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#162078
BruissementBruissement
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    LIVRE 1
    Chapitre 4: Torches et romarins

    Ce fut par une nuit d’été humide et tranquille que nous enterrâmes Père. De notre temps il était encore d’usage, aux alentours de Sarn, d’enterrer les gens la nuit. Dans notre famille cela s’était fait depuis des siècles. Toute la journée j’avais été très occupée à décorer la charrette avec des branches d’if et de ce laurier à la floraison blanche dont le parfum est si fort et si suave. J’ai cueilli toutes les roses blanches et deux ou trois œillets en fleurs que j’ai arrangés avec quelques marguerites des prés. Tandis que je les cueillais, je pensais comme Père aurait été furieux de me voir là, piétinant  cette herbe à foin, et j’avais du mal à ne pas me retourner pour voir s’il ne venait pas.
    Après la traite, Gideon alla chercher les bêtes et je leur mis des bandes de tissu noir à l’encolure puis j’attachai des branches d’if à leurs cornes. Il fallait le faire avec précaution, car elles étaient de la race Longhorn, et si vous les mettiez en colère elles pouvaient vous blesser à mort en un temps et trois mouvements.
    Le meunier était l’un des porteurs et Monsieur Callard du Vallon de Callard, qui mettait en fermage toutes les terres entre Sarn et Plash, en était un autre. Les deux derniers porteurs étaient nos deux oncles d’au-delà des montagnes.
     Gideon étant le chef de ceux qui portaient le deuil, avait un chapeau haut de forme avec des rubans noirs, des gants noirs et un bâton enroulé de rubans noirs. Il fallut un bon moment pour sortir le cercueil, qui était grand et lourd alors que les portes étaient très étroites. Cette difficulté survenait à chaque enterrement d’un Sarn et malgré cela, personne ne semblait penser à élargir ces portes.
    Le sacristain était en tête, le chapeau dans une main et une grande torche dans l’autre. Puis venait la charrette avec le fils du meunier et un autre garçon pour conduire les bêtes. La charrette était entièrement recouverte de feuilles et de branches et tout le monde m’en fit compliment. Mais je ne pouvais m’empêcher de me rappeler que pauvre Père avait l’habitude de me dire de jeter hors de la maison toutes ces sales mauvaises herbes. Et maintenant c’était lui que nous enlevions, secoué sur les pierres, hors de l’endroit où il avait été le maître. Cela me tourmentait. Il paraissait vraiment  cruel et même irrespectueux, de laisser cette pauvre âme, seule, à l’autre bout de l’étang. J’étais contente que ce fût au moins par une claire et douce nuit de juin.

    On était obligé de longer l’étang par le côté le plus long puisque l’autre n’était qu’un sentier. Quand nous fûmes sortis de la cour aux bestiaux, après le fumier, nous atteignîmes la route et prîmes nos places. Gideon derrière le cercueil, tout seul, puis Mère et moi, dans nos coiffes et châles noirs, tenant à la main nos livres de prières et des branches de romarin. Les oncles, le meunier et monsieur Callard arrivaient ensuite  tous munis de torches et de branches de romarin.
    La route était bonne et plus plane que la plupart de celles par chez nous ; c’était celle de Lullingford. Le pasteur avait l’habitude de dire qu’elle avait été construite par des gens qui vivaient du temps de notre Rédempteur, les Romains. Quel que soit leur nom, ils faisaient de fameuses routes. Elle passait très près de l’étang, et surplombait l’eau et comme nous cheminions solennellement, sur elle, je regardai dans l’eau et nous aperçus. C’était une image indistincte parce que la lumière ne nous venait que d’une lune décroissante ombrée de nuages et des torches. Mais l’on pouvait distinguer dans l’eau sombre, du mouvement, des lueurs des étincelles, et quand la lune se libérait des nuages nous avions nos silhouettes comme les ombres des poissons glissant dans les profondeurs. Il y avait une grande masse noire, c’était la charrette, les bœufs étaient comme des nuages avançant loin devant, et les torches semblaient avoir été jetées comme si nous avions voulu les éteindre.
    Tout le temps de notre marche, nous entendions les cloches appeler le corps vers sa demeure. Leur tintement était étrange au-dessus de l’eau, dans la vaste nuit et plus étrange encore l’écho qui leur répondait. A un moment une chouette blanche, nous accompagna, telle une plume envolée tant elle était douce et légère. Mère dit que c’était l’esprit de Père qui cherchait son corps. On n’entendait que le bruit des cloches et celui des roues qui grinçaient, jusqu’à ce que le poney du pasteur paissant par-là, vit les formes incertaines des bœufs loin devant, et se mit à hennir, croyant, je suppose, qu’il s’agissait de poneys, et se trouvant content, dans la solitude de la nuit, que des semblables passent non loin de lui.

