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- 6 novembre 2024 à 11h09 #353240
Bonjour,
En cette période de la Toussaint, j’ai pensé vous proposer un texte de circonstance, écrit il y a 23 ans déjà, et qui devrait bien se prêter à une mise en voix.
Voici Ad patres.
Pierre-Alain
AD PATRES
(Je m’en vais, mon grand, tu sais !)
Je suis là, dans ce box des urgences, depuis plus de six heures et seule, à
présent. La pièce m’est presque devenue familière. Froide, nue. Comme moi, juste
recouverte d’un drap. Mes effets sont dans un sac plastique, sous ce lit-chariot. Le
médecin urgentiste, une jeune femme brune très gentille a dit à mon grand de s’en
aller, qu’il était inutile qu’il reste, que ça pouvait être long encore. On m’a déjà fait
passer une radio et une échographie rénale. J’attends pour un scanner. Et j’ai de plus
en plus mal au côté droit. Un peu faim aussi. J’ai juste avalé un peu d’eau. Derrière
moi, le distributeur d’oxygène glougloute dans son bocal. Un goutte-à-goutte de
sérum glucosé vient de m’être placé. Et de l’autre côté, un moniteur, qui fait un bruit
effroyable quand il se déclenche, surveille ma tension et je ne sais quoi. Sans compter
la sonde urinaire que l’on vient de me placer. Me voilà appareillée de toutes parts. Ce
monde est blanc, stérile et hostile. Comme si déjà ma vie ne tenait plus qu’à ces
quelques fils. Des personnes passent, entrouvrent et referment la porte; parfois on
me questionne. La réponse importe assez peu. C’est juste pour s’assurer que je suis
vivante et consciente. Il faut attendre. Il y a la queue au scanner comme au
supermarché. Et les minutes passent plus lentement que ma perfusion. Dire que ce
matin encore, j’étais chez moi, dans mon lit et que me voilà dans ce qui ressemble
quand même fort à la salle d’embarquement pour un dernier voyage.
Tout s’est passé si vite. Ce jeudi matin, quand mon grand est venu comme
chaque jour ou presque depuis une quinzaine, je m’étais levée et recouchée sans
réussir à déjeuner vraiment. Je le sens tendu. Il m’a posé ses questions habituelles
auxquelles j’ai répondu comme d’habitude : Des questions presque anodines qui en
cachent d’autres, plus graves, que je devine.
-As-tu de la température ?
– 37,8, comme hier.
– Toujours cette douleur au côté ?
– Oui, toujours.
– As-tu dormi à peu près ?
– Non, penses-tu.
Je dors si mal. Il y a trop longtemps que je prends des somnifères, ils ne me
font plus rien. On n’imagine pas comme le temps est long quand l’esprit est éveillé et
le corps épuisé. Le cœur me bat la breloque dans la poitrine. Cela m’angoisse. Il me
faut des heures pour retrouver le calme et m’assoupir. Alors, je me lève, je marche
un peu dans le couloir, je lis ou je regarde la télé pour m’occuper l’esprit ; je grignote
des gâteaux, des fruits secs, du chocolat. Mais au bout de tant et tant de nuits plus
ou moins blanches, j’ai fini par en appréhender la simple venue. Ce matin, j’ai juste bu
un peu de lait tiède et mangé une biscotte. Le week-end dernier a duré jusqu’à hier
mercredi, à cause du premier mai et mon médecin n’était pas de garde. Je le retiens,
celui-là. Jamais là quand on a besoin de lui. Mon grand l’a appelé ce matin. Il est arrivé
un peu avant midi, débordé. M’a examinée, palpée, fait mal. Et décidé, sans doute un
peu tard, de passer la main. Le verdict que je craignais mais auquel je m’attendais est
tombé : direction l’hôpital. Une lettre pour le collègue, un bon d’ambulance, un mot de
réconfort. Et tout s’est précipité. L’ambulancier avait un créneau de libre à 13 h 45.
Il était midi. J’ai renvoyé mon grand déjeuner chez lui. Il a fallu que je me lave un
peu, que je prépare ma trousse de toilette, mon sac à main et mette quelques affaires
dans un sac de voyage. Cela m’a proprement épuisée. Je ne me suis pas habillée. J’ai
juste passé ma robe de chambre par-dessus une chemise de nuit propre. A une heure
et demie, mon grand est revenu. Dix minutes plus tard, on sonnait à la porte. Je n’ai
même pas eu le temps de donner un dernier coup d’œil à ma maison. Je suis partie
comme une voleuse. Deux costauds m’ont allongée sur une civière, ont embarqué mon
maigre bagage. Mon grand a fermé la porte derrière moi et suivi avec sa propre
voiture. Mais nous l’avons semé au premier feu rouge, je crois.
Il est plus de sept heures et on vient de m’annoncer sans trop de ménagements
que le scanner de l’hôpital est tombé en panne. Et il n’y en a qu’un. On va me prendre
un rendez-vous en ville. Mais ce ne sera que dans un moment. Je traduis : dans
quelques heures ? On acquiesce avec une moue désolée. C’est qu’il faut transférer à
la clinique radiologique tous les patients dont les examens ne peuvent être reportés et
en plus le jeudi, à l’hôpital, c’est le jour des consultations extérieures pour le
scanner. Et puis l’ennui, c’est que tant qu’on ne sait pas exactement ce que j’ai, on ne
peut me diriger sur un service particulier ; et en attendant, je dois donc rester là,
dans ce box, à prendre mon mal en patience. Pas question de manger non plus. Si
jamais on devait m’opérer, il faut que je sois à jeun ! J’ai un peu moins mal quand je
reste immobile, mais le moindre mouvement du tronc est un calvaire. Mon grand vient
de téléphoner. On me passe un portable, mais je l’entends mal et je n’ai ni la force ni
l’envie de lui parler. Je lui dis ce que je sais, sans lui parler du délai, en quelques mots.
Nous nous quittons de manière abrupte. Il a prévenu ses frères. C’est bien, mais je
ne suis pas encore morte, quand même. Je voudrais dormir, mais mon esprit bat la
campagne, impossible de l’arrêter. C’est aussi épuisant que la douleur qui me ronge le
côté.
Il y a plusieurs semaines que j’ai “mal aux reins”, comme on dit,
particulièrement du côté droit. D’abord, le médecin a cru que c’était une crise
d’arthrose, comme cela m’arrive parfois, et m’a prescrit un peu plus d’aspirine ou
quelque chose du même genre. Comme ça ne s’arrangeait pas, j’ai dû le rappeler, il y a
quinze jours passés. Il s’est décidé à me faire une analyse d’urine, bien que j’aie très
peu de fièvre. Résultat : une infection rénale carabinée par le germe le plus banal qui
soit, paraît-il, aesterischia coli. Pyélonéphrite, que cela s’appelle. Il m’a donc mis sous
antibiotiques, deux même, pour être plus sûr. Il était grand temps. Et fait passer un
scanner à l’hôpital. Selon le radiologue, la masse du rein était anormalement
volumineuse, mais avec cette infection non détectée à temps, cela n’avait rien de bien
surprenant. Il fallait attendre l’effet du traitement prescrit et boire énormément.
Au bout de huit jours, l’analyse de contrôle était négative. Oui, mais j’avais toujours
aussi mal. Et le week-end du premier mai est arrivé là-dessus. Samedi, dimanche,
lundi, mardi. Quatre jours à attendre. Et voilà le résultat. C’est bien ma chance !
