre pour la théorie esthétique qu’il développe dans le Temps retrouvé autour des trois épisodes de réminiscence : le pavé inégal dans la cour de l’hôtel de Guermantes, le bruit de la cuiller, la raideur de la serviette.
L’adoration perpétuelle aurait s’appeler aussi L’esthétique dans le buffet. On ne sait pas ce que ce passage serait devenu et comment Proust l’aurait intitulé définitivement s’il avait vécu plus longtemps.
– La race des tantes (dans Sodome et Gomorrhe 1), titre que Bernard de Fallois a édulcoré en race maudite, et repris dans la « vieille » Pléiade de Clarac et Ferré. Il s’agit de la théorie de l’inversion que Proust développe en une vingtaine de pages, après la découverte de la vraie nature du baron de Charlus.
– Et beaucoup d’autres morceaux moins amples….
3 – Le passage de l’essai au roman
Comment Proust en est-il arrivé à écrire un roman à partir d’un essai sur Sainte-Beuve ? Comment un tel roman est-il issu d’un essai ? Cela confond l’entendement, cela tient du miracle ! L’essai reste constamment présent dans le roman.
Préambule sur l’incertitude générique de cette œuvre
La Recherche est-elle vraiment un roman ? Elle est truffée de considérations et de théories. Pourtant, dans l’Adoration perpétuelle, Proust disait que « laisser des théories dans un roman, c’est comme laisser le prix sur un objet qu’on offre » !
Paul Ricoeur a insisté sur l’ambivalence du roman de Proust : décomposition de la forme narrative (le roman ne procède plus par événement) et perte d’identité des personnages. Il parle d’ « attraction du roman par l’essai ». Gérard Genette a fait une remarque proche, et souligne « l’invasion de l’histoire par son commentaire ».
En 1973, dans Le plaisir du texte, Roland Barthes avançait la « tierce forme » que Proust aurait inventée. Pour lui, l’œuvre de Proust était « le mandala de la cosmogonie littéraire, la mathésis universelle, la source de toutes les connaissances, l’explication de l’origine du monde », en quelque sorte une Bible !
Barthes a donné deux cours au Collège de France sur le sujet : « Longtemps je me suis couché de bonne heure » (1978) puis « La préparation du roman » (1979). Il s’identifie à Proust, à travers le deuil de la mère, l’accumulation des fragments, le procès du métalangage, l’hésitation entre essai et roman….
Après l’échec du Contre Sainte-Beuve, Proust aurait donc découvert une « tierce forme » en contaminant réciproquement l’essai et le roman, mais sans détruire ni l’un ni l’autre. Ebranler n’est pas détruire, Proust ne détruit ni le récit, ni le « je », ni la biographie. Que vaut cette thèse de la tierce forme ?
L’essai de Montaigne procède bien plus par la métonymie et le déplacement que par la métaphore.
Quel était le projet de Proust en écrivant le Contre Sainte-Beuve ? Il était incertain à se prendre pour un romancier.
De retour de Cabourg, fin août 1908, et jusqu’au début du mois de novembre, Proust réside à l’hôtel des Réservoirs[1] à Versailles. C’est là, dans le Carnet 1, que naît la première idée de la Recherche avec comme matériau la mémoire involontaire. Mais Proust s’interroge aussitôt sur la forme à lui donner : « Faut-il en faire un roman ou une étude philosophique ? Suis-je un romancier ? …. Ce qui me console, Gérard de Nerval[2] ». Il se pose la même question à propos de Jean Santeuil : « Puis-je appeler ce livre un roman ? c’est moins peut-être, l’essence même de ma vie… ».
Après une longue interruption due à la mort de sa mère en 1905, puis son installation boulevard Haussmann en 1906, Proust se remet à écrire en 1907. Il publie alors Sentiments filiaux d’un parricide dans le Figaro, un Compte-rendu des Mémoires de Mme de Boigne, Impressions de route en automobile avec un portrait d’Alfred Agostinelli. En 1908, il publie Pastiches et mélanges, l’Affaire Lemoine, et commence le projet du Contre Sainte-Beuve.
