Répondre à : LOVECRAFT, Howard Philips – La Couleur dans le météore

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#159805
Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
Maître des clés

    Quand enfin ils tournèrent leurs regards vers la vallée et le domaine des Gardner tout en bas, ils virent une scène terrifiante. Toute la ferme était brillante de cette hideuse couleur inconnue ; les arbres, les bâtiments, et même l’herbe et les plantes qui ne s’étaient pas encore changées en cette mortelle poussière grisâtre. Toutes les branches étaient tendues vers le ciel, et léchées par des flammes nauséabondes, et le même feu monstrueux rampait et ruisselait en flammèches brillantes sur les faîtières de la maison, de la grange et des cabanes. C’aurait pu être une vision de Fuseli, et partout ailleurs régnait ce chaos de lumière amorphe, cet arc-en-ciel de poison méphitique et profondément étranger qui sortait du puits, grouillant, palpant, clapotant, s’étirant, scintillant, et bouillonnant avec malfaisance dans son cosmique et incompréhensible chromatisme.

    Alors, sans prévenir, la monstrueuse chose s’élança verticalement vers le ciel comme une fusée ou un météore, ne laissant aucun sillage derrière elle et disparaissant à travers un trou rond et curieusement régulier dans les nuages avant qu’un seul homme ne pût pousser le moindre cri. Aucun de ceux qui le vit ne put oublier ce spectacle, et Ammi resta sans voix à regarder la constellation du Cygne, où Deneb resplendissait, là où la couleur inconnue s’était perdue dans la Voix Lactée. Mais son regard fut l’instant d’après attiré à terre quand il entendit la vallée se déchirer. C’était tout simplement ça. Simplement un fantastique craquement de bois, pas une explosion, comme beaucoup d’autres l’ont assuré. Et pourtant le résultat était le même, car en un instant de fièvre kaléidoscopique, une éruption cataclysmique  et brillante d’étincelles et de substances qui n’étaient pas naturelles jaillit de la ferme maudite, aveuglant la vue des rares témoins, et envoyant droit vers le zénith une explosion de fragments fantastiques et d’une couleur telle que notre univers doit absolument la refuser. A travers les vapeurs qui se refermèrent rapidement derrière eux, ils suivirent l’abomination qui venait de disparaître, et la seconde d’après, ces fragments avaient eux-mêmes disparu. Derrière eux, au sol, il n’y avait plus que les ténèbres, où les hommes n’osaient retourner, et un vent violent et glacé qui semblait retomber des profondeurs de l’espace interstellaire. Il gémissait et hurlait, et fouettait les champs et les forêts brisées d’une frénésie cosmique, jusqu’à ce que les hommes terrifiés se rendent compte qu’il ne serait à rien d’attendre que la lune leur montre ce qu’il restait de la demeure de Nahum.

    Trop impressionnés pour se risquer à la moindre théorie, tremblant de peur, les sept hommes regagnèrent péniblement Arkham par la route du nord. Ammi allait plus mal que les autres, et leur demanda de le raccompagner jusque dans sa cuisine, au lieu de retourner directement à la ville. Il ne voulait pas traverser seul les bois foudroyés et battus par le vent jusqu’à chez lui par la grande route. Car il avait subi un choc qui avait été épargné aux autres, et avait été frappé par une terreur qui ne le quitta plus jamais et dont il ne dit rien pendant de longues années. Tandis que les autres témoins en haut de cette colline battue par la tempête étaient restés fermement tournés vers la route, Ammi avait regardé derrière lui un instant la vallée désolée et enténébrée qui avait un jour abrité son malheureux ami. Et de cet endroit ravagé et lointain, il avait vu quelque chose s’élever faiblement, pour retomber presque aussitôt, précisément à l’endroit d’où la grande monstruosité sans forme s’était élevée dans le ciel. C’était juste une couleur – mais pas une couleur de notre terre ou même de notre ciel. Et parce qu’Ammi reconnut cette couleur, et sut que ce dernier pâle vestige continue sans doute à rôder au fond du puits, il ne s’est jamais vraiment rétabli.

    Ammi ne devait plus jamais se rendre là-bas. Cela fait maintenant quarante-quatre ans que cette horreur est survenue, mais il n’y est jamais retourné, et sera heureux que le nouveau réservoir recouvre l’endroit. J’en serai heureux, moi aussi, car je n’aime pas la façon dont la lumière du soleil change de couleur près du puits abandonné devant lequel je suis passé. J’espère que les eaux seront toujours très profondes – mais même dans ce cas, jamais je n’en boirai. Je ne pense pas que je retournerai près d’Arkham. Trois des hommes qui étaient avec Ammi retournèrent là-bas le lendemain pour voir les ruines en plein jour, mais il n’y avait pas véritablement de ruines. Seulement les briques de la cheminée, les pierres de la cave, des gravats métalliques et minéraux ça et là, et la margelle de l’abominable puits. A part le cheval mort d’Ammi, qu’ils emmenèrent et mirent en terre, et la charrette qu’ils lui ramenèrent bientôt, tout ce qui avait été vivant avait disparu. Il restait cinq acres surnaturelles d’un désert de poussière grise, où rien n’a plus jamais poussé depuis lors. Elles s’étendent sous le ciel comme une grande tache rongée par l’acide au milieu des bois et des champs, et les rares qui ont osé y poser leur regard en dépit des légendes locales ont appelé l’endroit « la lande brûlée ».

