Répondre à : TROLLOPE, Anthony – Alice Dugdale

Accueil Forums Textes TROLLOPE, Anthony – Alice Dugdale Répondre à : TROLLOPE, Anthony – Alice Dugdale

#161307
Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
Maître des clés

    Il avait deux fils et cinq filles. Les fils, à l’armée, n’étaient plus sous son contrôle. Les filles étaient encore toutes à la maison, et elles étaient tout à fait sous le contrôle de leur mère. En vérité, tout à Brook Park était sous le contrôle de Lady Wanless – même si aucun homme ne se donnait un air plus autocratique que Sir Walter. C’était sur les épaules de Lady Wanless que reposait le fardeau des cinq filles, et dans leur intérêt, elle devait veiller à ce que Brook Park reste accueillant, et ce avec des moyens de plus en plus précaires. Lady Wanless était une femme fort occupée à accomplir son devoir, d’une façon certes imparfaite, mais au mieux de ses capacités. Elle était habillée avec raffinement, pas pour son propre confort, mais en vertu de ce sentiment qu’une alliance avec les Wanless ne saurait pas attirer les jeunes gens convenables si elle ne se montrait pas elle-même majestueuse. Les jeunes filles étaient élégamment vêtues, mais oh, combien cela demandait-il de soins, d’économies, et de travail pour elles-mêmes, pour Lady Wanless et les deux femmes de chambres ! Leur père, avec son élection, ses affaires agricoles et une période de vie dispendieuse pendant ses jeunes années, n’avait pas été à la hauteur pour sa famille. Lady Wanless le savait, et ne le lui avait jamais reproché. Mais c’était à elle de rétablir la situation, ce qu’elle ne pouvait faire qu’en trouvant des maris à ses filles. Pour y parvenir, le prestige des Wanless devait être maintenu, mais avec des moyens limités il est tellement difficile de maintenir le prestige d’une famille ! Un duc désargenté peut peut-être y parvenir, ou même un comte, mais la situation d’un baronnet n’est pas suffisamment élevée pour lui permettre de servir du mauvais vins à ses hôtes, sans porter gravement préjudice à ses filles à marier.

    On avait déjà commencé ce qu’on espérait être une longue suite de succès : la fille aînée, Sophia, était fiancée. Lady Wanless n’avait pas visé très haut, sachant qu’un échec dans une telle opération ne pouvait amener que de grands malheurs. Sophia était fiancée au fils aîné d’un squire du voisinage.  La propriété du squire n’était pas très vaste à vrai dire, et il n’était pas susceptible de mourir prochainement, mais il y avait moyen d’en vivre pour l’instant, et d’espérer une rente future de 4.000 livres par an. Le jeune Mr. Cobble habitait maintenant à la maison, et avait été parfaitement accepté par Sir Walter lui-même. La plus jeunes des filles, qui n’avait que dix-neuf ans, était tombée amoureuse d’un jeune clergyman. Cela ne convenait pas du tout, et le jeune clergyman n’était pas autorisé à venir à Brook Park.

    La beauté, c’était Georgiana, et pour elle, plus que pour toute autre, on avait l’espoir d’un destin prestigieux. Et c’était à elle que songeait maintenant Lady Wanless. Le Major était une trop belle proie pour qu’on le laissât échapper. Georgiana, à sa manière froide et impassible, semblait apprécier le Major, et dans son esprit Lady Wanless les avait immédiatement associés l’un à l’autre, avec cet esprit de décision qui devait être le sien face à toutes les difficultés qu’elle devait affronter. Elle n’avait aucun scrupule, certaine qu’elle était que ses filles feraient de bonnes et honnêtes épouses, et que le sang des Wanless constituait une dot en lui-même.

    On avait demandé au Major d’arriver tôt, car il était prévu de visiter des ruines à huit miles de là : Owless Castle, comme on les appelait. Lady Wanless aimait à y conduire ses hôtes, parce que l’historique de la famille proclamait que les Wanless y a   vaient vécu dans un passé lointain. Le château appartenait toujours à Sir Walter, même si malheureusement les terres à parcourir pour s’y rendre étaient pour la plus grande partie tombées en d’autres mains. Owless et Wanless étaient supposés avoir la même origine, et il y avait donc là matière à de nombreuses discussions sur la famille.

