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LIVRE 1
Chapitre 2: Il faut le dire aux abeilles
Mon frère Gideon naquit l’année où commença la guerre avec les Français. Ce devait être la raison pour laquelle Père l’appela de ce nom guerrier, Gideon. Jancis avait l’habitude de dire que ce nom lui allait fort bien puisqu’on n’en pouvait faire un diminutif. On peut transformer beaucoup de prénoms en petits noms affectueux tout comme l’on découpe dans un manteau ou une robe des vêtements pour enfants. Mais de Gideon on ne pouvait rien faire. Et il en était du nom comme de l’homme. J’étais plus attachée à mon frère qu’on ne l’est d’ordinaire, pourtant je ne pouvais m’empêcher de remarquer cela à son sujet. Si personne ne vous appelle par votre nom, il finit par s’oublier. Et les gens pour la plupart, ne l’appelaient plus jamais par son nom de baptême. Ils l’appelaient Sarn. Du temps où Père vivait encore on disait le vieux Sarn et le jeune Sarn. Mais après la mort de Père, Gideon sembla prendre toute la place pour lui. Je me souviens comme il sortit cette nuit d’été paraissant manger et boire l’endroit tant il le dévorait des yeux. Cependant, ce n’était pas par amour du lieu, mais pour le profit qu’il pourrait en tirer. Il ressemblait beaucoup à Père alors, et de plus en plus chaque année aussi bien du dehors que du dedans. A part le fait qu’il était moins colère et plus tenace que Père, il était son vrai double. La colère de Père montait terriblement vite et quand elle était à son paroxysme, il était un lion dévastateur. C’est probablement cela qui donna à Mère cet air de femme soumise. Mais Gideon, je ne l’ai vu en colère, ce qui s’appelle en colère, que trois fois. La plupart du temps un regard suffisait. Il vous lançait un regard comme un couteau et vous le laissiez faire à sa convenance. J’ai vu un chien ramper et gémir parce qu’il lui avait lancé un de ces regards. Les Sarn ont presque tous les yeux gris, un gris froid comme l’étang en hiver et les Sarn mâles sont pour la plupart sombres et maussades. On dit « maussade comme un Sarn » dans le coin. Et l’on raconte qu’il y a quelque chose de bizarre dans la famille depuis que Timothy Sarn fut frappé par la foudre fourchue au temps des guerres de religions. Il y avait déjà des Sarn par ici en ce temps, et ils ont toujours été là, dès qu’il y eut des habitants. Or Timothy, à l’encontre des siens et des conseils d’un homme de Dieu, se décida pour le mauvais camp, quel qu’il fût, peu importe maintenant. Ainsi il fut frappé par la foudre et laissé pour mort. Se remettant après quelques instants, l’homme de Dieu lui conseilla à nouveau d’épouser la bonne cause et d’éviter la foudre. Mais les Sarn étaient obstinés. Il resta dans son camp et comme il rentrait chez lui en passant par une chênaie, il fut frappé par la foudre une nouvelle fois. Et apparemment l’éclair vint en son sang. Il pouvait dire qu’une tempête se préparait, bien avant qu’elle n’arrive, et on disait que quand l’orage craquait, des éclairs l’entouraient de telle façon que personne ne pouvait l’approcher. Depuis ce jour, les Sarn ont la foudre dans le sang. Je me demande parfois s’il s’agit d’une histoire vraie ou si elle est bien trop ancienne pour être crédible.
J’ai bien souvent eu l’impression que même la région de Sarn était trop ancienne pour être vraie. Les bois, la ferme et l’église à l’autre bord de l’étang étaient tellement vieux qu’ils semblaient sortir d’un rêve. Il y avait aussi quelque chose d’effrayant en ce lieu, et les gens avaient peur d’y aller à la tombée du jour, le bruit furtif d’un poisson sautant dans l’eau, le bateau de Gédéon qui cognait les marches à petits coups comme si quelqu’un frappait à la porte, la chaussée qui, partant de derrière la barrière de notre jardin, descendait à perte de vue vers l’étang, pour se perdre dans son eau, tout attestait de la solitude de ce très vieil endroit. Bien des fois, les dimanches soirs, un léger son de cloches s’élevait de la surface de l’eau. Nous croyions qu’il s’agissait des cloches du village englouti, mais je pense maintenant que ce n’était que l’écho de nos propres cloches de l’église. On dit bien qu’en certains endroits le son frappe contre un mur d’arbres et rebondit comme une balle.