Il va bientôt être minuit. Et l’on vient de me faire une piqûre de morphine, pour
que je ne souffre pas trop pendant mon transport à la Clinique Radiologique. Pour me
faire passer de mon lit à la civière, les deux ambulanciers me manipulent avec des
gestes précis et je ne pèse pas bien lourd entre leurs mains. Le pire, ce sont les
cahots de la route ; à chaque secousse, c’est comme si on m’enfonçait une pelote
d’aiguilles dans le rein droit. Et puis, pendant l’examen, on me change encore de
position. Deux fois. C’est une torture, malgré l’injection. Tout cela est-il bien
nécessaire ? Oui, paraît-il car la médecine veut des certitudes. Moi, je n’ai aucune
certitude, non, mais une “intime conviction” commence à se faire corps en moi, et
c’est que je ne ressortirai pas debout de cet hôpital. J’ai bien fait de résister le plus
longtemps possible. Mon lit glisse silencieusement dans les couloirs à demi-éclairés du
5e étage. Me voilà enfin admise dans le service de Médecine Interne, chambre 529. Il
est deux heures du matin. Dire que je suis arrivée aux urgences en début d’après-midi
! Tout cela commence bien mal. Le scanner n’a rien donné. On ne sait toujours pas
exactement ce que j’ai ou on ne veut pas me le dire tant qu’il y a encore un doute.
L’infirmière de nuit m’apporte une petite compote et quelques gâteaux secs. Enfin, un
geste d’humanité après tous ces gestes techniques. Dans le lit voisin, un visage émacié
et couvert d’ecchymoses ronfle consciencieusement. J’ai quatre heures de repos
devant moi, si la douleur me laisse tranquille. Mais comment fermerais-je l’œil dans
cet univers inconnu et stressant, alors que dans mon douillet chez-moi, je n’y arrive
même pas ? Je suis là, dans le noir, allongée, sans pouvoir bouger, les pieds sortis de
dessous la couverture que je ne supporte pas et me revoilà à chevaucher mes
chimères. Mais les deux comprimés de Prodafalgan que l’on m’a fait prendre ont l’air
de faire un peu d’effet. La douleur s’apaise et je sombre dans un demi-sommeil,
entrecoupé de rêves cauchemardesques.
Je me revois à l’enterrement de ma belle-sœur, Lucie. C’était il y aura bientôt
un an. La pauvre a traîné presque six mois avec ce cancer, à vomir tripes et boyaux,
pour finir comme un squelette. Pauvre de nous ! Bien sûr, elle a toujours bien vécu et
mangé trop gras, c’est certain. Je n’ai jamais vu quelqu’un aimer le beurre comme
elle. Mais Paul, son mari, et elle nous ont bien aidés, Pierre et moi, quand nous étions à
A., peinant à joindre les deux bouts pour élever nos quatre garçons. Avec leur fourgon
Citroën, ils venaient nous voir le dimanche après-midi, du village près de Cancale où ils
tenaient une boulangerie-pâtisserie. Ils apportaient du pain pour plusieurs jours et il y
avait toujours des gâteaux invendus ou des brioches pour le goûter, et parfois bien
davantage. Et pourtant, au moindre déplacement en voiture, elle était malade, Lucie,
au point de vomir de la bile. Je crois qu’elle avait peur quand son mari conduisait. On
l’a enterrée dans un joli cimetière, à flanc de coteau, presque dans le haut, à la sortie
de sa ville. Je suis là, au bord du trou, avec toute la famille, pour un dernier adieu. Il
vient d’y avoir une averse, et le macadam luit à présent, sous un rayon de soleil. Les
croque-morts viennent de passer les sangles sous le cercueil. On retire les madriers.
La voilà partie, Lucie. Et soudain, c’est moi que je vois au fond du cercueil,
inexplicablement ouvert et elle qui me regarde, de ses petits yeux ronds.
Pierrot est venu ce matin, avant de prendre son travail. Hier, mon grand et lui
ont téléphoné plusieurs fois en vain dans le service, où j’étais toujours attendue, mais
pas encore arrivée. Et pour cause. Ce matin, dès six heures et demie, après le
thermomètre, j’ai eu droit à la prise de sang. Il y avait des flacons de toutes les
couleurs. Une bonne dizaine. Si avec tout ça, ils ne trouvent pas ce que j’ai, c’est à
désespérer. J’ai pu déjeuner à peu près. Puis, on m’a fait ma toilette. Je ne peux pas
me lever avec la sonde. Il faudrait que je trimbale une perche à roulettes avec la
poche d’urine. C’est quand même humiliant. Et je ne crois pas que j’en aie la force, ni
morale ni physique. Ce midi, je n’ai pas mangé grand’chose. Je n’arrive pas à couper la
viande. Et puis, ça ne passe pas. La soupe et le dessert, ça va encore. Et puis, ici, le
personnel n’a pas vraiment le temps d’aider chacun. On me demande si je vais me
débrouiller et je sens qu’il vaut mieux que je réponde oui. Alors, je réponds oui. Mon
grand et Pierrot vont essayer de venir aux heures des repas, pour m’aider. Ma voisine
n’est pas bien causante. J’ai cru comprendre qu’elle aurait fait une mauvaise chute,
due à un état pas très catholique. En tout cas, la voilà à l’eau en bouteille pour
quelques jours. Elle s’est bien amoché la figure, un bras et une jambe. Le médecin du
service est passé, dans la matinée. Une petite femme blonde, à l’air décidé, avec un
nom à particule. J’ai appris que ma douleur au côté pourrait venir d’un œdème
pulmonaire, un “épanchement pleural”. On va me faire une ponction, et analyser le
prélèvement. Un petit tour et puis s’en va. Elle non plus n’a pas beaucoup de temps
pour chacun, apparemment. Cet après-midi, j’ai demandé s’il y avait un aumônier dans
l’hôpital. On m’a dit oui. Mais c’est une femme qui s’est présentée. C’est la crise ici
aussi. Enfin, on a causé cinq minutes. Il y a bien un aumônier, mais cette dame le
soulage un peu dans son ministère. Elle m’a dit qu’il passerait me voir, d’ici quelques
jours. Je pense en moi-même : Oui, s’il n’est pas trop tard.
J’ai sans doute trop tardé à consulter, quand j’ai commencé à avoir mal au côté.
Mais, moi aussi j’ai cru que c’était une crise d’arthrose. A mon âge, ça ne peut pas
aller bien tout le temps. Et, comme j’ai toujours eu quelque chose qui n’allait pas,
presque depuis l’enfance, j’ai fini par en prendre mon parti. Depuis la mort de Pierre,
j’ai toujours craint davantage les maux de l’esprit que ceux du corps. Il n’était plus là
pour me rassurer, chasser mes démons, me redonner confiance. Et c’était si dur, sans
lui. Mais pourtant, me voilà bien près des quatre-vingt ans. Mon grand me plaisantait
parfois à ce sujet. Comme dit le proverbe : qui va plaignant, va longtemps. Une fête se
prépare déjà, je crois bien. Je me souviens de celle de mes soixante-quinze ans.
C’était en 1997. Une belle fête dans une grande maison que Marcel, mon deuxième
fils, avait louée à B., pendant les vacances de Toussaint. C’était un triple anniversaire
: J’avais eu soixante-quinze ans, mon grand en avait cinquante et Suzy, ma première
petite fille, qui venait d’en avoir vingt-cinq, était revenue des antipodes, pour
l’occasion. Pierrot, mon fils divorcé, qui vit avec moi, avait fait parfaitement les
choses, comme toujours (il est traiteur de son métier). Seule l’absence de Cathy, la
dernière de mes petites-filles, hospitalisée, avait terni la fête. Il ne manquait qu’elle.