    « Je suis ravi de vous voir à Brook Park » dit Sir Walter quand ils se rencontrèrent lors du petit déjeuner. « Quand j’étais à Oxford, j’étais au collège de  Christchurch, et votre père était à Wadham, et je me souviens fort bien de lui. » Il avait prononcé exactement les mêmes mots quand le Major avait été reçu auparavant, et ces mots impliquaient clairement l’idée que Christchurch, bien que largement supérieur, pouvait condescendre à reconnaître Wadham – dans certaines circonstances. Du baronnet, on ne vit et n’entendit plus rien jusqu’au dîner.

    Lady Wanless prit place dans une voiture découverte avec trois de ses filles, parmi lesquelles se trouvait Sophia. Puisque son cas était réglé, il n’était pas nécessaire de lui allouer l’une des deux selles d’amazone. Le jeune Cobble, à qui on avait demandé de faire venir deux chevaux de Cobble Hall afin que Rossiter pût monter l’un des deux, trouva cela un peu dur. Mais la décision de Lady Wanless était sans appel. « Vous pourrez profiter d’elle autant que vous voudrez ce soir », lui dit-elle, lui prenant affectueusement le bras, « et il est absolument nécessaire que Georgiana et Edith puissent travailler leur équitation. » Ainsi, on fit en sorte que Georgiana chevauche aux côtés du Major, et Edith, la troisième fille, aux côtés du jeune Burmeston, le fils de Cox & Burmeston, brasseurs en la ville voisine de Slowbridge. Un brasseur de la campagne, ce n’est pas vraiment ce que Lady Wanless aurait préféré, mais dans la difficile situation qui était la sienne, un brasseur jeune et riche valait le coup qu’on s’en préoccupe. Tout ceci était un peu difficile pour Mr. Cobble, qui s’il avait su, n’aurait pas fait venir ses chevaux.

    Notre Major vit d’un coup d’œil que Georgiana était bonne cavalière.

    Il aimait les demoiselles qui montaient à cheval, et il doutait qu’Alice en eût tenté l’expérience une fois dans sa vie. Que d’avantages perd une jeune fille obligée de passer toutes ses journées dans une nursery ! Pendant un moment, de telles idées lui traversèrent l’esprit. Puis il interrogea Georgiana sur le paysage qu’ils avaient autour d’eux. « C’est parfait, vraiment » dit Georgiana. Elle regardait droit devant elle ; elle était assise bien droit sur sa monture. Il n’y avait pas le moindre flottement, pas le moindre signe d’inconfort. Elle ondulait facilement, et même avec grâce, quand le cheval trottait.

    « Je vois que vous aimez l’équitation », dit le Major. « En effet, j’aime monter » répondit Georgiana. Le ton avec lequel elle évoquait sa présente occupation était beaucoup plus animé que celui avec lequel elle avait exprimé son intérêt pour le paysage.

    Une fois arrivés aux ruines, ils descendirent tous de cheval, et Lady Wanless leur conta toute l’histoire des Wanless et des Owless, et le jeune brasseur fut émerveillé devant l’ancienneté et la noblesse de la famille. Mais à ce moment, c’était surtout du Major qu’elle se préoccupait. « Les Rossiter sont une ancienne famille également » dit-elle en souriant, « mais peut-être ne vous souciez-vous guère de ces choses. »

    « Mais si, au contraire » dit-il. Ce qui était vrai – car il était fier de descendre des Rossiter qui étaient depuis quatre siècles en Herefordshire. « Le souvenir des mérites du passé sera toujours une motivation pour les mérites à venir. »

    « Tout à fait, Major Rossiter. C’est étrange de constater que Georgiana m’a cité la même maxime hier en employant presque les mêmes mots. »

    Georgiana fut la première surprise, mais elle ne contredit pas sa mère, même si elle fit à sa sœur une grimace que personne d’autre ne put voir. Puis Lady Wanless s’en alla retrouver le brasseur et Edith, laissant le Major seul avec Georgiana. Les deux autres filles, dont la plus jeune était celle qui avait ce malheureux penchant pour le pasteur, se promenaient parmi les ruines.

    « Je me demande s’il a réellement existé des gens qui s’appelaient Owless » dit Rossiter, ne sachant pas trop quel sujet aborder.