Ce fut l’un de ces dimanches soirs, quand le léger tintement se faisait entendre avec le franc carillon de nos quatre cloches, que nous manquâmes le service religieux pour la seconde fois. C’était une si belle soirée, et Père et Mère étaient affairés avec l’essaimage des abeilles, nous décidâmes donc entre nous de ne pas aller à l’église et d’attendre Jancis au portillon du cimetière, et de l’emmener. Parce que le vieux Beguildy ne s’inquiétait pas trop si elle allait ou non à l’église, n’étant pas lui-même le meilleur ami du pasteur. Il l’envoyait tous les quatrièmes dimanches quand l’horloge marquait cinq heures ( car nous n’avions qu’un service religieux par mois, le pasteur ayant une église à Brampton, où il vivait, ainsi qu’une autre, ce qui nous rendait d’autant plus polissons de manquer le service) mais il ne lui demandait jamais si elle était arrivée à l’heure ou en retard ou si même elle y était allée, à plus forte raison il n’allait pas la questionner sur le sermon. Notre Père, lui, nous interrogeait à la fin de la journée, quand nous étions en chemise de nuit. Il s’asseyait sur le banc-coffre, avec une verge de bouleau à la main, et ce banc-coffre qui paraissait imposant toute la semaine, devenait soudain tout petit, comme un meuble de poupée. Quel que soit l’endroit où Père s’asseyait, il faisait paraître le siège petit. Nous nous tenions debout devant lui, pieds nus sur les dalles froides, dans nos chemises grises faites maison, dont mère avait filé le fil, que le journalier-tisserand avait tissé sur le métier dans notre grenier, parmi les pommes. Alors il nous interrogeait et quand nous nous trompions, il faisait une marque sur le banc et à chaque marque correspondait un coup de verge à la fin de la séance. Bien que Père ne sut point lire, il n’oubliait jamais rien. C’était comme s’il tournait et retournait les choses dans sa tête pendant qu’il travaillait. Je pense que c’était un homme très intelligent qui n’avait pas de quoi employer son esprit. S’il avait eu à surveiller une de ces nouvelles machines à tisser dont j’ai entendues parler, cela aurait pu l’occuper, mais on ne connaissait pas encore ces choses-là à l’époque. Nous étions les seules machines qu’il avait, et, chaque quatrième dimanche, à Noël et à Pâques, nous aurions tant souhaité être les enfants de Beguildy, quand bien même notre pasteur en pensait du mal, et qu’il allait jusqu’à le condamner en chaire même nommément.
Je me rappelle une fois, après que Père nous eut très vilainement frappés, suite au long sermon de Pâques, Gideon avait sept ans et moi cinq, alors Gideon se leva soudain au milieu de la cuisine pour dire : « je veux et souhaite être le fils de Maître Beguildy et le diable peut avoir mon âme. Amen. »
Père fut au paroxysme de la colère, ce soir-là, assurément ! Il hurla après Mère de façon terrible, disant qu’elle avait fort mal réussi avec ses enfants, parce que la fille portait la marque du diable sur elle et maintenant il apparaissait que le fils venait du même malin. Cela je le sais parce que Mère me le dit plus tard. Mais moi ce dont je me souviens, c’est qu’elle se fit toute petite et comme, petite, elle l’était déjà, elle paraissait menue comme une fée. Et elle répondit : « Pouvais-je empêcher le lièvre de croiser mon chemin ? Pouvais-je l’en empêcher ? » Cela semblait si étrange de l’entendre répéter cela encore et encore. Même à présent, je peux revoir la pièce, quand je ferme les yeux et plus particulièrement quand j’ai près de moi un bouquet de coucous. Parce que, cette année-là, la fête de Pâques était soit tombée tard, soit dans une période de joli temps où les coucous sortent en avance en certains endroits abrités parce que nous en avions cueilli. La pièce était toute sombre comme une cave et le feu rougeoyant qui brûlait, tranquille et veillant, faisait penser à l’œil du Seigneur. Il y avait aussi un petit œil rouge sur chaque faïence dans le vaisselier où la lueur se laissait prendre. Bien souvent depuis ce moment, j’ai regardé ces lueurs rouges comme des échos du feu, de même que les cloches fantômes étaient les reflets des carillons, et je me disais que l’éclat et le faste de ce monde ne sont guère plus que des reflets. Des rangées et des rangées de lueurs de feu rougeoyantes, qui ne sont en fait que des ombres de feux. Des carillons de cloches joyeuses qui tintent et ne sont cependant que de simples ombres de cloches, un simple soupir qu’un mur de feuilles a fait rebondir