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CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure de Wisteria Lodge
Traduction : Carole.
L’aventure singulière de Monsieur John Scott-Eccles.
Mes notes rapportent que nous étions au début de l’après-midi d’un jour morne et venteux de la fin du mois de mars 1892. Sherlock Holmes avait reçu au cours du déjeuner un télégramme, auquel il avait griffonné une réponse. Bien qu’il n’y fît aucune allusion, je devinai que ce télégramme et son contenu absorbaient toutes ses pensées, car il se tenait devant la cheminée, fumant pensivement sa pipe, jetant de temps à autre un regard méditatif au message. Soudain, il se tourna vers moi, une lueur de malice brillant dans ses yeux gris.
« Je suppose, Watson, que vous êtes un homme de lettres », dit-il. « Quelle définition donneriez-vous au mot « grotesque » ? »
« « Etrange », « remarquable » », avançai-je.
Mon ami secoua la tête.
« Ce mot doit sûrement comporter d’autres nuances », dit-il. « Suggérer de manière sous-jacente quelque chose entre le tragique et le terrible. Si vous vous remémorez la plupart des récits à l’aide desquels votre plume a tenu en haleine le public, vous conviendrez que le grotesque a souvent fini par s’inscrire dans un cadre criminel. Rappelez-vous le récit que vous avez intitulé L’Association des hommes roux : au premier abord, elle apparaissait tout-à-fait grotesque, mais elle s’est révélée dissimuler une tentative de cambriolage. Ou encore cette autre, non moins grotesque, des Cinq Pépins d’orange, qui s’est avérée être une conspiration de meurtre. Le terme employé ici m’interpelle singulièrement. »
« Que vous écrit-on précisément ? »
Mon ami procéda à la lecture du télégramme à haute voix.
Viens d’être victime d’une aventure aussi incroyable que grotesque. Puis-je venir vous consulter ?
Scott-Eccles,
Bureau de poste de Charing Cross.
« Est-ce un monsieur ou une dame qui écrit ? »
« C’est un homme bien entendu. Aucune femme n’aurait pris la peine d’adresser un télégramme avec réponse prépayée. Elle serait venue directement. »
« Le recevrez-vous ? »
« Mon cher Watson, vous me voyez jour après jour languir d’ennui depuis que le colonel Carruthers a été arrêté. Vous le savez, mon activité cérébrale est telle qu’elle ne peut connaître de repos, et en cas d’inactivité forcée et prolongée, elle se grippe, tout comme les rouages d’une machine qui s’abîmeraient à ne pas procéder à l’assemblage des pièces pour lequel elle a été créée. Mes journées s’écoulent dans un calme déprimant, les titres des journaux sont tout-à-fait anodins. Toute forme d’audace ou d’originalité semble à jamais avoir déserté le milieu du crime londonien. Et vous me demandez si je suis prêt à recevoir cet homme, autrement dit si je suis prêt à me trouver confronter à une nouvelle affaire, quelque simpliste qu’elle puisse être ?… Mais, si je ne me trompe, voici notre client. »
Un bruit de pas mesuré retentissait dans l’escalier. Quelques instants plus tard, un homme grand et corpulent, grisonnant, moustachu et l’air solennellement respectable, fit son entrée dans la pièce. L’histoire entière de sa vie était écrite dans ses traits lourds et ses manières pompeuses. De ses guêtres à sa monture d’or, tout en lui traduisait le conservateur, le pratiquant, le bon citoyen, orthodoxe et conventionnel au dernier degré. Mais une récente expérience devait avoir porté atteinte à son tempérament naturellement calme, et se décelait au premier regard à la vue de ses cheveux en bataille, de ses joues rouges de colère, de ses gestes maladroits et vifs. Il en vint immédiatement au fait.
« Je viens d’être victime d’une aventure des plus singulièrement déplaisantes, Monsieur Holmes », dit-il. « Je n’ai jamais de ma vie été placé auparavant dans une situation semblable. Elle est inconvenante – proprement scandaleuse. J’exige une explication ».
Notre visiteur s’enflait et soufflait de colère.
« Asseyez-vous, je vous en prie, Monsieur Scott-Eccles », dit Holmes d’un ton apaisant. « Me permettez-vous, en premier lieu, de vous demander pour quelle raison vous avez choisi de vous adresser précisément à moi ? »
« Eh bien, Monsieur, cela ne m’apparaît pas être l’affaire de la police, et pourtant, lorsque vous aurez entendu les faits, vous ne pourrez manquer de convenir que je ne peux les passer sous silence. Je n’éprouve ordinairement pour la corporation des détectives aucune sympathie, mais je dois reconnaître que l’évocation de votre nom… »
« Bien ! Et, en second lieu, je souhaiterais connaître la raison pour laquelle vous avez pris la peine d’écrire, et non de venir directement à moi ? »
Holmes consulta sa montre.