Dans ce fameux Carnet 1 rédigé à Versailles, il note : « Robert et le chevreau – Maman part en voyage – Le côté de Villebon et le côté de Méséglise… »
En novembre 1908, un tournant apparaît dans le Carnet I : les premiers mots sur Sainte-Beuve. Il n’y a plus de doute pour les spécialistes que le roman proustien est issu d’un essai critique.
En 1905, Proust s’en était déjà pris à Sainte-Beuve (et il n’était pas le seul…). Dans De la lecture (initialement préface de Sésame et les Lys), il lui reproche d’avoir méconnu tous les écrivains de son temps.
Proust écrit une lettre à son ami Georges de Lauris[3] pour lui demander un avis sur la forme à donner à son projet, hésitant entre deux formules :
« Cher Georges…..
– L’essai de Taine en mille fois moins bien…..
– Maman viendrait près de mon lit et je lui raconterais un article que je veux faire sur Sainte-Beuve. Et je le lui développerais….
Qu’est-ce que vous trouvez le mieux ? …. Tendrement à vous »
Et Georges de Lauris lui ayant conseillé la première formule, Proust s’empresse de lui répondre : « Merci pour votre conseil, c’est le bon, mais le suivrai-je ? Peut-être pas, et pour une raison que sans doute vous approuverez…. ».
Proust demanda la même chose à Anna de Noailles.
2 – Essai, étude, article (cours du 15 janvier 2019)
Rappel du cours précédent : il y a bien un consensus aujourd’hui parmi tous les spécialistes de Proust, qu’A la recherche du temps perdu est la transformation romanesque de la Conversation avec Maman, prologue du Contre Sainte-Beuve.
Le Contre Sainte-Beuve édité en 1954 par Bernard de Fallois chez Gallimard reprenait bien à la fois le cadre narratif de cette œuvre (et notamment Conversation avec Maman), et les essais critiques, alors que l’édition du Contre Sainte-Beuve de Clarac dans la Pléiade en 1971 exclut au contraire tous les fragments narratifs, et n’en garde que la critique littéraire[4].
En janvier 1909, Proust écrit à Georges de Lauris : « …je n’ai pas encore commencé Sainte-Beuve… je vous assure que si j’ai du temps ça ne sera pas mal, et j’aimerais que vous le lisiez… ». Il lui emprunte les 7 volumes du Port-Royal de Sainte-Beuve, que lui apporte Nicolas, le domestique de Lauris.
Deux mois plus tard, il lui écrit à nouveau : « ce qui a le plus de chance de paraître un jour, c’est Sainte-Beuve (pas le second pastiche[5], mais l’étude)…. Si je suis encore vivant cet automne, il y a des chances pour que Sainte-Beuve ait paru… »
En mai 1909, il se plaint de la difficulté de son travail, qu’il qualifie de « détestable ». On n’arrive pas à savoir quand son projet d’essai sur Sainte-Beuve bascule dans le roman.
Pendant l’été, Proust écrit à Reynaldo Hahn :
« Je crains que mon roman sur le vielch Sainte-Beuve
Ne soit pas, entre nous, très goûté chez la Beuve[6] »
A partir de là, il parle de plus en plus souvent de « roman ». Le projet a sans doute beaucoup évolué, car évoquant les éditeurs qui pourraient le publier, il parle des choses obscènes que contient son roman et qui l’empêcherait de le proposer à Calmann-Lévy. Dans une autre lettre, il parle du Contre Sainte-Beuve comme d’un véritable roman, d’un roman extrêmement impudique, d’un roman qui se termine par une conversation sur Sainte-Beuve et l’esthétique.
A l’automne 1909, le Contre Sainte-Beuve est refusé par le Mercure de France (et on en est très heureux, car c’est à ce refus que l’on doit la Recherche !). Mais l’orientation vers la forme romanesque n’a pas enterré le désir d’écrire sur Sainte-Beuve, comme en témoigne une lettre de 1912 à Mme Strauss.