Mes dix autres petits-enfants étaient là. En feuilletant les albums-photos, ce jour-là,
j’avais songé un instant que la prochaine réunion de famille serait peut-être encore
pour moi, mais sans moi. Mais pourtant, j’en ai vu deux autres depuis : l’enterrement
de ma dernière belle-sœur, hélas, et, il y a quelques mois, les cinquante ans de l’aîné
de mes neveux, un des fils d’André, le frère aîné de Pierre. C’était une fête-surprise,
organisée à son insu là-bas en Normandie, par sa femme, ses deux filles et quelques
amis. Il croyait venir au restaurant en famille, et il s’est retrouvé ébahi devant une
salle comble qui l’acclamait. Paul, le mari de Lucie, Henriette, la deuxième femme
d’André et moi, nous formions le trio des veufs, les rescapés des années folles. Et nos
conversations ont été plus tournées vers le passé que vers l’avenir, c’est inévitable.
Jamais je ne m’étais couchée si tard depuis bien longtemps. Près de quatre heures du
matin. J’ai été bien fatiguée pendant une semaine, après cela, avec le contrecoup du
voyage et tout.
C’est un peu désespérant d’être là, à l’hôpital, sans qu’on vous fasse rien, sinon
les soins de routine, alors que vous souffrez et que vous sentez que vous vous
affaiblissez. Quand mon grand vient me voir, il me commente un peu la feuille de suivi
accrochée au panneau aimanté qui fait face au bout de mon lit : à part mes
médicaments habituels, on me donne du Di-antalvic plusieurs fois par jour. Et c’est
tout. C’est ce que je prenais aussi à la maison ces derniers jours. Mais ça ne me fait
plus grand’chose. Aujourd’hui, mon grand et moi, on a parlé un peu du jardin. Ça a
toujours été un de nos sujets de conversation favoris. Il va être temps de semer les
haricots. Pierrot avait butté les pommes de terre, quelques jours avant mon départ. Il
faudrait aussi semer des betteraves rouges et de la salade. Mais mon grand n’a
jamais fait ça. C’était toujours moi qui le faisais. Lui, il faisait les gros travaux :
bêcher, tailler, tondre, les choses comme ça. Alors, j’espère qu’il va se débrouiller. Je
lui ai dit où étaient les paquets de graines. Il devrait en avoir assez. Sauf les haricots.
Il va falloir qu’il en rachète un paquet, je pense. Je lui ai dit de prendre des
“Contender”. Ils sont un peu sucrés, mais ils donnent bien et n’ont jamais de fils,
même quand il fait sec. Mais je crois quand même que l’an prochain il va falloir qu’on
augmente la surface de pelouse, parce que, si je m’en sors, je ne sais pas si je pourrai
encore jardiner. La pente sera dure à remonter.
Depuis vingt deux ans que j’habite la Chesnaie, qu’est-ce que j’ai pu en passer
des heures dans ce jardin ! C’était une de mes fiertés. Tous les visiteurs me
complimentaient à son sujet. Il est vrai que je m’y donnais du mal, aussi. Du mal et du
plaisir. Du mal quand le corps ne suivait pas, que le temps ou les maladies gâchaient les
fleurs et les récoltes ; mais, au bout du compte, plus de plaisir que de mal, quand
même. C’est en grande-partie grâce à lui que j’ai tenu. Ces dernières années, j’ai un
peu de mal à porter l’arrosoir et si je me mets à genoux, je ne peux plus me relever,
mais du moment que je peux aller au jardin, ça va. Si je ne peux pas, ça me déprime de
voir tout ce qu’il y aurait à faire et que je ne peux pas faire. Alors, dès que je peux y
retourner, j’ai tendance à en faire de trop, et après je suis courbaturée de partout
pendant trois jours. Et pourtant, c’est pas pour ce que ça rapporte. Depuis que mon
grand ne peut plus bêcher à cause de sa sciatique, je fais appel à quelqu’un : eh bien,
entre ça, et les produits de traitement qui coûtent horriblement cher, je ferais sans
doute mieux d’acheter mes légumes au marché ou au supermarché. Mais le plaisir de
manger ce qu’on a fait pousser, ça n’a pas de prix. Et puis, comme ça, j’ai aussi celui
de donner aux enfants des haricots, des fraises, des betteraves, de la salade, des
tomates, des courgettes. Quand j’étais locataire à “l’Hôtel d’en bas”, comme les gens
d’ici appellent cette maison de maître, il y avait aussi des artichauts et des asperges,
mais c’était trop petit à la Chesnaie, pour en mettre. Il y a déjà des framboisiers qui
ont remplacé les poules et les lapins. J’ai eu deux poules pendant longtemps et
quelques lapins, mais c’était difficile de s’absenter plus d’un jour ou deux avec ces
animaux-là. Jeannot me les tuait par séries quand il venait me voir et je les mettais au
congélateur. On en a bien profité quand même. Fut un temps où je faisais aussi une
dizaine de poulets de chair. Qui n’avaient pas le bréchet en plastique, c’est sûr. Mais
tout cela est fini depuis un moment déjà. Il y a un temps pour tout, faut bien s’y
faire.
Cette semaine, il y a encore un jour férié, le huit mai. Autrement dit, à
l’hôpital, c’est service minimum. Mon grand a questionné la petite doctoresse qui
passait dans le couloir, l’autre jour, mais pour l’instant, on ne sait toujours pas ce que
j’ai, à part de l’œdème pulmonaire, une pyélonéphrite normalement jugulée et une
insuffisance respiratoire qui justifie le maintien sous oxygène. C’est un tableau déjà
pas tellement réjouissant, mais il y aurait aussi des anomalies sanguines. Lesquelles ?
Pas moyen de savoir. Il faut attendre d’autres examens. La comparaison des deux
scanners n’a rien révélé de nouveau, paraît-il. On m’a donné un nouveau lit, avec un
matelas à eau, je crois, pour éviter les esquarres. Il paraît qu’il n’y en a que deux dans
le service. Je ne sais pas si je dois me réjouir qu’on m’en ait attribué un. Je crains
bien que non. J’ai changé de voisine. Celle-ci est plus causante, bien plus valide aussi.
Elle lit pas mal et écoute la radio. Trop fort. Moi qui aimais tant lire (il vaut mieux que
je commence à parler au passé), j’en suis bien incapable, à présent. Marie et mon
grand m’ont apporté un livre de la Bibliothèque. Il est là, sur la table de nuit. “Un goût
de bonheur et de miel sauvage” de Janine Montupet. J’ai essayé de lire la
présentation sur la jaquette, mais les lettres dansent devant mes yeux, y’a rien à
faire. Je n’arrive pas à me concentrer sur le texte. Je lis et relis la même phrase
sans la comprendre. C’est effrayant. Mon grand ou Pierrot viennent m’aider à manger,
le soir au moins. C’est pour eux plus que pour moi que j’avale mon bol de soupe,
quelques cuillerées de purée et de jambon, et quelque dessert. J’ai toujours aimé
davantage le sucré que le salé. Mais pourtant, sans sel rien n’est bon. Pour lutter
contre l’œdème, on vient de me mettre au régime sans sel, il faut bien que je m’y
fasse, mais c’est franchement mauvais, surtout la soupe. Moi qui avais toujours bon
appétit, même un peu trop parfois, voilà un souci que je n’ai plus.