    « Bien sûr qu’ils ont existé. Maman le dit toujours. »

    « Voilà qui règle la question, n’est-ce pas ? »

    « Je ne vois pas pourquoi il n’aurait pas existé une famille Owless. Non, merci, je ne m’assieds pas sur ce muret, cela salirait mes vêtements. »

    « Mais vous allez être fatiguée. »

    « Non, pas particulièrement. Ce n’est pas si loin. Je rentrerais bien en voiture, mais je ne peux pas bien sûr, à cause de ma tenue d’équitation. Oh, oui, j’aime beaucoup danser, j’adore cela. Nous avons toujours deux bals chaque année à Slowbridge. Et il y en a d’autres dans le comté. Je ne pense pas qu’il y ait jamais de bals à Beetham. »

    « Il n’y a personne pour en donner. »

    « Miss Dugdale ne danse-t-elle jamais ? »

    Le Major dut réfléchir un instant avant de répondre à la question. Pourquoi diable Miss Wanless demandait-elle si Alice dansait ? « J’en suis sûr. Maintenant que j’y pense, je l’ai entendue parler de danse. Vous ne connaissez pas Alice Dugdale ? » Miss Wanless secoua la tête. « Elle mérite d’être connue. »

    « J’en suis sûre. J’ai toujours entendu dire que vous le pensiez. Elle est bien bonne pour tous ces enfants, n’est-ce pas ? »

    « Oui, vraiment. »

    « Elle serait presque jolie si elle n’était pas aussi – aussi courtaude, je dirais. » Alors ils remontèrent à cheval et s’en retournèrent à Brook Park. Si Georgiana était fatiguée, elle n’en montra rien, et elle passa sous le portique comme la plus gracieuse des cavalières.

    « Je crains que vous ne l’ayez un peu trop fatiguée » dit Lady Wanless au Major ce soir-là. Georgiana était allée se coucher un peu plus tôt que les autres.

    C’était un peu dur pour lui, car ce n’était pas lui qui avait proposé la promenade à cheval. « C’est vous qui avez tout organisé, Lady Wanless ».

    « Oui, c’est vrai », dit-elle en souriant. J’ai organisé notre petite excursion, mais ce n’est pas moi qui lui ai parlé toute la journée. » Et cela aussi était quelque peu injuste, car presque tous les mots échangés entre les deux jeunes gens ont été rapportés ici.

    Le jour suivant, on continua à les pousser l’un vers l’autre, et avant qu’ils ne se séparent pour la nuit, Lady Wanless glissa à nouveau un petit mot qui indiquait très clairement qu’un lien d’amitié très spécial existait entre le Major et sa deuxième fille. « Vous avez raison », dit-elle en réponse à un compliment qu’elle l’avait contraint à faire, « elle monte très bien à cheval. Quand j’étais à Londres en mai, je n’ai vu personne qui ait une telle aisance. Miss Green, qui enseigne l’équitation aux filles de la Duchesse de Ditchwater, a déclaré qu’elle n’avait jamais rien vu de pareil. »

    Tôt le matin du troisième jour, il devait retourner à Beetham, avec l’intention de repartir pour Londres le même après-midi. On lui ménagea alors une occasion pour faire ses adieux, et il prit un moment dans ses mains les doigts de la jeune fille. A ce moment personne ne les regardait, mais il savait que c’était cela qui rendait ce geste d’autant plus dangereux. Rien ne pouvait être plus intentionnel que la conduite de la jeune fille, conduite qui ne fut en aucun cas trop osée. Elle accepta cette tendre pression, mais elle montra plutôt de la réserve qu’une préférence trop marquée. Ce n’était pas sa faute si elle se trouvait seule avec lui un moment. Elle ne baissa pas les yeux. Et pourtant il sembla au Major, lorsqu’il sortit dans le hall, que tant de choses s’étaient passées entre eux qu’il était presque obligé de lui faire sa demande. Dans le hall se trouvait le baronnet qui voulait lui souhaiter bon voyage – un honneur qu’il ne faisait à ses hôtes que lorsqu’il entendait les traiter avec de grands égards. « Lady Wanless et moi-même sommes ravis de vous avoir reçu ici » dit-il. « Transmettez mes meilleurs souvenirs à votre père, et dites-lui que je me souviens très bien du temps où j’étais à Christchurch et lui à Wadham. » Ce n’était pas rien qu’un baronnet doté de tels sourcils et d’une si belle veste vous prenne la main d’une façon aussi paternelle.