ou qui s’est échappé des eaux lisses. Les yeux de Père aussi avaient emprisonné la lueur, de même que ceux de Gédéon, mais pas ceux de Mère, parce qu’elle se tenait, le dos au feu, près de la table, où se trouvaient les coucous, en train de desservir les tasses et les assiettes du souper. Et s’il paraît étonnant qu’une enfant si jeune ait pu se remémorer si clairement le passé, il faut savoir que le Temps grave ses images dans la mémoire, comme un enfant creuse des lettres avec son couteau, et moins les lettres sont nombreuses plus il creuse profondément. Ainsi, si peu d’événements étaient survenus à Sarn que nous ne pouvions les oublier. La voix de Mère s’accrochait à mon cœur comme les rangées d’ « herbes à matelas » se collent à vous sur le chemin. Elle avait une voix très plaintive et douce. Tout ce qu’elle disait semblait en dire davantage que les mots qu’elle utilisait et il lui arrivait d’être comme une funambule dans le noir ou comme quelqu’un tâtonnant dans de longs couloirs sombres, les deux mains étendues de chaque côté, sans lumière. Elle avait cette voix-là quand elle disait : « Pouvais-je empêcher le lièvre de croiser mon chemin ? Pouvais-je l’en empêcher ? »
Tout ce qu’elle disait, même s’il arrivait que ce ne soit point joyeux du tout, elle le disait avec un léger sourire, de ce sourire qui veut prévenir la colère de quelqu’un ou de ce sourire que l’on prend quand on s’est fait mal et qu’on ne veut pas le montrer. C’était un sourire douloureux qui ne la quittait pas. Aussi quand Père donna une autre raclée à Gideon pour avoir souhaité être le fils de Beguildy, Mère qui se tenait près de la table, dit : « Non Sarn ! Retiens toi ! Sarn ! » et elle continuait de sourire pour retenir les mains de Père de sa voix douce. Pauvre Mère ! Oh, ma pauvre Mère ! Nous rencontrerons-nous dans l’autre monde pour nous racheter de notre manque d’attentions pour toi ?
Je n’ai jamais oublié cette fête de Pâques, mais ce ne fut pas le cas de Gideon, semble-t-il, parce que quand je la lui ai rappelée, en disant qu’on ne devrait pas faire cette escapade il me répondit : « mais si, nous demanderons à la Tivvy du sacristain, d’écouter le sermon pour nous, de façon à pouvoir bien répondre. Et puis, je m’en fiche d’être fouetté du moment que je trouve quelques belles coquilles pour battre Jancis, parce que la dernière fois c’est elle qui a gagné.
Ces coquilles, vous le savez peut-être, sont des coquilles d’escargots que les enfants alignent sur un fil quand elles sont vides et avec lesquelles ils jouent comme vous, vous jouez avec des marrons. Nos bois étaient pleins d’escargots et Gideon faisait des matchs de coquilles avec des gars qui venaient parfois de plus de huit kilomètres d’au-delà de Plash. Il était connu de partout, parce qu’il jouait âprement, et pas du tout comme si c’était un jeu.
Toutes les cloches sonnaient quand nous partîmes ce dimanche de juin : les quatre cloches de métal de notre église et les quatre cloches fantômes venues de nulle part. Mère aidait Père auprès des abeilles, préparant une nouvelle ruche près du gros châtaignier pour y mettre l’essaim. Elles avaient essaimé dans un groseillier mort, et Mère avait dit avec son sourire particulier : « c’est un signe de mort »
Mais Gideon s’était écrié : Abeilles en mai valent un louis d’or
Abeilles en juin c’est chance encore
Et il avait ajouté : « tant que nous avons les abeilles, Mère, tout va bien pour nous, et meure qui veut »
Eh oui ! je crois que Gideon était bien âpre au gain, même alors. Mais Père pensa qu’il était un petit gars sensé et éclata de rire en disant :
« _eh bien nous avons une telle quantité d’abeilles à présent que si quelqu’un meurt, j’espère que ce ne sera pas moi qui devrais le leur annoncer »
_ où sont vos rameaux de romarin, vos livres de prière et vos mouchoirs propres » demanda Mère
Gideon avait espéré ne pas avoir à les prendre, mais il courut les chercher, et Mère replaça correctement mon fichu sur les épaules. Elle y épingla sa grosse broche avec une pierre noire, qu’elle avait eue quand George son second mourut, et pendant qu’elle l’agrafait, elle ne cessait de se dire à elle-même : « non qu’il importe vraiment comme la pauvre enfant est habillée. Chérie, ma chérie ! Mais pouvais-je empêcher le lièvre de croiser mon chemin ? Pouvais-je l’en empêcher ? »
Chaque fois qu’elle disait cela, sa voix devenait très plaintive et je repensais à quelqu’un qui cherchait à tâtons dans un couloir sombre.