Proust publiera finalement ses écrits sur Sainte-Beuve en 1919, à l’occasion du cinquantenaire de sa mort.
Entre la mort de Sainte-Beuve (1869) et 1908, il y a la même distance temporelle qu’entre la mort de Roland Barthes (1980) et aujourd’hui. Or Sainte-Beuve est beaucoup plus présent dans la presse de 1908 que Barthes dans celle d’aujourd’hui ! La presse d’alors était beaucoup plus littéraire, la mort d’un écrivain ou d’un critique littéraire pouvait faire la première page d’un quotidien ! En outre, à cette époque on s’intéresse beaucoup à la vie amoureuse de Sainte-Beuve, et notamment à sa relation avec Adèle Hugo, la femme de Victor Hugo. Proust est finalement très beuvien, car il semble s’intéresser à cette affaire au moins autant qu’aux écrits de Sainte-Beuve !
La maladie ralentit l’écriture : Proust écrit à un de ses correspondants : « Je ne vous trompe pas avec Sainte-Beuve, mais avec l’asthme ». Il écrit cependant à Georges de Lauris : « Le premier paragraphe de Sainte-Beuve est presque un volume ». Il s’agit, en gros, de Combray.
En novembre 1909, Proust lui rend Port-Royal et lui emprunte à la place L’Art religieux d’Emile Mâle, et il lui écrit : « Je vous renvoie Port-Royal car je ne m’en resservirai pas avant plusieurs mois » : le projet Sainte-Beuve est entre parenthèses. Proust lit son roman en l’état (ce qui deviendra Combray) à Reynaldo Hahn.
Avec ses autres correspondants, il est de plus en plus vague. A Lucien Daudet, il dit qu’il écrit « quelque chose », à Robert de Montesquiou, « un long ouvrage, une sorte de roman ».
En quelques mois, de fin 1908 à l’automne 1909, Proust est passé d’une étude sur Sainte-Beuve précédé du récit d’une matinée (contenant notamment L’article dans le Figaro et la Conversation avec Maman, à une trame romanesque déjà bien élaborée, où figurent déjà les fragments suivants : Combray, Un amour de Swann, le portrait de Gilberte, le côté de Guermantes, le marquis de Gurcy (futur baron de Charlus), le bal de têtes… Le récit de la matinée a englobé tout l’essai critique.
Dix cahiers ont été rédigés, représentant 700 pages manuscrites. Ce sont des fragments qui ne sont pas encore montés dans une version linéaire.
Le côté critique a reculé sous la pression du côté narratif. Selon Claudine Quémard ( ?), dans un article posthume de 1978, « on assiste à l’invention tâtonnante d’une forme originale, ni roman, ni essai, d’une œuvre, qui, bien que née d’un essai esthétique n’est pas un essai mais un roman, roman non traditionnel qui tient tout de même de l’essai. »
Dans le Cahier 2, Proust, développant Conversation avec Maman, écrit : « Maman me quitte, je me remets à mon article… tout d’un coup j’ai l’idée… un article tout entier bâti dans ma tête… j’aimerais biens avoir ce que Maman en pense… ». L’idée est de donner la préface (la théorie esthétique) après l’illustration par le récit. Mais celui-ci va grossir démesurément !
Proust avait découpé un article de Bourget dans le Figaro ( ?) du 7 juillet 1907 sur la mort d’un éminent critique littéraire, qui faisait la première page ; il s’en servira deux ans plus tard. L’essai de Taine, paru dans le Journal des Débats puis inséré dans un recueil, est plus court que l’article de Bourget. Au fond, ce qui fait la différence entre essai et article, c’est la noblesse conférée par le recueil en volume.