    Et pourtant, tandis qu’il retournait à Beetham, il n’était pas tellement de bonne humeur. Il lui semblait avoir été presque absorbé par les Wanless, sans que rien ne se fasse de sa propre volonté. Il essaya de se consoler en se disant que Georgiana était, sans le moindre doute, une jeune femme remarquablement séduisante, et une parfaite cavalière – comme si c’était là tout ce qui comptait pour lui à l’instant présent ! Puis il passa à la maison du docteur pour dire un mot d’adieu à Alice.

    « Votre séjour a-t-il été agréable ? » demanda-t-elle.

    « Oh, oui, tout était parfait ».

    « La deuxième Miss Wanless est bien belle, n’est-ce pas ? »

    « Elle est séduisante, certainement. »

    « Je dirais qu’elle est ravissante », dit Alice. « Vous êtes allé à cheval avec elle l’autre jour jusqu’à ce vieux château. »

    Comment pouvait-elle déjà le savoir ? « Oui, nous étions plusieurs à y aller. »

    « Et quand retournez-vous là-bas ? »

    En réalité, on avait parlé d’une prochaine visite, et Rossiter avait presque promis qu’il reviendrait. Lorsque des invitations aussi vagues sont faites, il est impossible de ne pas promettre. Un homme ne peut pas indéfiniment prétendre qu’il n’est pas disponible. Mais comment se faisait-il qu’Alice sache tout ce qui s’était passé ? « Je ne peux pas dire que nous avons fixé une date précise » répondit-il, presque avec colère.

    « Je suis au courant de tout, vous savez. Ce jeune Mr. Burmeston était chez Mr. Tweed et nous a dit à quel point vous étiez en faveur là-bas. Si tel est le cas, je dois vous féliciter, car je pense vraiment que cette jeune fille est la plus belle que j’aie vue de ma vie. » Elle prononça ces paroles en souriant, et les appuya d’un petit mouvement de tête joyeux. Si elle devait avoir le cœur brisé, au moins, lui n’en saurait rien. Et elle espérait toujours, elle pensait toujours, qu’en étant assidue à son travail, elle parviendrait à surmonter cette épreuve.

    CHAPITRE IV. LES GENS DE BEETHAM.

    Avant une semaine, la nouvelle que le Major Rossiter était sur le point d’épouser la deuxième des demoiselles Wanless s’était répandue à travers Beetham, et la ville apprécia fort cette nouvelle. Beetham aimait à ce qu’un de ses enfants fût introduit dans cette grande famille, et surtout qu’il ait l’honneur de recevoir la main d’une jeune fille dont tous reconnaissaient la beauté. Beetham, un mois plus tôt, avait déclaré qu’Alice Dugdale, originaire elle-même de la ville – elle y était née, y avait grandi, et y avait toujours vécu – aurait l’honneur d’épouser le jeune héros. Mais on pouvait douter que Beetham ait été entièrement satisfaite de cette combinaison. On est toujours prompt à envier la chance de ceux avec qui on a toujours été familier. Pourquoi Alice Dugdale plutôt que les demoiselles Tweed, ou Miss Simkins, la fille de l’avocat, qui jouirait certainement d’une jolie petite fortune à elle – ce qui, malheureusement, ne serait pas le cas d’Alice Dugdale ? On sentait qu’Alice n’était pas assez bien pour le héros, Alice qu’on avait vu avec tous les enfants Dugdale, promenant leurs landaus presque tous les jours depuis la naissance de l’aîné ! Nous préférons toujours l’autorité d’un étranger, à l’autorité d’un individu choisi parmi nous. Et puisque le héros ne pouvait pas être partagé entre les deux demoiselles Tweed, Miss Simkins, Alice, et trois ou quatre autres encore, il était préférable qu’il les quitte toutes, et aille chercher une compagne dans des contrées plus élevées. Tous sentaient la grandeur des Wanless, et pensaient comme Mrs. Rossiter que l’étoile montante du village pourrait, par ce noble mariage, obtenir tout le soutien que demandait son ascension.

    Sans doute, il existait un parti qui pensait qu’Alice serait l’heureuse élue. Mrs. Dugdale, la belle-mère, s’en était vantée, et le vieux Mr. Rossiter avait murmuré sa secrète conviction à l’oreille de chacun de ses heureux paroissiens. Le Docteur Dugdale lui-même avait autorisé ses patients à le questionner sur le sujet. Cela devenait si fréquent qu’Alice elle-même en était secrètement indignée – et en aurait été ouvertement indignée si elle avait seulement pu se résoudre à aborder la question. Si elle l’avait fait, tout Beetham aurait été scandalisé par l’inconstance de son héros.

