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#162084
BruissementBruissement
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    LIVRE 2
    Chapitre 3 : “Essayer d'y arriver même s'il faut en mourir”

    À l'auberge, ce ne fut pas aussi terrible que je l'avais craint, les vieux s'en étaient allés avec leurs bestiaux et les Camperdine étaient partis dîner. Il en est souvent ainsi: quand vous appréhendez fortement quelque chose et que  cependant vous l'affrontez,  vous vous retrouvez, en fin de compte,  dans une situation plus aisée que prévue. L'aubergiste et sa femme, ne faisant pas grand cas de nous, nous envoyèrent la servante, personne simple et craintive comme la Polly du meunier et qui ne nous gênerait pas. Nous avions la salle pour nous seuls, car, en ce temps, comme encore de nos jours d'ailleurs,  les gens, l'hiver, rentraient tôt du marché, à cause de l'état des routes. Le feu ardent et le thé brûlant me procuraient un peu de joie après la tristesse de cette maison et de sa lumière morte.
    Au bout de quelques instants, Gideon se mit à parler, très lentement, comme si chacun de ses mots lui coûtait cher.
    ” _ Voilà Prue, j'ai un marché à t'faire, et si on  veut pas trop tarder, j'ferais mieux de commencer. Tu sais que Jancis et moi , nous nous fréquentons sérieusement”
       _ oui
       _ J'aurais jamais cru que je pouvais faire cas d'une femme, comme j'le fais d'elle, Prue. Elle m'a bel et bien attrapé. J'avais pas l'intention d'aller plus loin que m'amuser un peu. J'comptais pas m'marier, ni non plus coucher en dehors du mariage. Je voulais être honnête avec Jancis et aussi longtemps qu'on a eu notre dimanche après-midi tout s'est bien passé. Quand on n'est pas empêché de s'voir, le sang s'échauffe pas. V'la un empêchement et le sang est en feu. Avant qu'le vieux Beguildy nous découvre, nous étions contents et aussi innocents que deux œillets sur une tige.
       _ Et c'est encore comme ça depuis, demandai-je
       _ Oui
    Il me regarda un moment, curieusement et poursuivit:
       _   On dirait ma Prue que t'as le don de double vue.
       _  Mais non, c'est qu'un peu de bon sens
       _ Ben, maintenant qu'le vieux Beguildy m'a renvoyé, j'ai terriblement faim et soif d'la belle Jancis, autant même que d'la maison ou d'l'argent et tout c'qui va avec”
       _ Pas plus?
       _  Oh que non!
       _ alors tu n'aimes pas Jancis pour de bon, Gideon.  Tu  la désires charnellement c'est tout.
       _  Sacrebleu; c'est comme un prêche du pasteur. Voilà c'que ça fait à une femme d'apprendre dans les livres”
    Il rit un peu, l'air gêné, et bourra sa pipe. Moi je savais bien que si j'avais un peu de sagesse, cela ne venait pas des livres mais de la douceur du grenier.
       _ Bon, grands mots ou pas, c'est pas la question, dit-il, j'veux cette femme. J'la veux tellement que j'étais sur le point de tout abandonner pour elle, de l'emmener à Sarn et de commander à Mme Beguildy un de ses berceaux de joncs. Ben voilà, pour résister un peu,  j'ai eu l'idée de t'emmener voir la maison pour en parler et pour peut-être commencer à acheter quelques meubles”
       _ Pour mieux durcir ton cœur dis-je
       _ Ouais.  j'ai aussi pensé que tu m'apporterais d'l'instruction dans quelque temps, ça me donnerait un peu d'autorité au moment des élections, et qui sait dans  ces conditions, si j'aurais pas  des vues sur la fille du châtelain.
      _ Miss Dorabelle! m'écriai-je
      _ Pas moins. Après tout, c'est qu'une femme. Elle a rien de plus à donner que n'importe quelle autre femme, et qu'est-ce qu'un autre homme  pourrait faire de plus, quand même il s'rait le Seigneur du Manoir,  que d' lui faire un gamin?
       _ Chut! Ils peuvent entendre à la cuisine et ne pas être contents de ces  paroles bien rustres.
       _ paroles vraies
       _ peut-être vraies, mais personne les apprécierait plus pour autant.
        _J'ai ça dans l'idée depuis qu'elle m'a lancé son regard provocant. Elle m'énerve et elle me plaît à la fois. J'me dis que puisque c'est comme ça j'peux ben laisser Jancis_ faut soit qu'j'abandonne Jancis, soit qu'j'abandonne mes idées sur l'autre_alors Jancis pourrait se mettre avec le Sammy du sacristain.
       _ Cela pourrait la tuer, Gideon, et Sammy n'est pas fait pour une femme, en plus il est devenu pratiquement fou à force d'apprendre ses textes.
       _ Oh, il la prendrait ben si j'le laissais faire. Elle le met en colère, avec ses façons coquettes et d'être la fille du sorcier et tout ça. J'ai ben vu une ou deux expressions sur la figure du Sammy qui en disaient long. La marier et la dresser voilà c'qu'il voudrait faire
       _ Mais ce serait vraiment cruel Gideon.