C’est vrai que j’ai toujours eu un bon coup de fourchette. Et qu’on me
considérait comme une bonne cuisinière. Je crois que ça m’est venu de ma mère et de
ma grand-mère. Et mes quatre fils sont à l’aise aussi devant les fourneaux. Les deux
jumeaux de par le métier qu’ils ont choisi : pâtissier pour Pierrot, charcutier pour
Jeannot. Et les deux aînés par goût et pour m’avoir vu faire, sans doute. Quand ils
étaient jeunes, on n’était pas riches, leur père et moi, mais il y a toujours eu du rôti
de bœuf ou du poulet le dimanche, et des desserts plusieurs fois la semaine. Je me
rappelle que les aînés, après leur café, le lundi matin, se calaient l’estomac avec un
sandwich au rôti froid et à la moutarde. Ils adoraient ça. Et puis deux de leurs oncles
avaient été bouchers, un autre était boulanger-pâtissier. Autrement dit, ils sont
tombés dedans tout petits. Mes belles-filles – les trois qui restent – ont toutes
adopté plusieurs de mes recettes : le lapin en gibelotte, les pommes sautées en
cocotte, la crème caramel, le riz au lait au coulis de fraises. Je savais toujours quoi
faire, quand les uns ou les autres venaient. Et les plats repartaient presque toujours
vides. Mais, ces dernières années, quand j’avais du monde, cela m’angoissait un peu
quand même, alors Pierrot m’aidait à faire le menu, en fonction des commandes qu’il
avait à la boutique,. Si je cuisais un rôti, il prévoyait l’entrée. Quand je faisais une
entrée, il apportait le plat de résistance. Et il y avait toujours des pâtisseries pour le
dessert.
Mon grand est allé aux nouvelles, ce matin, mais la petite doctoresse a refusé
de le recevoir, prétextant qu’il n’y avait rien de nouveau depuis la dernière fois
qu’elle l’avait rencontré. Rencontré entre deux portes, oui. Et encore. Ça l’a énervé,
lui qui ne s’énerve jamais et du coup, il a demandé aussitôt un rendez-vous avec le
chef de service. Mais là aussi, blocage ou tout au moins obstruction : le secrétariat
cherchait à temporiser, pour ne pas dire éconduire. Il a fallu qu’il dise que la demande
venait d’une cousine de sa femme, qui jusqu’à l’an dernier travaillait dans ce service,
comme assistante, pour qu’on lui donne instantanément un rendez-vous pour vendredi
matin. Décidément, à l’hôpital, c’est comme partout ailleurs, “selon que vous serez
puissant ou misérable…” Je crois que l’incident a fait le tour du service car j’ai
l’impression que depuis le personnel est plus attentionné avec nous, – moi, mon grand
et sa femme, Pierrot et sa fille – comme s’ils désavouaient ou tout au moins
regrettaient l’attitude du médecin ou cherchaient à la compenser. De mon côté, il n’y
a pas grand’chose de neuf non plus. Tout au moins, de perceptible pour moi. Ma
température monte et descend. J’ai de moins en moins d’appétit, surtout depuis que
je suis au régime sans sel. On m’a refait une radio et un scanner. On m’a changé aussi
d’anti-douleur. Depuis la ponction, j’ai un peu moins mal au côté, peut-être. Mais me
voilà constipée, à présent. Il paraît que c’est normal. On me donne du jus de pruneau.
Mon grand a ramené le plant de muguet qu’il m’avait apporté pour le premier mai. Il
était en boutons, mais avec la chaleur de l’hôpital, les clochettes se sont ouvertes
rapidement. Je ne peux sentir leur parfum, puisque j’ai perdu l’odorat depuis
plusieurs années déjà, mais quand je les regarde, je vois celui que j’ai planté dans le
jardin : il doit être en fleur aussi, à présent.
Contrairement à ce que je pensais, j’ai presque réussi à m’en déshabituer, du
jardin, ces deux dernières années, où il a fallu baisser de régime. Je me suis inscrite
au Club des Anciens, et maintenant je joue au scrabble avec mes copines. C’est
davantage de mon âge que de continuer à faire la fermière. Au début, je ne voulais pas
y aller, au Club. Je trouvais qu’on n’y faisait que boire et manger. Mais mon grand et
surtout Pierrot insistaient pour que je sorte de chez moi, que je voie du monde. Et ils
avaient raison. Dès qu’il faisait mauvais temps, que j’étais patraque ou qu’ils étaient
quelques jours sans venir me voir, je devenais neurasthénique, entre mes quatre murs.
Alors j’ai fait un gros effort pour vaincre ma timidité. Grâce aux réunions du groupe
de veuves dont je fais partie, je connaissais déjà un peu plusieurs femmes, dont
certaines y allaient, au Club des Anciens. C’est l’une d’entre elles qui m’a présenté
Denise. Comme moi, elle avait dû élever une de ses petites filles et d’ailleurs celle-ci
était allée en classe avec Suzy, autrefois. Ce point commun de départ nous a
rapprochées. Au bout de quelque temps, avec deux autres femmes du quartier, l’une
veuve et l’autre non, nous avons formé une équipe complète pour jouer au scrabble à
quatre. Nous jouions parfois à ce jeu de lettres avec les enfants, mais mon grand et
sa femme sont bien trop forts pour moi. Pierrot manque un peu d’orthographe et moi,
à présent, je commence à oublier. Mais là, nous sommes toutes à peu près de la même
force, c’est-à-dire, bien loin des records, mais il nous arrive quand même de faire de
bons coups. A force de jouer, on finit par apprendre quelques trucs. Denise est une
acharnée. Depuis plus d’un an maintenant, entre les réunions du club, qui ont lieu le
jeudi, soit j’allais chez elle, soit elle venait à la maison. Et nous jouions. Avec elle, on
enchaîne facilement trois ou quatre parties d’affilée. Elle a du mal à s’arrêter. Je
crois bien que nous avons joué notre dernière partie, il y a une dizaine de jours
seulement. Mais je ne suivais déjà plus le jeu, me contentant de poser le premier mot
que j’arrivais à former. J’avais trop mal. Elle m’a téléphoné hier, Denise. Elle voulait
venir me voir avec les autres. Je l’ai dissuadée. J’ai bien du mal à rester consciente
quand les enfants sont là. Ce n’est pas pour recevoir des visites extérieures. Il vaut
mieux qu’elles se souviennent de moi quand ça allait à peu près, non ?
Ce matin, mon grand avait rendez-vous avec le chef du service, qui l’a reçu sur
un coin de bureau du Secrétariat, après le départ des secrétaires pour la cantine,
vers onze heures et demie. Selon celui-ci, il n’est pas extraordinaire qu’après une
semaine d’examens on ne puisse encore établir un diagnostic fiable. La scintigraphie
osseuse, prévue pour après-demain, devrait permettre de lever les derniers doutes.
Mais d’ici là, il refuse de rien dire. M’a dit mon grand. Mais, je le crois. A son air, je
sais qu’il ne sait pas encore. Il craint, c’est tout. Mais, moi, je serais bien étonnée que
l’on me dise que je n’ai qu’une pleurésie ou quelque chose comme ça. D’ailleurs, si un
microbe avait été détecté, on me donnerait des antibiotiques, et pas seulement des
anti-douleurs, non ? Je vois bien que c’est ce que pensent mon grand et Pierrot aussi.