    Mais, en tout cas chez les dames, on était bien loin de ces pensées. Evidemment, un homme comme le Major devait obtenir ce qu’il y avait de mieux pour lui-même. Se marier est une affaire sérieuse, et ce n’est pas parce qu’un jeune héros, emporté par la ferveur d’une vieille amitié, s’était laissé aller à embrasser une jeune fille dès son retour à la maison, qu’il devait se sentir obligé de l’épouser.

    Tout Beetham connaissait l’histoire du baiser, et les autorités compétentes avaient décrété que cela ne voulait rien dire. C’était une dernière manifestation des joyeuses embrassades de l’enfance, et si Alice avait la folie de vouloir lui donner plus de signification, elle devrait payer le prix de cette folie. « C’était en présence du père de la jeune fille », dit Mrs. Rossiter en défendant son fils face à Mrs. Tweed, et Mrs. Tweed avait émis l’opinion que ce baiser devait en effet compter pour rien.  L’innocence du Major était reconnue – et cette innocence se fraya même un chemin jusqu’à la nursery du Docteur, si bien qu’Alice dut admettre que le jeune homme pouvait épouser la fille de Brook Park sans faillir à l’honneur. En formulant cette pensée, elle n’ajoutait pas à son chagrin. Si le jeune homme voulait épouser cette fille, grand bien lui fasse. Et elle lui trouvait des excuses au fond de son cœur. Ce que recherche généralement un homme, se disait-elle, c’est une belle femme, et on ne pouvait douter de la beauté de Miss Georgiana Wanless. Seulement… Seulement… Seulement, il y avait certains mots qu’il n’aurait jamais dû prononcer !

    Environ une semaine après la visite du Major, un évènement retint l’attention des gens de Beetham :  la voiture de Brook Park s’arrêta devant la porte du presbytère. Ce n’était pas un fait complètement nouveau. S’il n’y avait eu aucun précédent, on aurait eu du mal à trouver une explication dans les circonstances actuelles. Lady Wanless venait peut-être une fois tous les deux ans au presbytère, et sa visite était toujours suivie d’une invitation à Brook Park, durant laquelle on faisait toujours référence à Wadham et à Christchurch. Mais cette visite n’était pas de celles-là, car seulement neuf mois s’étaient écoulés depuis la dernière – une irrégularité dont tout Beetham se rendit parfaitement compte. Miss Wanless et la troisième fille accompagnaient leur mère, Georgiana étant restée à la maison. Beetham ne sut jamais ce que se dirent les deux vieilles dames, mais on put faire des conjectures. Cela dut ressembler à peu près à ceci :

    « Nous étions tellement heureux d’avoir le Major chez nous », avait dit Milady.

    « C’était si aimable de votre part. »

    « Sir Walter l’adore. »

    « Sir Walter est si bon. »

    « Et nous sommes très heureux de l’avoir parmi nos jeunes gens. » Et ce fut tout ; mais c’était suffisant pour faire comprendre à Mrs. Rossiter que John pourrait avoir Georgiana dès qu’il la demanderait, et que Lady Wanless attendait de lui qu’il fasse sa demande. Puis elles se séparèrent avec des signes d’affection plus forts que jamais, et il y eut une poignée de main et un signe de tête qui voulaient dire beaucoup. Alice resta muette, et fit son travail en s’efforçant de rester joyeuse. Encore et encore, elle se disait : que m’importe ? Même si elle était malheureuse, même si elle ressentait au cœur une douleur vive, réelle, perpétuelle, en quoi cela était-il important tant qu’elle pouvait continuer à vaquer à ses occupations ? Certaines personnes en ce bas monde doivent être malheureuses – peut-être la plupart des gens. Et ce chagrin, même si elle ne pouvait s’en défaire, elle pourrait finir par le supporter. Elle était même contrariée qu’il y ait le moindre chagrin : la providence lui avait assuré des conditions de vie qui n’étaient pas dénuées de charme. Elle aimait sincèrement ceux qui l’entouraient – son père, ses petits frères et sœurs et même sa belle-mère fatiguée et désœuvrée. Elle était la reine de la maison, la reine de ses petites occupations, et elle aimait être une reine, et elle aimait être occupée. Personne ne la réprimandait, personne ne la grondait, personne ne la contredisait. Elle avait la satisfaction de se savoir utile. Pourquoi cela ne lui aurait-il pas suffi ? Elle se méprisait parce qu’il y avait un vide dans son cœur, parce qu’il lui semblait se ratatiner sur elle-même dès que le nom de Georgiana Wanless parvenait à ses oreilles. Et pourtant elle prononçait ce nom elle-même, et pouvait parler des Wanless avec ce qui ressemblait à de l’admiration. Et elle répétait qu’il était bon pour les hommes de se battre pour faire leur chemin dans le monde, et que le monde lui-même s’améliorait à travers ces efforts individuels. Mais elle ne prononçait pas le nom de John Rossiter, pas plus qu’elle ne supportait qu’on le prononçât devant elle en faisant la moindre référence à elle-même.