       _ Ouais, ça m'est venu  quand on est parti pour le marché. J'avais envie de lui  lancer la Jancis à la tête comme quand je jette une croûte au Towser, parce qu'il faut qu'ce soit une chose ou l'autre. Et elle finirait par être contente quand y auraient les enfants. Encore que, que Dieu leur vienne en aide, ils auraient la tronche du Sammy et des versets plein la bouche, mais elle y verrait point de mal. En tous cas voilà c'que j'avais décidé.
       _ Bon sang! Comme te voilà Dieu Tout-puissant! dis-je l'air moqueur, sachant pourtant qu'il était bien capable de le faire.
    Il avait toujours été ce qu'on appelle un homme fort ce qui en même temps veut dire, un homme qui ne perd pas son temps à être gentil. Car s'arrêter pour offrir un peu de bonté implique souvent de se détourner de son chemin. Aussi quand les gens me parlaient de tel grand homme ou de tel autre, je me disais en moi-même: quel est donc celui qui a été privé de sa joie pour que, lui, ait sa gloire? Sur combien de vieillards et d'enfants les roues de son coche sont-elles passées? À quel mariage son chant a-t-il manqué et à quel deuil ses pleurs ne se sont pas versés pour qu'il ait eu le temps de grimper si haut?
       _Mais maintenant, dit Gideon, j'suis décidé et je changerai pas d'avis. J'abandonne ni la Jancis ni la maison de Lullingford. J'aurai les deux. Et je conduirai Jancis au bal de la chasse dans une robe qui se tient toute seule avec un grand décolleté comme celle d'une grande dame et j'la ferai danser devant Mademoiselle Dorabella. Et y'aura pas que ça. Mais quand toi et Jancis vous serez dans la grande maison et que les gens de la haute viendront vous voir dans leur coche…
       _ Et Mère? T'as oublié Mère!
       _ …et moi, un homme important, plus considéré que le châtelain et pourtant pas aussi vieux, loin de là, alors…
    Il resta un long moment plongé dans ses pensées
       _ Bon Gideon, eh bien alors?
       _Et ben si Dorabella Camperdine croise mon chemin avec ces mêmes yeux noirs et ce sourire écarlate, qu'elle fasse attention à elle. Car j'la prendrais. En dehors du mariage, s'entend; elle paiera pour ce qu'elle nous a dit à toi et à moi, aujourd'hui. Et alors que la pauvre fille du sorcier sera ma femme légitime, je ferais de la fille du châtelain une fille de rien.
    Disant ces mots, il frappa du poing sur la table si fort que la chope de bière roula sur le sol.
       _ Si tu te maintiens dans ce genre de manières c'est plus qu'une bière qui risque de se renverser, dis-je
       _ Tu parles comme les vieilles femmes du temps, Prue. J'suis comme j'ai été fait. Personne ne peut rien y faire.
    J'entends encore Gideon dire cela, avec brusquerie, d'une voix bourrue qui laissait échapper une grande désolation. C'était comme s'il avait voulu tout donner pour être ce qu'il ne pourrait jamais être; comme si, loin de Sarn et de sa longue emprise, son âme, en cet instant, luttait violemment pour se libérer d'elle-même.
    Il vous est peut-être arrivé de voir une libellule sortir de son enveloppe larvaire. Elle lutte et se débat avec tant de violence que vous pourriez croire qu'elle se meurt. J'en ai vu qui, dans cette agonie, se tournaient  et retournaient comme des contorsionistes. Et tout ce déchaînement virulent, c'est pour être libres, et cela leur coûte beaucoup de douleurs tout comme lors de la naissance d'un bébé,  et c'est si éprouvant à voir. Mais pour notre Gideon c'était pire encore à observer. Il était assis là, près du feu agréable, avec la bière répandue sur les dalles, luisant comme du sang noir, et ne disant pas un mot durant plus d'une heure. Je le sais bien, parce que quand il entra dans sa léthargie, j'entendis la patronne de l'auberge dire à la servante de tourner la broche et de se presser avec la viande parce que le souper devait être servi dans une heure. Puis tout devint tranquille, et je restais assise les mains croisées, regardant en face de moi le sombre visage de Gideon dans la clarté du feu. Je restais assise, aussi muette qu'un merle en hiver. Il me semblait  que la main divine était sur lui, luttant avec lui pour le  rendre autre que ce qu'il était, que ce que Père en avait fait, et Grand-père et tous les autres, depuis ce Timothy qui avait eu la foudre dans le sang. Je voyais en imagination  la maison neuve de Lullingford, et la lumière errante qui voulait enfin s'immobiliser pour réchauffer de sa clarté. J'espérais que tout irait bien pour Gideon, et qu'il finirait par prendre Jancis non par vengeance mais par amour, non par avidité sensuelle mais parce qu'elle était la prunelle de ses yeux et sa fiancée chérie. J'aurais bien voulu aussi qu'il ait un peu de considération pour Mère et même pour moi et que je ne sois pas son chien ou son esclave enchaîné.