« Alors Mère ! viens tenir la ruche pendant que je consolide la branche plus haut, dit Père, elles ont fait leur essaim trop près du sol»
J’aurais préféré rester, parce que j’aimais tellement voir cette grosse balle d’abeilles, dorée comme un gâteau de Noël, et entendre le bruit sourd que celles-ci faisaient.
Nous passâmes par le portail et le long du chemin de halage parce que c’était le plus court pour atteindre l’église et nous voulions attraper Tivvy avant qu’elle n’y entre. Il y avait des poules d’eau sur l’étang et l’eau était de la couleur de la lumière avec mille éclats.
« _Maintenant, dit Gideon, nous courons pour notre vie »
_ qui est après nous ?
_ les génies de l’eau »
Alors nous courûmes de toutes nos forces, et arrivâmes à l’église juste au moment où les deux dernières cloches commençaient leurs Ding Ding Dong, qui me faisaient toujours penser à la verge de bouleau.
Nous nous assîmes sur la tombe plate où, nous nous asseyions habituellement pour jouer au conquérant, et comme l’église était sur une petite colline nous pouvions surveiller les deux ou trois personnes qui venaient par les champs. Il y avait Tivvy avec son père, arrivant de East Coppy, et Jancis dans les prairies du bord de l’eau, où les grandes haies d’aubépines étaient toutes fleuries. Jancis était petite, pas grande comme moi, mais c’est elle qu’on voyait toujours la première avant qui que ce fût, parce que la lumière, semble-t-il, se rassemblait autour d’elle. Elle avait les cheveux dorés, et toutes les ombres de son visage paraissaient éclairées de leur pâle reflet. Je la comparais à un nénuphar blanc rempli de pollen jaune ou de miel. Elle avait une peau très blanche, d’un blanc crémeux, sans couleur aucune, sauf quand elle était surexcitée ou intimidée, et son visage doux et à fossettes avait juste la rondeur qu’il fallait. Sa bouche souriante était rouge, et ce sourire faisait courir ses fossettes les unes dans les autres. Je l’aurais, parfois, presque étranglée pour ce sourire-là.
Elle monta vers nous, très modeste, dans son corsage fleuri et sa jupe bleue, avec un bouquet fleuri à son fichu.
Bien qu’elle n’eût que deux ans de plus que moi, ayant l’âge de Gideon, elle semblait pourtant bien plus âgée car elle commençait déjà à sourire aux garçons, et les gens disaient « la Jancis de Beguildy va bientôt être courtisée ». Mais je savais, moi, que le vieux Beguildy n’aurait jamais l’intention de la marier. Il voulait la garder comme appât pour attirer les jeunes gars, parce que les gens qui passaient chez lui étaient pour la plupart soit des jeunes femmes sans argent soit de vieux pingres qui voulaient qu’on lance des sorts pour eux sans trop débourser. Aussi à cette époque, quand il vit comme Jancis s’épanouissait joliment, il l’encouragea à se parer et à s’asseoir à la fenêtre de la maison prise dans la roche, au cas où quelqu’un passerait par le sentier près de chez eux. Cela n’advenait qu’un dimanche dans le mois parce que Plash était presque aussi isolé que Sarn. Il fit une lanterne de verre couleur de rose rouge, et pendant que Jancis était assise dans l’encadrement de pierre de la fenêtre, il suspendait au-dessus d’elle cette lanterne dans laquelle il plaçait une grande bougie, à la façon des contrées étrangères et non pas comme chez nous qui utilisions des mèches de roseaux. Il avait en tête, que si un grand monsieur passait par là, allant à une foire ou à une bataille de coqs, au-delà des montagnes, il pourrait bien tomber amoureux d’elle, et là, Beguildy avait prévu de le faire entrer, de lui offrir une bière forte et de l’entretenir de charmes et d’enchantements, pour à la fin, lui proposer le tour de l’apparition de Vénus. Tout cela était écrit dans l’un de ses livres : comment l’on arrivait dans une pièce obscure, comment il fallait