     Enfin le grincement cessa au portillon du cimetière surmonté d’un auvent. Ils ôtèrent le cercueil pour le placer sur des tréteaux et au milieu de l’oppressante respiration des fossoyeurs nous entendîmes cette parole d’espérance :
     « Je suis la résurrection et la vie »
    Ce fut comme une pluie douce après la sécheresse. Et cela me fit me demander comment nous allions apparaître à cette résurrection ? Y serons-nous tout nets ou indistincts comme dans l’eau ? Père apparaîtrait-il dans un accès de colère, comme à sa mort ou courant vers sa grand-mère avec un bouquet de primeroses comme quand il était enfant ? Mère sourirait-elle de ce même sourire ou aurait-elle trouvé une lumière dans le passage sombre ? Serais-je encore prisonnière de ce corps que je n’aime pas ou la liberté nous serait-elle donnée à tous de tisser nous-mêmes nos corps à notre goût en déroulant le fil de nos âmes ?
    On apporta le cercueil sur un autre tréteau qui se trouvait près de la fosse, et on le recouvrit d’un tissu blanc. C’était notre meilleure nappe. Sur celle-ci on posa le grand pichet d’étain plein de vin de sureau. C’était la seule chose que pouvait offrir Mère, et par chance elle en avait beaucoup, suffisamment même pour tous à cette fête des funérailles parce qu’il y avait eu des baies de sureau à profusion l’année précédente. Dans la clarté incertaine de la lune, ce pichet paraissait étrange, posé, là, sur le cercueil, alors que nous avions l’habitude de le voir sur la table, coloré par les reflets que renvoyait la bûche de Noël.
    Le pasteur s’avança et l’élevant s’écria :
    « _ Je bois à la paix de celui qui s’en est allé »
    Puis chacun s’avança à son tour et but à la santé de l’âme de Père.
    Au pied du cercueil se trouvait notre petite mesure en étain remplie de vin et un quignon de pain, mais personne n’y toucha.
    Alors le sacristain s’approcha et dit :
    « _ Y a-t-il un mangeur de péchés ?
    Et Mère s’écria :
       _ Hélas non ! Malheur à moi ! Y pas de mangeur de péchés pour mon pauvre Sarn. Gideon n’en a pas voulu »

    Il y avait encore en ce temps dans nos contrées, la coutume de donner, à la mort de quelqu’un, un peu d’argent à un pauvre homme, pour qu’il prenne le pain et le vin, qu’on lui tendait par-dessus le cercueil, et qu’il dise en mangeant  ce pain et buvant ce vin:
    « Je t’offre l’allègement et le repos, cher homme, pour que tu n’erres pas dans les champs ou les chemins. Et pour ta paix, je propose ma propre âme en gage. »
    Puis avec un air calme et grave,  il retournait à sa place. Mon Grand-Père disait, que la plupart des mangeurs de péchés, étaient des sorciers ou des exorcistes, qui passaient par des jours difficiles. Ou quelquefois ce pouvait être de pauvres hères, qui avaient dû quitter la communauté après quelque sombre action,  avec qui personne ne voulait traiter, et qui n’avaient souvent pour toute nourriture que ce pain et ce vin offerts par-dessus le cercueil.