    Après un long moment, j'entendis une voix de l'extérieur dire:
        Est-ce que tout est terminé? et une autre voix répondre: “Oui! tout est fait!”. Le ton me parut solennel même si je savais qu'il ne s'agissait que du repas.
    Gideon frissonna et se murmura à lui-même:
    “_ essayer d'y arriver même s'il faut en mourir”
    C'est alors que je sus, que nous étions tous propulsés sur une route sombre, Gideon, Mère, moi et maintenant Jancis.
    Nous sortîmes seller nos chevaux, et conduisant les bœufs devant nous, nous partîmes pour la maison, au travers d'un monde dur comme le roc. Le mutisme retomba sur Gideon. La sortie était finie. On roulait sur les flaques gelées de la route et elles ne crissaient pas tant elles étaient devenues dures comme du fer. Quant aux haies elles ressemblaient au fer forgé des grilles de la maison neuve de Lullingford. Ce fut au milieu de la nuit que nous passâmes près de l'étang de Sarn où la glace s'était encore épaissie tandis que les feuilles de nénuphars étaient prises dedans.
    ” _  Ben voilà un jour qu'a coûté cher, dit Gideon alors j'espère que tu t'es bien amusée”
    Je savais que le gars souffrait de dépenser. La plupart des jours de marché, on emportait un croûton dans la poche et un peu d'eau. J'oubliai donc les petits vieux sur le banc et Mademoiselle Dorabella, pour ne dire que:
        _  Ah, ce fut merveilleux, grand merci à toi mon gars.
       _   et tu s'ras d'accord pour tout?
       _  Ah! j'ai pas déjà juré?
       _ Mais c'était avant Jancis
       _ Je suis d'accord  pour Jancis. Mais ce serait pareil si je ne l'étais pas.
       _ Non si tu ne faisais pas le travail
       _ Oh! je travaillerai. Je n'ai jamais eu peur du travail.
    Tout à coup, un délicieux sifflement diffus se fit entendre, tombant du ciel éclairé de lune.
       _ hark,  dit-il “les sept siffleurs”
    Mais je dis, sachant sa peur terrible de ces oiseaux-fantômes, que je pensais que c'était plutôt un canard siffleur au bout de l'étang que l'on venait de  déranger.
       _ Non, dit-il, non c'est “les sept siffleurs” pour sûr. Mauvais présage.
    Il était étrange que Gideon dise cela, il avait plutôt l'habitude de rire quand on évoquait des signes ou des prédictions, aussi n'ai-je pu m'empêcher d'y penser, quand je fus au grenier quelques instants plus tard.
    Mère et Tivvy avaient veillé pour nous, et Mère était comme si elle avait lu dans le marc de café, que nous nous étions noyés dans l'étang de Sarn. Pendant quelque temps elle eut du mal à croire que c'était nous, elle pleurait se tordait les mains en disant: “C'est pas eux vraiment, mais des esprits”. Alors je me sentis obligée de lui offrir  l'un de mes cadeaux de Noël pour la réconforter. Elle était restée enfant en son cœur ma pauvre mère. Elle était si simplement confiante, que j'ai toujours pensé que ce serait aussi monstrueux de lui faire du mal que d'en faire à un bébé encore dans ses langes ou à un papillon de nuit voletant au crépuscule. Ah! quelle chose vilaine, quelle fourberie démoniaque que de  trahir un cœur si confiant, de petites mains si tremblantes de supplication!
       “_ Je dormirais bien dans ta chambre Prue, dit Tivvy, j'en serais contente parce qu'il fait bien froid pour dormir seule en ce temps de gelée”
    Elle lança à Gideon un regard de biais et je compris qu'elle était folle de jalousie envers Jancis. Et en vérité, Gideon était fort séduisant avec son visage  rougi de froid, et ses yeux tout brillants des événements de la journée. Il lui aurait suffit de faire un signe de la tête et Tivvy l'aurait suivi. Mais il n'était pas de ceux qui tergiversent, et il s'était décidé, aussi savais-je que ce serait Jancis ou personne. J'étais ennuyée que Tivvy soit dans mon lit, elle ronflait et reniflait dans son sommeil. Alors j'attendis qu'elle fut bien endormie, je pris la chandelle et le vieux manteau de Père en peau de mouton, qui me couvrait bien jusqu'aux pieds,  puis je montai au grenier pour écrire dans mon cahier. J'avais pris l'habitude,  quand quelque chose m'avait donné trop de peine ou beaucoup de joie, de venir le conter par le menu. De plus, j'avais bien besoin de la paix qui séjournait dans le grenier, après un si amer contact avec mes semblables au-delà de Sarn. Moi,  qui n'avais pas d'amoureux, je voulais tant aimer les gens, ceux du moins que je pouvais rencontrer. J'étais comme une jeune femme debout à la croisée des chemins, le Jour de la fête de Mai, prête à offrir son bouquet au cavalier qui devait passer par là. Et voilà, l'homme à cheval passait droit devant, la renversait et la laissait sur le côté avec ses fleurs et tout,  seule dans la boue.

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