Swann reprochera aux journaux de « nous faire faire attention à des choses sans importance, alors que nous n’ouvrons qu’une fois par an (et encore…) les Pensées de Pascal….. Il faudrait au contraire mettre Pascal dans le journal de tous les jours et le récit du séjour de la reine de Grèce à Cannes ou du bal de la princesse de Léon dans le volume doré sur tranche dans la bibliothèque. »
Dans un dîner chez les parents du narrateur, Norpois qualifie Bergotte de « diseur de phébus » (le mot vient de La Bruyère). Le critique Emile Faguet qualifiait Le lys dans la vallée de « prodige de phébus et de galimatias ». Le narrateur est atterré par ce que dit Norpois et se sent plus que jamais incapable « d’écrire un essai ». Quel essai le narrateur aurait-il voulu écrire ? Dans la Prisonnière, il mentionne Hugo, Balzac, Michelet.
Dès sa publication, la Recherche a été vue comme un essai. Jacques-Emile Blanche fait un compte-rendu enthousiaste de Du côté de chez Swann dans un article de l’Echo de Paris en avril 1914, où il n’emploie jamais le mot roman. Proust reprend la critique de Jacques-Emile Blanche pour faire son propre éloge dans Gil Blas, parlant « d’un ouvrage difficile à classer, sans précédent en littérature… d’une grande sensibilité (pour l’autobiographie) et d’une grande intelligence (pour l’essai) ». Le mot roman n’est jamais employé, sauf dans la phrase : « Un amour de Swann est un roman de la passion et de la jalousie ».
Dans un entretien du 13 novembre 1913 qu’il a lui-même rédigé, Proust disait : « mon livre serait comme une suite de romans de l’inconscient, je dirais des romans bergsoniens….. ». Mais ce ne sont pas des romans bergsoniens : la « mémoire vraie » de Bergson n’a rien à voir avec la mémoire involontaire de Proust.
3 – « Mes premières études » (cours du 22 janvier 2019)
Le mot « études » a de nombreuses occurrences dans l’œuvre de Proust en général et dans la Recherche en particulier. Dans Un amour de Swann Odette se plaint de ce que Swann allègue une étude sur Ver Meer de Delft (« en réalité abandonnée depuis des années », précise le Narrateur). Elle en entend tellement parler que « le nom de Ver Meer lui était aussi familier que celui de son couturier ». Swann, grand amateur de peinture et expert reconnu, avait réattribué à Ver Meer un tableau du Mauritshuis.
En l’occurrence, Proust est très bien informé : en 1876, le Mauritshuis avait acheté une Toilette de Diane comme un tableau de Nicolas Maes, qui s’est révélé plus tard être un Ver Meer. Ce tableau est venu à Paris en 1902, à l’occasion d’une exposition que Proust a visitée avec Bertrand de Fénelon, et au cours de laquelle il a aussi découvert la Vue de Delft.
Odette regrette que l’esprit que Swann déploie dans la conversation ne se retrouve pas dans ses écrits. C’est une question qui préoccupe beaucoup Proust : comment avoir de l’esprit en littérature ? Peut-on retrouver dans la littérature l’esprit de la conversation ? Il reproche à Sainte-Beuve de ne faire aucune différence entre roman et conversation. Dans le Carnet 1, il note que Robert de Montesquiou a beaucoup d’esprit dans la conversation, mais pas dans ses œuvres, tout comme le dramaturge Henri Bernstein.
Pour Proust, il s’agit d’un défi : introduire dans le roman l’esprit de la conversation, le fameux esprit de Guermantes[7]. Comment rendre le roman spirituel sans l’abaisser ? Défi qu’il a relevé brillamment dans la Recherche, après avoir échoué dans Jean Santeuil.
Dans une lettre à Marie Nordlinger, Proust qualifie son étude en cours sur Ruskin de « petit travail ». Il y a presque équivalence entre « travail » et « étude », tous les deux liés à une dimension « antiquaire » et académique, mais le mot « étude » est peut-être connoté de façon un peu moins péjorative, car il porte aussi une dimension « critique ».