    A notre époque il n’en restait plus autour de Sarn. Ils étaient tous morts, et on devait aller au-delà des montagnes pour en trouver. C’était un long trajet et ils exigeaient maintenant le prix fort au lieu de le faire pour presque rien comme avant. Aussi Gideon avait-il dit :
    « Nous épargnerons cet argent. Quel bien pourrait faire cet homme ? »
    Mais Mère pleura et se lamenta toute la nuit suivante. Et quand le sacristain dit : « Y’a t’il un mangeur de péchés ? », elle pleura de nouveau, très malheureuse, parce que Père était mort dans sa colère, chargé de tous ses péchés, et avec cela,  il était mort dans ses bottes, ce qui ne se fait pas et n’augure donc rien de bon. Si bien qu’elle pensait qu’il avait grand besoin d’un mangeur de péchés et elle était inconsolable.

    C’est alors que survint une chose étonnante et bouleversante. Gideon s’avança vers le cercueil et dit :
    « _  Y’ a un mangeur de péchés
       _ Qui donc ? Je vois personne dit le sacristain
       _ C’est moi le mangeur de péchés
    Il souleva le petit pichet qui servait de mesure, et sombre, regarda Mère
       _ J’aurais la ferme et tout si je suis mangeur de péchés, Mère ?
       _ Non, non ! les mangeurs de péchés sont maudits !
       _ Quel mal à boire de son propre vin et à grignoter de son propre pain ? Mais si tu t’en fiches laisse tomber. Il peut partir avec son péché.
       _ Non, non ! laisse-le partir délivré, Gideon ! Donne le repos à  son âme ! Tu es en vie et jeune, mais il est dans le froid et sans secours, au pouvoir de Satan. Il est parti avec tous ses péchés, et dans ses bottes pauvre âme ! S’il n’y a personne d’autre pour l’aider, que son propre fils ait pitié de lui!
       _ Et tu me donneras la ferme Mère ?
       _ Mais oui ! mon fils ! Que m’importe la ferme ? Tu peux tout prendre, sans problème
    Alors Gideon but le vin d’une seule gorgée et avala le croûton. Tous restaient silencieux on n’entendait que le bruit de sa mastication.
    Puis il posa la main sur le cercueil, se tenant haut et droit dans son chapeau noir, avec un visage aux lueurs pâles, il dit :
    « _ Je t’offre maintenant l’allègement et le repos, cher homme ! N’erre donc pas dans nos chemins et nos prairies. Et pour ta paix je mets mon âme en gage. Amen »
    Un soupir sortit de l’assistance comme le bruit du vent dans les chaumes secs. Il me sembla que même les bœufs, près du portillon, soupirèrent en ruminant.
    Mais quand Gideon dit : « Ne viens pas errer dans nos chemins et nos prairies », il m’a semblé  qu’il le disait comme s’il avertissait un intrus.
    Alors vint le moment de jeter les branches de romarin dans la tombe. Puis on y descendit le cercueil et tous jetèrent dessus leurs torches  qui s’éteignirent.

    Cela dura longtemps avant que tout fût fini, et nous rentrâmes par le plus court chemin, sauf Gideon qui prit la route avec la charrette. Nous étions un certain nombre, parce que tous ceux qui avaient été à l’église, vinrent pour le repas des funérailles. Il y avait le forgeron, le bouvier de la ferme de Plash, le berger des montagnes, l’aide du meunier et un bon nombre de femmes de même que tous ceux dont j’ai parlés auparavant.
    Mère avait demandé à Tivvy de s’occuper du feu et des bouilloires pour  préparer la bière épicée et  la cervoise chaude épicée parce que le fond de l’air était frisquet la nuit, au bord de l’eau.
    Quand nous arrivâmes à la maison, s’y trouvaient déjà Madame Beguildy et Jancis. Il y avait un bon feu et au-dessus un récipient de bière toute prête ; C’était une charmante personne, cette dame Beguildy, mais malheureusement peu appréciée, étant la femme du sorcier, l’homme réprouvé. Elle n’était jamais invitée à un mariage ou à un baptême. Mais à un enterrement, quand le malheur était déjà dans la maison, que pouvait-on craindre de plus ? Madame Beguildy aimait beaucoup les sorties ; Elle aurait bien aimé habiter Lullingford et tenir une boutique, aller à l’église deux fois le dimanche et chanter à la chorale. Elle ne croyait aucunement dans les sortilèges de son mari, bien qu’elle ne le disait pas, sauf à moi et à deux ou trois de ses amis. Une fois, longtemps après cet événement, quand il y eut des ennuis à la Maison de Pierre, dont vous entendrez parler plus tard, alors qu’elle se disputait avec Beguildy, j’arrivai par hasard et la trouvai une bouteille de Lady Camperdine à la main (dans cette bouteille  Beguildy prétendait avoir enfermé le fantôme de la vieille dame), et tout en la  secouant comme une vulgaire sauce, de telle façon que je me disais que le bouchon allait sauter, elle était en train de crier : « _ je vais t’apprendre, je vais t’apprendre moi, Lady Camperdine vraiment ! l’eau de Plash ! oui ! voilà ce qu’il y a dedans, de l’eau de Plash et rien d’autre »
     