Mais on s’accroche, presque malgré soi, à l’espoir le plus mince. C’est normal.
Je me souviens quand, au dispensaire, alors que nous voulions faire vacciner les
enfants contre la tuberculose, on a découvert une primo-infection chez mon grand et
Pierrot. Prise à temps, heureusement. Mais, il n’en était pas de même pour moi.
Tuberculose ganglionnaire. Les autres n’avaient rien. Du jour au lendemain et pendant
des mois, je me suis retrouvée allongée dans mon lit, plusieurs heures par jour
pendant que s’écoulait dans mon bras la perfusion de STA-PAS. Je me souviens
encore du nom. Des flacons d’un demi-litre. Et du mal qu’on avait à me trouver les
veines, qui roulaient sous l’aiguille. Combien d’hématomes ! Et quelle appréhension
maintenant, quand je vois une seringue s’approcher de mon bras ! Je les voyais déjà
orphelins de mère, les pauvres petits, alors que c’était moi qui avais dû les
contaminer. Au magasin, on voyait toutes sortes de gens, dont certains toussaient
beaucoup, à l’époque. Et leur père, qui n’était déjà plus bien vaillant. Mais lui et le
Docteur Pestoux ont quand même su me remonter le moral. Et puis, je ne VOULAIS
PAS MOURIR, avant d’avoir vu grandir mes enfants. Je l’ai tué aussi avec ma volonté,
ce sale microbe. Mais aujourd’hui, cette volonté je ne l’ai plus. Mon temps est fini. Ma
lampe à huile est presque vide, je le sais bien. Le temps des bilans est bien venu. Et
allongée dans ce lit, sans pouvoir presque bouger, je n’ai plus que cela à faire.
Les jours se suivent et se ressemblent de manière désespérante. Mais les jours
ne sont rien, à côté des nuits. D’un côté, les nuits d’hôpital sont plus rassurantes
parce que la sonnette est là, à portée de main, attachée à la barrière du lit, et que
donc je sais que je ne suis pas seule, mais de l’autre, je sens bien que chacune d’elles
me rapproche d’un terme auquel j’aspire et que je redoute tout à la fois. Car,
aujourd’hui, les résultats de mes analyses sont tombés. A mots couverts encore, on
m’a fait comprendre que j’avais des métastases osseuses diffuses et que c’était cela
qui me faisait souffrir ainsi. – Madame Morel, m’a dit la petite doctoresse, “le liquide
ponctionné dans votre plèvre était normal, mais votre scintigraphie osseuse a révélé
des anomalies. Nous allons mettre en place un traitement pour que vous ne souffriez
pas. Il va y avoir une petite phase d’adaptation, le temps que nous trouvions les doses
qui vous conviennent”. J’ai bien compris. Surtout ce qu’elle n’a pas dit. Au club, à
force d’évoquer les maux des uns et des autres, nous sommes au courant des
principaux symptômes, des noms des médicaments associés aux différentes étapes.
On vient de me faire passer à la morphine. Et si l’on ne me propose pas de
chimiothérapie, c’est qu’il n’y a plus rien à faire, sinon attendre la fin. C’est terrible,
mais moins que je l’avais imaginé. Par contre, je suis bien incapable d’en parler à
quiconque. Tout juste bonne à ruminer cela en moi, comme tout le reste. C’est comme
une boule, qui est là, qui monte et qui descend, que je ravale et qui remonte. J’ai
toujours été incapable de parler des choses importantes qui m’arrivaient. C’est
depuis bien longtemps ma principale infirmité. J’étais timide déjà. Mais depuis cet
horrible jour de 1943, j’ai dû me blinder pour faire face au premier de mes malheurs.
Même en confession, je n’en ai jamais parlé. Pourtant, cela m’aurait sans doute fait du
bien. Tout juste ai-je pu l’avouer en quelques mots à mon grand et au psychiatre lors
de mon internement à la Pommeraye, quand j’ai fait ma grande dépression.
Maman était malade depuis longtemps. Maladie des nerfs, comme on disait à
l’époque. Une dépression aussi sans doute. Que l’on soignait comme on pouvait !
C’était la guerre. Les Allemands étaient partout. Jusqu’aux abords de notre ferme
reculée du Pays d’Auge. Mais mon père n’admettait pas d’avoir une bouche inutile à la
maison. Ma mère ne pouvait plus traire les vaches ? C’était à moi d’assumer son
travail en plus du mien. La maison n’était plus tenue comme il le souhaitait ? Une jeune
bonne fut embauchée. Le devoir conjugal n’était plus assuré ? Il mit la bonne dans son
lit. Il y eut des cris, des larmes, des menaces de départ. C’était la guerre. Les drames
individuels passaient après le drame collectif. Nous acceptâmes l’humiliation, ma mère
et moi. Mais elle commença à se lever de moins en moins dans la journée. Ses forces
diminuèrent. Insomniaque – je dois tenir ça d’elle – elle arpentait les greniers la nuit,
faisant grincer les planchers et m’empêchant de dormir. Pauvre maman ! Une nuit, je
ne l’ai pas entendue marcher. Trouvant ainsi un sommeil réparateur. Mais, au matin,
elle n’était pas dans son lit. C’était un lundi. Mon père était parti au marché de V.
vendre le beurre qui fournissait l’argent frais pour les dépenses courantes de la
ferme. Normalement, j’aurais d’abord dû la chercher au-dehors, au poulailler, à
l’écurie, à l’étable, au cellier, à la laiterie, que sais-je. C’est au grenier, situé au-dessus
de sa chambre que mes pas m’ont menée en premier, sans que je sache
pourquoi. Ce grenier-là était un grenier, bien propre et bien rangé, où nous
entreposions les sacs à pommes, les vieux outils à main et les pommes de garde, ces
pommes à couteau que nous mangions tout au long de l’hiver et du printemps, avec
lesquelles ma mère faisait des tartes et des compotes. Elle était là, pendue à une
poutre, avec une courroie de harnais, en chemise de nuit, les jambes ballantes, la
langue bleuie, au pied d’une escabelle renversée. Ce sont ses yeux qui me hantent,
presque chaque nuit, ses yeux exorbités sur la vision de sa propre mort, dans la
solitude et la désolation. Je crois que je n’ai même pas pu crier, tellement j’ai été
saisie d’effroi. J’ai dû rester là, au seuil du grenier, les jambes flageolantes, je ne
sais combien de temps. C’est une porte qui a claqué en bas qui m’a fait reprendre mes
esprits et appeler la bonne à mon secours. Nous n’avions pas le téléphone et mon père
ne rentrerait qu’au soir, comme tous les jours de marché, à moitié aviné. C’est la
bonne qui s’en alla, à travers champs, prévenir le maire, qui préviendrait les
gendarmes. Seigneur, rien que d’y repenser, j’en tremble encore !
J’ai l’impression que le personnel est plus attentif, du moins certains d’entre
eux, comme cet infirmier aux curieuses moustaches en guidon de vélo, rejoignant des
rouflaquettes fournies, qui me prend doucement la main lorsqu’il me parle. Il faut
vraiment des prédispositions pour faire ce métier : comment font-ils pour être à
l’écoute, sans charger sur leurs épaules tous les malheurs concentrés dans cette
quarantaine de lits. S’en dépouillent-ils vraiment lorsqu’ils ôtent leur tenue de travail
? On vous change de cachets, me dit-il en me tendant deux gélules bleues et blanches.