    Mrs. Dugdale, même si elle était usée et désœuvrée – comme un vieux meuble tout penché et sans la moindre utilité et fait d’un mauvais bois, comme il a déjà été dit, Mrs. Dugdale voyait cela mieux que quiconque, et elle en était indignée. Perdre Alice, ne plus avoir personne pour repriser et recoudre, ce serait la fin de son propre confort. Mais, même si c’était une bonne à rien, elle avait bon cœur, et elle savait qu’Alice était trahie. Seule Alice avait des droits sur le héros, et non cette petite snobinarde de Brook Park. Ce fut ainsi qu’elle aborda la question avec le Docteur, et après un moment elle ne put s’empêcher d’en parler avec Alice elle-même. « Si ce dont ils parlent doit arriver, alors je penserai plus de mal de John Rossiter que je n’en ai jamais pensé de tout autre homme au monde. » dit-elle un jour, en présence de son époux et de sa belle-fille.

    « John Rossiter ne s’en portera pas beaucoup plus mal » dit Alice, sans se détourner un instant de son travail. Sa voix avait un ton taquin, comme si elle se moquait de la bêtise de sa belle-mère. « Vraiment, on dirait que les hommes peuvent faire tout ce qui leur passe par la tête de nos jours » continua Mrs. Dugdale.

    « Je suppose qu’ils sont maintenant tels qu’ils ont toujours été », dit le Docteur. Un homme peut se montrer déloyal s’il le souhaite, aujourd’hui comme hier. »

    « Je trouve cela indigne d’un homme » dit Mrs. Dugdale. « Si j’étais un homme, je rosserais le Major. »

    « Et pourquoi le rosseriez-vous ? » lui répondit Alice, qui se leva ; et ce faisant, elle jeta sur la table la petite robe sur laquelle elle travaillait. « Si vous aviez le pouvoir de le rosser, pour quelle raison le feriez-vous ? »

    « Parce qu’il ne se conduit pas bien envers toi. »

    « Qu’en savez-vous ? Vous ai-je jamais dit cela ? Avez-vous entendu un seul mot qu’il m’aurait dit, qui pourrait confirmer qu’il se conduit mal envers moi ? C’est vous qui vous conduisez mal envers moi quand vous me parlez comme cela. »

    « Alice, ne sois donc pas si violente » dit le Docteur.

    « Mon père, je vais vous dire une chose, et je ne la répèterai pas, et ensuite, par pitié, par pitié, qu’il n’en soit plus question. Je n’ai aucun droit de me plaindre en quoi que ce soit du Major Rossiter. Il ne m’a fait aucun mal. Ceux qui m’aiment ne devraient pas associer son nom au mien.

    « C’est un brigand » dit Mrs. Dugdale.

    « Ce n’est pas un brigand. C’est un gentleman, pour ce que j’en sais, depuis le sommet de son crâne jusqu’à la plante de ses pieds. Vous rendez-vous compte à quel point vous faites peu de cas de moi lorsque vous parlez de lui ainsi ? Ôtez tout ceci de votre esprit, mon père, et que tout redevienne comme avant. Pensez-vous que je sois transie d’amour pour qui que ce soit ? J’ai dit que le Major Rossiter était un honnête homme et un gentleman, mais je ne donnerais pas le petit doigt de mon petit Bobby contre toute sa personne. »

    Il y eut un silence, puis le Docteur dit à sa femme qu’il valait mieux ne plus prononcer entre eux le nom du Major. En cette occasion, Alice s’était montrée très fâchée contre Mrs. Dugdale, mais le soir même et le lendemain matin, elle se fit encore plus tendre qu’elle ne l’était habituellement envers sa belle-mère. Cette dernière avait eu tort de s’emporter contre le major, mais Alice n’en avait pas moins été touchée.