« « Mais Zola n’est pas un réaliste, madame, c’est un poète », dit Mme de Guermantes à la princesse de Parme (….) « il a le fumier épique, c’est l’Homère de la vidange ! » Mme de Guermantes s’inspirait des études critiques qu’elle avait lues ces dernières années en les adaptant à son génie personnel… » Manifestement la duchesse de Guermantes a lu Barbey d’Aurevilly, qui qualifiait aussi Zola de « Michel-Ange de la crotte ». Plus loin la duchesse dit encore « Tenez je crois justement que Zola a écrit une étude sur Elstir ».
Proust connaît très bien et admirait profondément Balzac, et ses Etudes analytiques et Etudes philosophiques. Il donne également au mot « études » le sens de « travaux préparatoires », « Et je mis le comble à sa[8] déception quand je lui avouai que je n’allais pas chez Mme de Montmorency comme elle le croyait pour prendre des notes ou faire une étude »
Travaux préparatoires qui se limitent souvent à des « analyses du dehors », ce qui donne à Proust l’occasion de dénoncer un certain type de littérature réaliste, comme ici : « Mme de Guermantes du reste ne se trompait pas plus les romanciers mondains qui analysent cruellement du dehors les actes d’un snob ou prétendu tel mais ne se placent jamais à l’intérieur de celui-ci ».
A travers le personnage de Mme de Villeparisis, qui n’a rien compris aux écrivains qui fréquentaient son salon et leur préféraient les hommes du monde et les hommes politiques (Molé, Fontanes, Pasquier…), Proust attaque Sainte-Beuve. Il lui reproche d’avoir méconnu le génie des grands écrivains ou artistes de son temps, tels Baudelaire et Manet ; il fait ainsi sienne l’opinion de Balzac qui surnommait Sainte-Beuve « Sainte Bévue » !
Peut-on faire confiance, se demande Proust, à un critique comme Sainte-Beuve, très fort sur « l’étrusquerie », les écrivains du passé, mais qui s’est trompé lourdement sur ses contemporains ? Les bêtises qu’il a écrites sur ceux-ci ne disqualifient-ils pas ses travaux historiques, tels Port-Royal ? Proust se livre ici à un raisonnement syllogistique : on ne peut être expert de tout ! Il est d’autant plus injuste avec Sainte-Beuve que ce dernier pensait la même chose que lui : « La sagacité du juge, la perspicacité du critique, se prouvent surtout sur des écrits neufs, non encore essayés du public ».
Dans la Recherche, le Narrateur est aussi essayiste. Lorsqu’il envisage une carrière littéraire, il hésite entre roman et essai (comme Proust lui-même dans le Carnet 1). Il se pose alors la question du plaisir dans la création littéraire : Pour bien écrire, faut-il le faire avec joie ? Ou bien est-ce un pensum ?
« Peut-être certains chefs d’œuvre ont-ils été composés en baillant ?…. « Ma grand-mère apaisait mes doutes en me disant que je travaillerais bien et avec joie si je me portais bien. » La première expérience est en tous cas gratifiante : Lorsqu’il a enfin commencé à écrire, Proust se compare à « une poule qui vient de pondre un œuf et se met à chanter » !
La joie est-elle le critère de l’expérience littéraire ? Parlant du Capitaine Fracasse, le critique Emile Faguet jugeait le premier tome très réussi et le second très mauvais, disant qu’on sentait que Théophile Gautier avait peiné à écrire ce dernier. Proust, qui adorait l’ensemble du roman, se dit « bien étonné que cela ait jamais pu être si ennuyeux d’écrire une chose qui fût plus tard si amusante à lire ».
Effectivement, à lire de nombreux passages de la Recherche, on imagine parfaitement l’auteur rire aux éclats en les écrivant !
Proust a repris l’idée ruskienne de la valeur thérapeutique de la lecture.
Antoine Compagnon fait une hypothèse sur les premières « études » du Narrateur, qui auraient fait « plaisir à sa grand-mère ». Si l’on admet la confusion fréquente entre le Narrateur et l’Auteur (plus forte à mesure que l’on avance dans la Recherche), il s’agit de quelque chose du genre des textes recueillis dans Les plaisirs et les jours (mais enlevés de l’édition Clarac), venant du banquet et de la Revue Blanche, et appelés « études ». Dans la dédicace des Plaisirs et les jours à Willie Heath[9], les études sont devenues de « petits essais », ce qui est plus distingué qu’ « essai» (NDLR : en relisant cette dédicace, je ne trouve nullement la mention d’ « essai » ; il y est simplement question de « livre »).