Pour que vous ayez moins mal, ajoute-t-il. J’espère bien car je ne suis pas très
vaillante depuis ce matin. C’est samedi, je crois. Demain, les enfants seront tous là et
plusieurs de mes petits-enfants aussi. Même Hélène, qui va descendre de Paris. Les
choses s’accélèrent, on dirait. Je dois faire provision d’images d’eux tous, pour après
et pour Pierre. Et eux aussi ; je vais m’efforcer encore une fois de faire croire que
cela va à peu près. Personne ne sera dupe, mais peut-être serons-nous moins tristes.
Je crois bien qu’il n’y a que dans les livres et les films qu’on meurt devant la famille
assemblée, au détour d’une dernière phrase. Je pressens déjà que je partirai
autrement. Leurs visages à tous sont là derrière mes yeux clos. Mais les voilà qui
dansent et s’agitent, qui grimacent et menacent, qui s’en vont et reviennent, changent
de formes et de noms… On dirait que ces maudits cachets me font un drôle d’effet…
C’est l’après-guerre, et nous habitons la ridicule petite ferme dont mon père
m’a gratifiée pour mon mariage. Une longère de brique, au bord d’une route
poussiéreuse, avec un jardinet devant. Pierre a monté son atelier au bout. Nous avons
trois vaches, quelques cochons et une petite basse-cour. Mon grand a six ans et
Marcel trois. Et je suis enceinte à nouveau, et jusqu’aux yeux cette fois. Je suis dans
la laiterie, en train de mettre le lait tout frais tiré dans l’écrémeuse. J’ai dû faire
des efforts pour porter les deux channes avec le joug, et voilà que les contractions
deviennent plus violentes. Une douleur vive soudain et quelque chose qui coule le long
de mes jambes, tandis que je glisse à terre : Mon grand est là, à côté de moi, en train
de boire la tasse de lait tiède que je viens de lui donner. Il penche sur moi son petit
visage : “Tu as bobo, maman ?”. Il faut que je lui dise : “Cours chez la voisine, mon
grand, va vite, dis-lui que ta petite sœur arrive”. On voudrait tellement que ce soit
une fille, après deux garçons ! Et Pierre qui est sur un chantier à Écorches, je crois.
Pourvu que Marie ne soit pas à battre son linge, à la mare !. Je crois que je vais
m’évanouir… Un visage couperosé, barré d’une petite moustache, est au-dessus de
moi : “Eh bien, madame Morel, vous nous en faites des surprises ! Ou vous avez une
bonne quinzaine d’avance ou vous vous êtes trompée sur la date de début de votre
grossesse”. Je suis dans mon lit, les jambes écartelées, et le docteur Dujardin
s’affaire autour de cuvettes d’eau chaude et de linges blancs. “Allez, poussez,
poussez encore”. Mon corps se souvient des deux accouchements précédents, je n’ai
pas autant l’impression de devoir expulser de moi une masse énorme par un trou de
souris, comme les fois précédentes”. J’accroche les barreaux métalliques de la tête
du lit, je prends une dernière inspiration et je pousse, je pousse, je pousse, pour faire
sortir de moi ce troisième bébé… et j’entends soudain un vagissement. J’ai réussi, il
est là, vivant, il a respiré, crié ! J’entends le docteur Dujardin dire : “C’est un
magnifique garçon, Madame Morel ! Il me le montre, encore tout gluant, enveloppé
dans un lange, avant de couper son cordon ombilical. Mais les contractions reprennent.
Je grimace et le docteur retourne m’examiner. Et je l’entends soudain, d’une voix un
peu blanche : “Il y en a un autre, Madame Morel, allez-y, poussez, je voix sa tête, il se
présente bien, allez-y, encore un effort”. Des jumeaux ! Jésus, Marie ! Mais ce n’est
pas l’heure de penser. Il faut d’abord qu’il naisse, ce quatrième bébé ! Une dem-iheure
plus tard, il est là. C’est un autre garçon. Mais des faux jumeaux. Je voudrais
bien qu’on les appelle Jean et Pierre. Qu’on appellera Pierrot pour le différencier de
son père. Et donc Jean deviendra Jeannot, par souci d’égalité. Nous avions deux fils.
Nous voilà avec quatre. Six bouches à nourrir. Et l’atelier qui vivote. A la campagne,
on paye ses factures aux rentrées d’argent. Il nous faut attendre le nôtre longtemps,
parfois. Je faisais déjà bouillir la marmite avec l’argent du lait, du beurre, le jardin.
Heureusement que les allocations familiales vont être plus substantielles…
J’entends qu’on me parle. Jeannot et Pierrot sont là, penchés au-dessus de moi.
Je les aperçois, comme dans une brume épaisse. Où suis-je ? Une odeur d’éther flotte
ici aussi, mais ils sont grands maintenant. Ils m’embrassent, sur le front, parce que
j’ai du mal à tendre le cou, me posent quelques questions. J’agite ma tête sur
l’oreiller. Je crois que mon grand et Marcel sont là aussi. Mais leurs voix s’éloignent.
J’ai l’impression que le plafond de cette chambre s’abaisse vers moi. Je ferme les
yeux pour fuir ce danger et retrouver mon rêve éveillé. Je n’ai plus mal, pour
l’instant.
Jeannot et Pierrot, ce sont toujours mes petits, surtout Jeannot, car depuis
son accident, il n’est plus tout à fait le même. Son mois de coma a laissé des traces.
Mais il a repris un travail, à sa mesure, et conduit à nouveau sa voiture. Jamais je
n’aurais pensé cela à le voir dans l’état où il était dans ce centre de rééducation, loin
d’ici, où nous sommes allés le voir plusieurs fois, les premiers temps. Mais son monde
n’est quand même plus tout à fait le nôtre. Sa mémoire a des défaillances. Et il s’est
rapproché de moi. Depuis l’accident, il me téléphone toutes les semaines. Et même s’il
me répète souvent la même chose, parce qu’il a oublié me l’avoir déjà dit, je suis
heureuse de l’entendre. J’ai dit surtout Jeannot, mais en fait c’est faux. Pierrot
aussi. Depuis son divorce, il est venu habiter avec moi, qui élève sa fille Charlotte.
Enfin, il fait la navette entre son studio au-dessus de son magasin et La Chesnaie.
Nous avons formé comme une nouvelle famille. Il me commente la marche des
affaires, je vais faire son ménage, quand il me le permet et je tiens la caisse encore,
de temps à autre. Ça me rappelle le bureau de tabac. Je suis un peu plus lente à
rendre la monnaie et j’ai du mal à m’habituer à cette maudite caisse enregistreuse,
c’est tout.