    Quelque temps après, un soir, le pasteur vint trouver Alice alors qu’elle cueillait des fleurs dans un chemin aux environs de Beetham. Elle avait tous les enfants avec elle, et était occupée à remplir le tablier de Minnie avec des fleurs cueillies sur la haie. Le vieux Mr. Rossiter s’arrêta pour leur parler, et après un moment il parvint à convaincre Alice de marcher en sa compagnie. « N’avez-vous pas eu de nouvelles de John ? » demanda-t-il.

    « Oh, non », répondit Alice, presque en sursautant. Et elle se dépêcha d’ajouter : « Personne chez nous n’a de raisons d’avoir de ses nouvelles. Il n’écrit à aucun de nous. »

    « Je me disais que vous aviez peut-être reçu un message. »

    « Je ne pense pas. »

    « Il sera ici très bientôt. » dit le pasteur.

    « Oh, vraiment ». Elle n’eut qu’un instant pour y réfléchir, mais elle continua : « Je suppose qu’il se rendra à Brook Park. »

    « Je le crains. »

    « Vous le craignez… mais pourquoi devriez-vous le craindre, Mr. Rossiter ? S’il va là-bas, c’est que c’est l’endroit où il doit être. »

    « C’est ce dont je doute, ma chère. »

    « Ah ! Je ne sais rien de tout cela. Dans ce cas, je suppose qu’il ferait mieux de rester à Londres. »

    « Je ne pense pas que John se soucie beaucoup de Miss Wanless. »

    « Et pourquoi ? Elle est la plus ravissante jeune femme que j’aie jamais vue. »

    « Je ne crois pas qu’il s’en soucie beaucoup, parce que je crois que son cœur est pris ailleurs. Alice, c’est vous qui avez son cœur. »

    « Non. »

    « Je crois que si, Alice. »

    « Non, Mr. Rossiter. Pas moi. Ce n’est pas le cas. Je ne sais rien de Miss Wanless, mais je peux parler de moi-même. »

    « Il me semble que c’est de lui que vous parlez en ce moment. »

    « Alors, pourquoi va-t-il là-bas ? »

    « C’est justement ce que j’ignore. Pourquoi va-t-il là-bas ? Pourquoi prenons-nous si souvent la mauvaise décision, alors que nous voyons quelle est la bonne ? »

    « Mais nous ne manquons jamais de faire ce dont nous avons envie, Mr. Rossiter. »

    « Si, cela arrive – lorsque nous y sommes contraints. Alice, j’espère, j’espère que vous serez sa femme. » Elle s’efforça de soutenir que cela était impossible, qu’elle-même se sentait bien trop libre pour cela, mais les mots ne purent pas franchir ses lèvres, et elle ne put que sangloter tandis qu’elle faisait un effort pour retenir ses larmes. « S’il vient à vous, donnez-lui une nouvelle chance, même s’il s’est montré déloyal envers vous pendant un moment. »

    Puis elle se retrouva seule au milieu des enfants. Elle dut sécher ses larmes et retenir ses sanglots, parce qu’elle savait que Minnie était assez grande pour en comprendre la signification si elle les voyait ; mais elle se sentait incapable pour le moment de rentrer à la maison. Elle les laissa dans le couloir et ressortit, pour emprunter un petit sentier qui courait entre les buissons au fond du jardin.