donner cinq pièces à cet homme avisé qui, ensuite disait la formule magique et comment en un instant apparaissait au milieu de la pièce, dans une lumière rose, et un parfum de rose, Vénus toute nue. Sauf que ce n’était pas Vénus mais Jancis. Cependant le grand Monsieur se fit attendre, et le seul homme qui vit Jancis à la fenêtre, fut Gideon , un soir d’hiver, alors qu’il rentrait du marché par là parce que l’autre route était inondée. Il en devint fou amoureux, et ne faisait que me parler d’elle jusqu’à me fatiguer. Il avait dix-neuf ans à l’époque ce qui est un âge où les garçons sont stupides. Avant cela, il ne faisait pas du tout attention à elle, sauf pour lui dire une chose ou une autre comme il le faisait avec moi. Mais ensuite il devint tout miel avec elle. Je n’aurais jamais pu croire qu’un homme si déterminé, si sûr de lui et si intelligent pouvait être aussi faible avec une fille. Mais ce soir-là il n’avait que dix-sept ans et il dit simplement :
« _ Ne vas pas à l’église, Jancis et viens aux coquilles avec nous
_ Oh dit Jancis, je voulais jouer au gravier vert
(elle avait une façon de dire « Oh » devant chaque mot qui faisait ressembler sa bouche à une rose. Mais le faisait-elle pour obtenir cet effet, ou parce qu’elle n’était pas bien vive et timide, je ne pourrais le dire)
_ Il n’y a rien à gagner au gravier vert dit Gideon, nous jouerons au conquérant
_ Oh ! Je voulais le gravier vert ! Tu me battras si on joue au conquérant.
_ Eh ! C’est bien pour ça qu’on va y jouer ! »
A ce moment Tivvy arriva par le portillon, et nous lui dîmes ce qu’elle devait faire. La pauvre créature était sotte, elle pouvait à peine retenir son propre nom, parce qu’il n’était pas du coin, alors, pensez…un sermon ! Mais Gideon prétendait que dès l’instant où elle en retiendrait une bribe, il reconstituerait le reste. Et il ajouta que si elle ne s’en souvenait pas suffisamment, il lui tordrait proprement le bras. Alors elle se mit à pleurer.
Puis nous vîmes le sacristain, venant à travers les champs labourés, très solennel avec son long bâton noir à bandes blanches, et nous entendîmes le poney pie du Pasteur qui trottait sur le chemin, alors nous filâmes en laissant Tivvy avec son petit menton rond tremblant et sa bouche tordue parce qu’elle pleurait sachant bien qu’elle ne retiendrait pas un mot du sermon. Tivvy à un sermon me faisait toujours penser à notre chien quand on le lavait. Il se couchait et laissait couler l’eau sur lui, ainsi elle laissait glisser le sermon sur elle. Aussi, je sus que les ennuis se préparaient.
C’était un bel après-midi, les hirondelles volaient haut dans le ciel, de fortes senteurs se dégageaient de la floraison de mai. Quand les cloches s’arrêtèrent, les nôtres et les autres, nous descendîmes regarder l’eau, pour tâcher d’y apercevoir le village, comme nous le faisions souvent le dimanche. Mais il n’y avait que notre église à l’envers, deux ou trois tombes et leurs croix, et le poney du Pasteur paissant, la tête renversée.
Parfois, les soirs d’été, quand le soleil était bas, la flèche se reflétait droit sur notre habitation, et je pensais que c’était comme si le doigt du Seigneur fut pointé sur nous. Nous descendîmes dans les marécages et trouvâmes quantité de coquilles, Gideon battit Jancis à chaque fois, ce qui fut une bonne chose, parce qu’à la fin il dit qu’il voulait bien jouer au gravier vert et tous deux furent contents. Seulement nous fûmes très en retard et faillîmes rater Tivvy.
« _ Maintenant raconte ! dit Gideon. Elle se mit à pleurer et dit qu’elle ne se rappelait de rien. Alors il lui tordit le bras et elle hurla : « feu qui ne n’éteint point »
Elle avait sûrement dit cela parce que c’était l’un des textes préférés du Sacristain qui le répétait constamment, tout en martelant la terre de son bâton.