J’ouvre les yeux. Et ce sont ceux de Charlotte qui sont au- dessus de moi. Elle
me prend la main, me donne à boire. J’ai soif, mais je commence à avoir du mal à
avaler. Elle me raconte sa journée, ses emportements (elle a un caractère de tous les
diables), son travail au cabinet d’architecture qui l’emploie deux jours par semaine,
ses idées pour son projet en cours. Je me demande toujours où elle va chercher tout
ça. La fille que je n’aie pas eue, c’est elle qui l’a remplacée. Oh ! cela n’a pas été rose
tous les jours. J’ai eu du combat. Mais, à vingt-trois ans passés, ma maison est restée
son port d’attache. Je crois même qu’elle s’est fâchée avec sa vraie mère à cause de
moi. Elle ne se voient plus que de loin en loin. A chaque fois, cela finit par des cris et
des mots blessants, me dit-elle. Et, aujourd’hui encore, j’ai du mal à trouver des
excuses à sa mère, je l’avoue…
Ça aussi, c’est une vieille blessure, difficile à cicatriser. C’est que, quand son
père, qui, avec son métier, ne pouvait pas l’élever seul, en a obtenu la garde, il y a plus
de vingt ans déjà, elle m’en a fait voir de toutes les couleurs, sa mère ! D’abord, elle
avait changé d’avis, demandant la garde exclusive, alors que dans un premier temps
elle avait accordé la garde conjointe. Pour finir par y renoncer ! Mais elle ne s’est pas
contentée de cela. M’accuser de maltraiter les enfants que j’avais en garde ! Faire
venir des enquêteurs de la DDASS qui ont posé des questions dans tout le quartier et
à tous les parents dont j’avais gardé les enfants, quelle honte ! A ce moment-là, je lui
en ai voulu terriblement. Et il a fallu des années avant que je lui permette de
remettre les pieds chez moi. Je ne veux pas juger des torts de chacun dans ce
divorce, mais l’adultère n’a été que la goutte qui a fait déborder le vase. Ils s’étaient
mariés bien jeunes, surtout elle. J’avais prévenu Jeannot. Mais il ne m’a pas écouté.
Et puis il voulait avoir son affaire à lui. Et elle, de secrétaire, ne voulait pas devenir
boulangère. Alors, quand il a trouvé commerce à son pied et qu’il a fallu envisager de
déménager pour cette petite cité ornaise, ça a cassé. Pierrot a tenu seul son affaire
pendant plus de quinze ans, mais il a fini par renoncer l’an dernier, écrasé par la
tâche. Le voilà redevenu salarié. Et bien plus tranquille. Et peut-être même plus riche !
Mais les rares fois où j’ai voulu lui parler de refaire sa vie maintenant qu’il avait plus
de temps à lui, il s’est refermé aussitôt comme une huître. J’aurais été si heureuse
pourtant de le voir enfin briser sa solitude. Peut-être que mon départ arrangera les
choses.
La surveillante vient de passer me dire qu’on allait me mettre dans une chambre
seule. Vous y serez plus tranquille, me dit-elle. Je comprends que la dernière étape
vient de commencer. Cette chambre, en face du bureau des infirmières, est une
antichambre, en quelque sorte. De toute façon, je n’ai plus la force de converser avec
ma voisine, qui d’ailleurs se fait de jour en jour plus taciturne à mesure que s’allonge
son attente, car elle ne sait pas encore ce qu’elle a, elle. Et moi, je sais, à présent, que
le savoir est pire que ne pas le savoir, car c’est bien l’espoir qui fait vivre, et
lorsqu’on vous dit qu’il n’y en a plus… l’avant-dernière corde se casse en vous. C’est
dimanche encore aujourd’hui. Tous les enfants, petits et grands sont là, enfin pas
tous, non. On s’embrasse. Leurs yeux sont rougis. Les miens sont secs. Je les ferme à
demi. On ne sait pas quoi se dire. Et puis, je suis si lasse et si faible. Mais la voix
caverneuse du curé de ma paroisse s’insinue tout à coup dans mon oreille. Il est là qui
me prend la main et me questionne. Bonjour l’abbé. Est-ce que je vous reconnais ?
Bien sûr, tiens… Mais c’est un tout petit oui qui sort de ma bouche, un filet de voix à
peine audible. Va-t-il me donner l’extrême-onction, comme on faisait autrefois ? Je
ne l’ai pas demandée. Mais non. Il propose aux assistants de réciter tous ensemble un
simple Notre Père. Mon heure ne serait-elle pas encore venue ? La petite chambre
s’emplit d’un chœur de voix mal assurées : “Notre Père qui êtes aux cieux… Des
sanglots étouffés me font tourner la tête. Je crois bien que c’est mon grand qui n’en
peut plus. Le voilà qui pleure dans les bras de Pierrot. Je suis contente, et même
pressée de partir à présent, mais tout de même, mourir rend les autres tellement
tristes que c’est à vous dégoûter de le faire ! Et toutes ces pensées qui se
bousculent, toutes ces choses que j’aurais voulu dire à chacun, et qui vont rester
derrière mes lèvres closes. L’autre dimanche, j’ai quand même réussi à dire
l’essentiel, “je vous aime tant, mes enfants”, mais impossible d’aller au-delà, et à
présent je n’en ai plus la force. Oh ! Seigneur, l’Amour a t-il besoin d’être dit pour
exister ? Pourquoi m’avez-vous rendu les choses si difficiles ?, Eli, Eli, lama
sabactháni ?
Pierre n’était pas comme cela, lui. C’était la guerre quand nous nous sommes
connus. Et je n’avais vu qu’une fois, dans l’hôtel de ma tante de Gacé, ce jeune
ouvrier menuisier qui prenait pension chez elle. Mais cette fois avait suffi. Beau
gosse, un peu beau parleur, il avait trouvé le moyen, en quelques minutes, de demander
qui j’étais, où j’habitais, comment je m’appelais, de me dire que je lui plaisais, qu’il
voulait me revoir, qu’il le fallait. Quelques semaines plus tard, le S;T.O. le convoquait à
Alençon, il quittait son patron, devenait réfractaire et venait s’embaucher comme
ouvrier agricole chez nous. J’ai eu ce jour-là la plus grande émotion de ma vie, je
crois. Mon père ne savait rien. Sinon, il n’aurait jamais accepté de le cacher. Il avait
bien trop peur que je quitte la ferme en épousant quelqu’un de la ville. Mais c’était la
guerre et ce garçon lui était recommandé par sa belle-sœur. En plus, la ferme avait
besoin de pas mal de réparations, alors… Il nous fallut pourtant attendre l’armistice
pour nous déclarer. Et sans faire trop de bêtises avant. Mon père aurait été capable
de le dénoncer, sinon. J’avais déjà dû affronter sa colère quand j’avais décidé de
prendre des cours de couture par correspondance. Mais il avait fini par céder. Il céda
encore, mais m’en a voulu jusqu’à sa mort, je crois, de n’être pas restée à la ferme,
de n’avoir pas épousé ce petit cousin dont les terres jouxtaient les nôtres. La ferme !
Je n’avais qu’une hâte, moi, c’était d’en sortir, de ces vallons éloignés de tout, sans
eau courante, sans électricité, sans même de route carrossable jusqu’à la maison.
Alors, Pierre, qui m’aimait et allait me sortir de là, vous pensez si je l’ai aimé tout de
suite ! Nous nous sommes mariés à l’été 46. Une belle noce, dans la liberté retrouvée,
malgré le rationnement qui devait durer trois ans encore.
“Ils sont tous venus. Ils sont tous là. Elle va mourir, la mamma…”. Dérision de la
mémoire, les mots de la chanson d’Aznavour me viennent à l’esprit. On vient de faire
sortir les enfants pour me poser un patch diffuseur de morphine. Je souffrais
beaucoup, c’est vrai. Le dernier cri de la technique. Il y a la dose nécessaire pour une
diffusion en continu pendant deux jours. Après; on me le changera. Mais je serais bien
étonnée qu’il y ait un après. Je ne peux plus parler. J’acquiesce à ce qu’on me dit avec
les yeux. Mais je crains de n’être plus vraiment consciente désormais. J’aurais
presque préféré souffrir encore un peu et ne pas partir les yeux dans le vague et le
cerveau dans les nuages. Mais on ne me demande plus mon avis. Les enfants ont décidé
de me garder ici. Je leur pardonne, car cela aurait été bien compliqué à la maison, mais
quand même… Ils vont relayer le personnel de l’hôpital, qui a à s’occuper en priorité
de ceux qui vont survivre. Je crois avoir compris que ce soir Marcel dormira ici, à
côté de moi, sur un lit de camp, et demain, mon grand. Si je peux, il n’y aura pas
d’après-demain.