    On voyait rarement Madame Beguildy . Elle était toujours dehors avec les poules et les canards ou en train de bêcher le jardin ou à la pêche. C’était une bonne pêcheuse. Sans elle, ils auraient toujours eu faim, car Beguildy n’arrivait pas à se résoudre à faire autre chose que ses sorcelleries. Elle nous avait cuit une fournée de gâteaux pour les funérailles au cas où nous n’en aurions pas eu assez ; elle était tellement gentille et agréable, blonde comme Jancis, et  toute potelée ; elle avait fait une si bonne cervoise épicée que tout le monde, le pasteur y compris, oublia qu’elle était la femme du sorcier.
    « _ Je dois ramener les boeufs, ma chère, dit-elle à Mère, c’est pour la moisson
      _  Vous allez commencer ?
       _ Oui, et vous ?
       _  Je commence demain dit Gideon.
    Tous se tournèrent vers lui. Il apparut dans l’embrasure de la porte, grand plein de force. Et il me sembla que chacun se reculait un peu comme de quelque chose de singulier.
    Le pasteur se leva pour partir.
    « _ nous sommes déjà demain, jeune Sarn, dit-il, que tous les demains te soient propices
       _ demain oh ! demain ! dit Jancis c’est un mot de promesses
    elle bâilla et en une seconde sa bouche devint une rose et je sentis que je ne pouvais guère la supporter
       _ Un chant ! dit solennellement le sacristain, un chant sacré avant de partir »
    Alors nous nous levâmes autour de la table où les bougies s’étaient presque entièrement consumées, et nous chantâmes :
     
    « Alors que tu gis la tête dans l’herbe, cher homme,
    Et que l’herbe envahit tes pieds,
    Toutes tes actions mauvaises et bonnes
    Auprès du Seigneur vont se retrouver. »

    Comme il y avait plus d’hommes que de femmes, le chant sourdait grave comme le bourdonnement des abeilles dans un tilleul. Jancis et Tivvy avaient une voix claire et haute mais froide également comme si cela ne leur faisait rien du tout qu’un pauvre corps fut couché  là-bas avec de l’herbe pour seule compagnie.
    Puis ce furent des piétinements de départ et tous partirent, Mère étant à la porte offrant les gâteaux des funérailles. C’était de bons gâteaux bien mousseux faits avec beaucoup d’œufs, de la forme d’un cercueil et enveloppés dans un papier à bords noirs.
    Entre-temps les oiseaux s’étaient mis à chanter avec force et netteté, avec un bruit d’écho qui se renvoyait. Nos cheminées se reflétaient dans l’étang, signe que le matin se levait. Il y avait un coucou dans le bois de chênes et le premier râle des genêts parlait haut dans les foins, impérieusement.
    Gideon dit :
    « _ Il est trop tard maintenant pour aller dormir. Le jour est là ; Allons au verger. J’aimerais te parler de  mes plans pour l’avenir.
    Quand je le suivis au verger où il n’y avait ni fleurs ni fruits, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’allaient signifier pour nous ces plans qu’il avait prévus.

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