_ Quoi d’autre ?
_ Rien
_ Je vais te tordre le bras à le déboîter, si tu ne trouves rien d’autre
Tivvy prit un air sournois, comme Pussy dans la laiterie et dit :
_ Le pasteur a parlé d’Adam et Eve , de Noé, de Shemamanjaphet et de Jésus à la crèche et des trente pièces d’argent.
Le visage de Gideon s’assombrit.
_ ça ne veut rien dire dit-il
_ Mais elle t’a quand même répondu. Tu dois la laisser partir maintenant »
Alors nous rentrâmes, avec l’ombre de la flèche qui s’étirait à travers toute l’étendue d’eau.
Père dit :
« _ Quel était le texte ?
_ Le feu qui ne s’éteint point.
_ De quoi parlait le sermon ?
Le pauvre Gideon se mit à inventer une histoire avec toutes les choses que Tivvy lui avait dites. Personne n’a entendu pareille histoire ! Père restait parfaitement tranquille sur son siège, et Mère souriait très douloureusement, elle était debout près du feu, en train de faire revenir une tranche de lard.
Tout à coup Père hurla :
_ « Menteur ! Menteur ! Le pasteur vient juste de passer pour savoir s’il y avait des malades puisque aucun de nous n’était venu à l’église. Non seulement tu es allé te balader, tu mens, mais en plus tu te moques de moi !
Son visage passa du rouge au violet avec les veines apparentes, comme de la viande crue. C’était horrible à voir. Il alla prendre la baguette pour le cheval et dit :
« je vas t’administrer la plus belle raclée de ta vie »
Il traversa la cuisine vers Gideon.
Mais soudain, Gideon se rua sur lui, tête baissée et le prenant par surprise, le renversa proprement.
Alors, soit que Père ait mangé trop copieusement après sa rude journée de travail auprès des abeilles, soit qu’il fût dans une telle rage avec ensuite la surprise de la chute, nous ne l’avons jamais su, mais toujours est-il qu’il fut pris d’une attaque. Il ne bougea plus, mais resta couché sur le dos, sa respiration bruyante remplissait toute la maison comme un ronflement dans la nuit. Mère lui dénoua sa cravate du dimanche, le souleva, lui mit de l’eau froide sur le visage, mais rien n’y fit.
L’affreux ronflement persistait et semblait engloutir tous les autres bruits qui s’éteignaient comme des mèches de roseaux dans le vent. On n’entendait plus ni le tic-tac de l’horloge, ni le ronronnement du chat, ni le grésillement du lard, ni les bourdonnements d’abeilles à la fenêtre. Il semblait aussi engloutir la lumière, et le parfum des roses blanches dehors, toutes les sensations de mon corps et ma faculté à réfléchir. Nous n’étions tous devenus qu’une partie de ce sinistre ronflement.
_ Sarn ! Sarn ! s’écria Mère, Oh! Sarn, pauvre âme reviens à toi !
Elle essaya de verser entre ses lèvres de la liqueur de genièvre mais elles étaient trop serrées. Puis le ronflement se changea en râle, horrible à entendre, puis peu après il s’arrêta et ce fut un terrible silence, comme si toute la terre était devenue muette. Pendant tout ce temps, Gideon était resté pétrifié, n’ayant en tête, m’avoua-t-il plus tard, que le fouet avec lequel Père avait voulu le frapper. Et, bien qu’il n’eût jamais vu de morts auparavant, quand Père se tint tranquille, que l’endroit devint silencieux, il dit de sa voix habituelle, avec à peine un léger tremblement :
« _ Il est mort Mère. Je m’en vas le dire aux abeilles ou nous pourrions bien les perdre. »
Nous pleurâmes un long moment, Mère et moi, et quand nous ne pûmes plus pleurer, les petits bruits réapparurent : le tic-tac de l’horloge, le crépitement du bois dans le feu et la respiration du chat dans son sommeil ;
Quand Gideon revint, nous pûmes à nous trois placer Père sur un matelas et le recouvrir d’un drap propre. Il avait de beaux traits maintenant que son visage n’était plus violet.
Gideon ferma portes et fenêtres, alla voir les bêtes et vérifia que tout allait bien.
« _ Vaut mieux dormir, maintenant Mère dit-il. Tout va bien les bêtes sont rentrées. J’ai prévenu chacune des ruches et j’ai pu voir que les abeilles étaient satisfaites et qu’elles me voulaient bien comme maître ».