Cela me rappelle toutes ces nuits que j’ai passées à leur chevet. Marcel, pas
beaucoup. A part les maladies infantiles que tous les enfants attrapent, il n’a pas été
souvent malade. Une grippe par-ci par-là, sans plus. Mais, mon grand, avec son asthme
et son eczéma, m’en a-t-il fait voir ! L’asthme, c’était dans la famille, maman en
faisait, moi j’en ai toujours fait, alors ce n’était pas bien étonnant. Mais après-guerre,
les traitements n’étaient pas nombreux et pas très adaptés aux enfants : le
Dyspné-inhal, c’était fort, il ne fallait pas en abuser. Et puis, le vaporisateur et sa
poire en caoutchouc étaient difficilement transportables. Mais s’il n’y avait eu que
cela. En évitant la poussière et les foins, il aurait pu s’en sortir. Seulement, un eczéma
purulent est venu par la-dessus, et lui a envahi tout le corps quand il avait six-sept
ans. Les oreilles, le cuir chevelu, à tel point qu’il fut autorisé à garder un béret en
classe. Puis le tronc et les jambes. Ça le démangeait et il se grattait tellement qu’au
matin, le maillot de corps était collé à la peau par les suppurations de la nuit. Combien
de flacons d’huile d’amandes douce m’a-t-il fallu pour décoller toutes ces croûtes !
Nous allions de médecin en médecin, de pommades en onguents. A la fin, je l’ai même
emmené chez un guérisseur du Sap. Rien n’y faisait. Alors, l’année de ses dix ans, il
est allé en pèlerinage à Lourdes avec son père et son grand-père paternel. Et il n’a
plus eu d’eczéma ! J’ai bien cru au miracle, mais Pierre me rappelait toujours que le
médecin avait dit que cela s’arrangerait avec la puberté. Chacun croit ce qu’il veut.
Moi, je crois que son bain dans l’eau glacée de la piscine de la grotte lui a été
bénéfique. Lui ne croit plus à rien, depuis longtemps déjà. Après ça, il lui est resté un
peu d’asthme, mais la vie est devenue plus supportable pour lui comme pour moi.
Heureusement que les jumeaux poussaient sans trop de problèmes ! Mais Pierre était
déjà bien malade, de plus en plus fatigué. Je le trouvais endormi dans l’atelier, au pied
des machines qui tournaient toutes seules ! Et la maladie qu’il avait, on ne savait pas la
guérir ! Une insuffisance des glandes surrénales. Il a fallu vendre, partir en ville. Le
premier janvier 1955, nous nous installions dans ce petit bureau de tabac-journaux-bimbeloterie
de la rue des Trois Quartiers. Pierre a tenu dix ans encore, sous
cortisone et puis m’a laissée toute seule avec ces quatre garçons dont l’aîné n’avait
pas dix-huit ans. Mais je les ai élevés, ils ont fait les études qu’ils ont voulu faire,
quand ils le pouvaient, ils sont là aujourd’hui. Ils ont tous eu des enfants. J’ai fait ma
part. La roue tourne. Après moi, de ma génération, il ne restera plus que Henriette et
Paul, qui sont un tout petit peu plus jeunes. Ainsi va la vie, ainsi va la mort.
Je ne suis plus alimentée que par perfusion et je crois bien qu’on a réduit le
débit d’oxygène. Vraiment, ma vie ne tient plus qu’à ces deux fils. Non, c’est vrai qu’il
y a d’abord ce vieux cœur qui ne veut pas se résoudre à lâcher prise. Je l’ai cru
emballé si souvent, et maintenant que je voudrais qu’il s’arrête, il s’obstine. Les
stores sont baissés et j’ai perdu le cours des jours et des nuits. Je crois que c’est la
nuit, parce que la clarté d’un néon m’agresse lorsque j’ouvre les yeux. Oui, je sais que
c’est la nuit parce que j’entends remuer sur le lit de camp qu’on a dressé au bout du
mien. Qui est à mon chevet ? A sa respiration un peu sifflante d’asthmatique, je crois
reconnaître mon grand. Il se tourne et retourne, sans trouver le repos. L’infirmière
lui a fait remarquer hier soir qu’il s’était couché à l’inverse de son frère, qui avait
placé sa tête de façon à pouvoir me voir, en se dressant un peu. Je voudrais qu’il se
lève et vienne me tenir la main, car je crois bien que le bout du chemin est proche.
Pourvu qu’il ne me laisse pas partir toute seule ! Il faut que je tienne jusqu’à ce que
l’infirmière revienne. Malgré la morphine, chaque cellule de mon corps me fait mal,
comme si quelque chose essayait d’en franchir les parois, pour se répandre, se
multiplier, m’envahir, combler mes conduits, me submerger, m’anéantir. J’ai dû
abandonner mes reins, mes intestins, mes os. Mes poumons sont mal en point. Mais le
cœur tient toujours et je crois que j’ai encore à peu près ma tête. Je pressens la
manière dont cela va finir. Par asphyxie. Les inspirations sont de plus en plus
douloureuses, mes bronches de plus en plus encombrées. C’est le râle des mourants.
L’infirmière vient d’entrer. Je sens qu’elle me découvre. Une main caresse la mienne,
de l’autre côté, et me presse les doigts. C’est toi, mon grand ? J’entends l’infirmière
demander : “Voulez-vous que je reste ?”. Mon grand répond, d’une voix blanche : “Je
ne sais pas… Non, merci, ça va aller.” Mes yeux sont ouverts sur ma chambre, mais ce
que je vois est au-delà. Je suis dans un long tunnel, au bout duquel j’aperçois une
infinie clarté. Je suis debout et je marche sans effort. Je me rapproche de la zone
claire. Je vais y entrer. Je prends une longue, très longue inspiration. Une voix
m’appelle : c’est celle de Pierre, je la reconnais ! J’entends : “Tu en as mis du temps,
Aline !” Une main se tend pour me faire passer de l’autre côté. Je la prends. Je
franchis le pas, en même temps que j’ai une ultime pensée pour ici-bas : je m’en vais,
mon grand, tu sais !
(Son fils aîné a clos les yeux de la dépouille mortelle d’Aline Morel, le 23 mai
2001, un peu avant six heures du matin.)
© P.-A. G., novembre 2001.
Pour plus de lisibilité, voici le lien vers le site d’origine :
https://pierrealaingasse.fr/fr/patres.htm6 novembre 2024 à 11h55 #353241Bonjour Pierre-Alain,
Nous vous remercions pour votre texte, toutefois, nous n’étudions au maximum qu’un texte par mois pour un même auteur. C’est pourquoi votre texte ne pourra être validé qu’un mois après le précédent…
Afin de faciliter la lecture de votre texte, dont la mise en page est quelque peu malmenée dans le message, pourriez-vous éventuellement mettre un lien vers une page internet où nous pourrions le trouver ? Vous pouvez également l’envoyer par mail (je vous contacterai si vous préférez).
À votre disposition pour toute question,
Bien à vous,
Pauline - AuteurMessages
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