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[1] Celui-ci, ancienne résidence de Mme de Pompadour, a été surélevé de deux étages à une date incertaine (les différentes sources consultées par Antoine Compagnon donnent justement 1906, 1907 ou 1908). Proust a-t-il connu l’état ancien de l’hôtel ou celui que nous connaissons aujourd’hui ? Point capital qui reste à vérifier !
[2] Sylvie se termine par une théorie de la chanson populaire
[3] Auteur de Ginette Chatenet
[4] La méthode de Sainte-Beuve, Gérard de Nerval, Sainte-Beuve et Baudelaire, Sainte-Beuve et Balzac
[5] Proust fait ici allusion à un pastiche qu’il avait fait de la critique des Mémoires d’Outre-Tombe par Sainte-Beuve. Dans l’œuvre de Sainte-Beuve, ce sont les articles sur Chateaubriand qui intéressent le plus Proust.
[6] Il s’agit de Madeleine Lemaire, un des modèles de Mme Verdurin.
[7] Dont il parle comme Saint-Simon parlait de « l’esprit de Mortemart ».
[8] Il s’agit ici de la duchesse de Guermantes
[9] Proust dédicaça ce livre à son ami Willie Heath, un jeune Anglais qui était mort de la typhoïde à Paris le 3 octobre 1893. Il lui trouvait une ressemblance avec « un de ces seigneurs peints par Van Dyck, et dont vous aviez l’élégance pensive. Leur élégance, en effet, comme la vôtre, réside moins dans les vêtements que dans le corps, et leur corps lui-même semble l’avoir reçue et continuer sans cesse à la recevoir de leur âme : c’est une élégance morale. (…) Mais si la grâce de votre fierté appartenait de droit à l’art d’un Van Dyck, vous releviez plutôt du Vinci pour la mystérieuse intensité de votre vie spirituelle ».
4 février 2019 à 21h11 #161646Bonjour Carole,
Je vous envie de pouvoir suivre Antoine Compagnon qui est vraiment excellent. J'avais assisté à son précédent cours 2012-2013 sur Proust.
Je signale à ceux qui voudront, ensuite, en savoir plus que le site du Collège de France permet de suivre (en différé) l'intégralité des enregistrements audiovisuels de chaque cours.
Et, pour ceux qui ont du temps de libre, je conseille de donner de la voix sur Proust comme je m'y essaye présentement sur LA. Mais, ça c'est beaucoup beaucoup plus long
Jean-Pierre
5 février 2019 à 8h17 #161647Bonjour chère Carole,
Le fait que ces cours soient gratuits et libres d'accès n'implique pas forcément qu'ils soient libres de droits du point de vue du droit d'auteur. Pour pouvoir les enregistrer et les publier sur Littératureaudio.com, nous aurons besoin d'une autorisation écrite de M. Compagnon.
S'il s'agit de vos comptes-rendus, je ne sais pas trop comment cela se passe… Je ne sais pas si M. Compagnon aurait son mot à dire sur un travail effectué à partir de ses cours. Il me semble qu'il serait plus prudent de le consulter, au cas où, et le cas échéant, de lui demander aussi son autorisation.
Bonne journée,
Ch.
5 février 2019 à 9h59 #161648Carole,
Pour information, le site du Collège de France propose également un résumé annuel (écrit) du cours.
Très bonne continuation avec Antoine Compagnon.
Jean-Pierre
18 février 2019 à 13h33 #161670Merci pour vos deux réponses !!!
Je comprends bien vos préoccupations et verrai si je réussis à contacter Antoine Compagnon sur le sujet.
encore une fois un grand merci !
A très bientôt
Carole
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