    Les légendes de la campagne sont étranges. Elles pourraient même être encore plus étranges si des hommes de la ville et des chimistes de l’université pouvaient s’y intéresser assez pour analyser l’eau du puits abandonné, ou la poussière grise qu’aucun vent ne semble pouvoir disperser. Les botanistes également devraient étudier la flore rabougrie des environs, car ils pourraient éclairer d’une lumière nouvelle le sentiment qui existe dans le pays que le fléau s’étend – petit à petit, peut-être d’un pouce par an. Les gens disent que la couleur des pâtures avoisinantes n’est pas celle qu’elle devrait être au printemps, et que les bêtes sauvages laissent de curieuses empreintes dans la légère neige d’hiver. La neige ne semble jamais aussi abondante sur la lande brûlée qu’elle l’est ailleurs. Les chevaux – ceux qui restent, en cet âge de moteurs – deviennent nerveux dans la vallée silencieuse, et les chasseurs ne peuvent pas trop compter sur leurs chiens près de cette éclaboussure de poussière grise.

    On parle aussi d’une très mauvaise influence sur la santé mentale ; beaucoup sont devenus étranges dans les années qui ont suivi la perte de Nahum, et à chaque fois ils ne pouvaient trouver la force de partir.  Puis tous ceux qui étaient plus forts quittèrent la région, et seuls des étrangers tentaient de venir s’installer dans les vieilles maisons croulantes. Ils ne restaient pas, toutefois, et on peut parfois se demander si les horribles histoires de sorcellerie que se murmurent ces étrangers ne pouvaient pas leur apporter quelque étrange clairvoyance. Ils assurent que leurs rêves dans ce pays perdu sont monstrueux, et sans aucun doute un simple regard à ce pays ténébreux suffit à impressionner une tendance déjà morbide. Aucun voyageur n’a jamais pu échapper à un sentiment d’étrangeté dans ces profonds ravins, et les artistes frissonnent quand ils peignent les forêts profondes dont le mystère s’empare de l’esprit aussi bien que du regard. Moi-même, je suis étonné par les sensations que j’ai éprouvées pendant mon unique visite avant qu’Ammi m’ait raconté son histoire. Au crépuscule j’ai même espéré vaguement que des nuages viendraient, car une étrange frayeur s’emparait de mon âme à l’idée des vastes profondeurs du ciel au-dessus de moi.

    Ne me demandez pas mon opinion. Je ne sais pas – voilà tout. Il n’y avait personne d’autre qu’Ammi à interroger, car les gens d’Arkham ne parlaient pas de ces jours étranges, et les trois professeurs qui avaient vu l’aérolithe et le globule de couleur sont morts. Qu’il y ait eu d’autres globules – je ne sais pas. L’un d’entre eux peut avoir réussi à se nourrir et à s’échapper, et sans doute un autre, mais pour celui-ci il était trop tard. Il ne fait aucun doute qu’il se trouve encore dans le puits – je sais qu’il y avait quelque chose d’étrange dans le soleil au-dessus de ce trou fétide. Les paysans disent que le fléau s’étend d’un pouce par an, il y a donc peut-être une forme de croissance ou même d’alimentation, même maintenant. Mais quel que soit le rejeton de démon qui se trouve là, il doit être enchaîné d’une façon ou d’une autre, sinon il s’étendrait rapidement. Est-il lié par les racines de ces arbres qui griffent l’air de leurs branches ? Une légende d’Arkham parle d’arbres qui luisent et ne bougent pas comme ils le devraient, la nuit.

    Ce que c’est, Dieu seul le sait. En termes de matière, je suppose que ce qu’Ammi a décrit pourrait être appelé un gaz, mais ce gaz obéissait à des lois qui ne sont pas de notre univers. Ce n’était pas le fruit de ces mondes et de ces soleils qui brillent dans nos télescopes et sur les plaques photographiques de nos observatoires. Ce n’était pas un souffle de ces cieux dont nos astronomes mesurent les mouvements et les dimensions, ou qu’ils pensent être trop vastes pour être mesurés. C’était juste une couleur tombée du ciel – un terrifiant messager de ces informes espaces infinis bien au-delà de la nature telle que nous la connaissons ; de ces espaces dont la simple existence étourdit nos esprits et nous laisse paralysés devant les vastes gouffres extra-cosmiques qui s’ouvrent devant nos yeux terrifiés.

    Je ne pense vraiment pas qu’Ammi ait pu me mentir consciemment, et je ne crois pas que son histoire soit un signe de folie, comme les gens de la ville m’en avaient averti. Quelque chose de terrible est venu en ces collines et vallées dans ce météore, et quelque chose  de terrible – bien que je ne sache au juste en quelles proportions – est encore là. Je serai heureux de voir venir l’eau. Entretemps, j’espère qu’il n’arrivera rien à Ammi. Il en a vu tellement – et l’influence de la chose est si pernicieuse. Pourquoi n’a-t-il jamais pu s’en aller ? Comme il se souvenait clairement des dernières paroles de Nahum : « Pas pu s’en aller… ça te tire…tu sais que quelque chose vient mais ça sert à rien… ». Ammi est un tellement brave homme – Quand l’équipe du réservoir se mettra au travail, je dois écrire à l’ingénieur en chef de garder un œil sur lui. Je n’aimerais pas l’imaginer sous la forme de cette monstruosité grise, torturée, effritée, qui continue encore et toujours à troubler mon sommeil.

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