    « Je crois que son cœur est ailleurs. » Se pouvait-il qu’il en fût ainsi ? Et si c’était le cas, quelle valeur peut avoir l’amour d’un homme si cet amour le pousse d’un côté tandis que lui-même va de l’autre ? Elle pouvait tout à fait comprendre que cela n’avait pas été une histoire de cœur ; qu’étant un homme et non une femme, il avait pu faire de ce tournant de sa vie une question de calcul, et avait pu se laisser porter ici ou là sans qu’il soit question d’amour. Tout comme il aurait pu chercher une demeure convenable, il pouvait rechercher une épouse convenable. En se fondant sur cette réflexion, elle avait osé déclarer à son père et à sa mère que le Major Rossiter n’était pas un coquin, mais un parfait gentleman. Mais tout cela n’était pas compatible avec ce que lui disait le père. « Alice, son cœur t’appartient », lui avait dit le vieil homme. Comment pouvait-il le savoir ? Et pourtant son affirmation était si douce, si sereine, si pleine à ses oreilles de céleste musique, que sur le moment elle ne put en douter elle-même. « S’il vient vers toi, donne-lui une nouvelle chance ». Eh bien, pourquoi pas ? Jamais elle ne parlait de Miss Wanless sans la louer, elle se forçait à jurer que Miss Wanless était l’épouse qui lui convenait, mais elle se connaissait trop bien elle-même pour ne pas savoir qu’elle valait bien mieux que Miss Wanless. Pour cette raison, elle pouvait, avec la conscience tranquille, donner au Major une nouvelle chance. Ce cher vieux pasteur ! Il avait tout vu, il avait su, il avait compris. Si elle devait un jour devenir sa belle-fille, il aurait sa récompense. Elle ne se disait pas qu’elle espérerait le retour du jeune homme, mais s’il revenait, elle donnerait une nouvelle chance au pasteur. Voilà quelles étaient ses pensées à ce moment. Mais avant longtemps, elle dut en changer.

    CHAPITRE V. L’INVITATION

    Quand le Major Rossiter réfléchissait à sa propre conduite, comme les hommes y sont souvent poussés par leur conscience qui vient s’opposer à leurs désirs, il n’était pas très satisfait de lui-même. A son retour des Indes, il s’était retrouvé pourvu d’un confortable revenu, et avait commencé une vie agréable, sans penser beaucoup au mariage. Il n’est pas fréquent qu’un homme recherche une femme simplement parce qu’il s’est décidé à en trouver une : il se promène plutôt nonchalamment, jusqu’à ce que se présente à lui cet être, qui sur le moment lui semble tout à fait désirable, et alors il réfléchit au mariage. Ainsi en avait-il été de notre Major. Alice s’était présentée à lui comme un être tout à fait désirable – un être qui, lorsqu’on le touchait ou qu’on le regardait, semblait si plein de douceur, qu’il était à ses yeux la plus charmante chose au monde. Il n’était pas un homme direct – un homme qui pouvait voir pour la première fois une jeune fille le lundi, et lui proposer le mariage le mardi. Quand l’idée de faire d’Alice sa femme se présenta pour la première fois à son esprit, il devint réservé et peu démonstratif. Le baiser n’avait, en vérité, pas eu plus de signification que ne l’avait deviné Mrs. Tweed.

    A partir du moment où il commença à penser qu’il l’aimait, il n’osa même plus imaginer l’embrasser à nouveau.

    Mais bien qu’il pensât l’aimer – il serait peut-être plus juste de dire, en ces premiers temps de ses sentiments : bien qu’il la préférât à toute autre femme – lorsqu’il en venait à penser au mariage, l’importance de tout cela le faisait hésiter. Certains n’hésitaient pas à lui rappeler, par de petites allusions, qu’Alice était après tout une petite chose très commune. Une certaine personne le laissait même entendre par des propos beaucoup plus directs. « Il est convenable, et même préférable dans ce genre d’affaires » disait Mrs. Rossiter, « d’épouser une jeune femme qui soit son égale ». Si le destin de John avait été d’être un médecin de campagne, Alice lui aurait très bien convenu. Son destin toutefois, l’avait porté plus haut, et réclamait qu’il vive à Londres, parmi des gens du monde, aux mœurs raffinées, avec des manières bien à eux. Alice ne serait-elle pas hors de son élément à Londres ? Il suffisait de voir au milieu de quoi elle passait sa vie ! On n’utilisait pas le moindre morceau de savon ni la moindre livre de sucre dans cette maison, qui ne soit passé par ses mains. Elle passait son temps à laver, faire les leçons, et coudre pour les enfants. Même lorsqu’elle se promenait, elle poussait un landau devant elle. Sans aucun doute elle était la fille du docteur, mais en réalité elle était la bonne d’enfants de la seconde Mrs. Dugdale. Rien n’était plus admirable. Mais certaines choses doivent se ressembler pour pouvoir s’assembler, et lui, le héros de Beetham, Inspecteur Général Délégué Adjoint de la Cavalerie Britannique, pouvait certainement trouver mieux qu’une respectable bonne d’enfants. Tels étaient les arguments dont usait Mrs. Rossiter, et ils n’étaient pas sans effets sur son fils.

     

    ×