« Il est deux heures et quart », dit-il. « Votre télégramme a été expédié aux environs d’une heure cet après-midi. Cependant personne ne pourrait douter à l’examen de votre toilette que votre trouble soit survenu dès votre réveil. »
Notre client tenta vainement de lisser ses cheveux hérissés et porta avec un embarras visible la main à sa barbe naissante.
« Vous avez raison, Monsieur Holmes. Je n’ai pas songé un seul instant à ma toilette. Je n’ai pensé qu’à mon empressement de quitter une telle maison. Mais j’ai tenté de mener ma propre enquête avant de venir vous trouver. Je suis d’abord allé trouver les agents immobiliers qui avaient en charge la gestion de la demeure, lesquels ont eu l’obligeance de m’informer que le loyer de Monsieur Garcia était payé régulièrement, et que tout était en ordre à Wisteria Lodge. »
« Voyons, Monsieur », dit Holmes en riant, « vous êtes comme mon ami, le docteur Watson, qui a la fâcheuse habitude de raconter ses histoires en commençant par la fin. Je vous en prie, reprenez vos esprits et racontez-moi, dans l’ordre qui leur convient, les événements survenus et qui vous ont conduit à vous précipiter hors de votre lieu de résidence sans avoir pris le temps de vous peigner ni de vous raser, chaussés de vos souliers de soirée et d’une veste boutonnée d’une manière hasardeuse, en quête d’assistance. »
Notre client jeta sur sa propre apparence ainsi décrite un regard quelque peu honteux.
« Je dois vous faire une bien mauvaise impression, Monsieur Holmes. A vrai dire je n’ai pas souvenir de m’être jamais présenté devant quelqu’un dans un tel état. Mais je vais vous raconter toute l’histoire, et vous conviendrez sans nul doute, lorsque j’aurais achevé mon récit, que j’avais de bonnes raisons de me présenter ainsi négligé devant vous. »
Mais notre visiteur ne put entamer son récit. Un tumulte confus retentit à cet instant dans l’escalier, et Mrs Hudson introduisit dans la pièce deux robustes représentants officiels, dont l’un d’eux nous était bien connu : il s’agissait de l’inspecteur Gregson de Scotland Yard, un homme énergique mais courtois, et dans la limite de ses possibilités, un fonctionnaire tout-à-fait capable. Après avoir serré chaleureusement la main de Holmes, il nous présenta l’inspecteur qui l’accompagnait : il se nommait Baynes, et appartenait à la police du comté de Surrey.
« Nous menons une enquête ensemble, Monsieur Holmes, et la piste que nous suivons nous conduit jusque chez vous. »
L’inspecteur Gregson posa ses yeux langoureux sur notre visiteur.
« Etes-vous Monsieur John Scott-Eccles, de Lee, Popham House ? »
« C’est bien moi. »
« Nous avons suivi vos déplacements depuis ce matin. »
« Et vous l’avez sans nul doute retrouvé grâce à son télégramme », dit Holmes.
« C’est exact, Monsieur Holmes. Nous avons suivi une piste du bureau télégraphique de Charing Cross, et elle nous a conduit jusqu’ici. »
« Mais pourquoi me filez-vous ? Que me voulez-vous ? »
« Nous aimerions vous interroger, Monsieur Scott-Eccles, quant aux événements susceptibles d’avoir été portés à votre connaissance et qui ont conduit la nuit dernière à la mort de Monsieur Aloysius Garcia, de Wisteria Lodge, près de Esher. »
Notre client resta immobile, l’air hébété, le visage livide.
« A la mort ? Avez-vous dit qu’il était mort ? »
« Oui, Monsieur. Il est mort. »
« Mais comment ? Un accident ? »
« Un meurtre, à ce qu’il semble. »
« Bonté divine ! Mais c’est affreux ! Vous ne voulez pas dire… Vous ne sous-entendez pas que… je suis suspect ? »
« Une lettre de votre main a été retrouvée dans la poche du mort, qui indique que vous envisagiez de passer la nuit dernière dans sa demeure. »
« Et c’est ce que j’ai fait. »
« Oh, vraiment ? Vous avez passé la nuit là-bas ? »
L’inspecteur se saisit de son crayon et ouvrit son calepin officiel.
« Attendez un instant, Gregson », interrompit Sherlock Holmes. « Vous désirez obtenir un récit exhaustif des faits, n’est-ce pas ? »
« Et il est de notre devoir d’avertir Monsieur Scott-Eccles qu’il pourra être utilisé et retenu contre lui. »
« Monsieur Scott-Eccles était sur le point de nous faire le récit des événements dont il a pu être témoin quand vous êtes entrés. Je suppose, Watson, que du brandy et de la limonade s’imposent. A présent, Monsieur, je suggère que vous ne teniez pas compte de cette interruption dans notre entretien, et que vous procédiez au récit des événements que vous vous apprêtiez à faire avant d’être interrompu. »
Quelques gorgées de brandy rendirent à notre visiteur ses couleurs. Non sans avoir jeté un regard inquiet au calepin que tenait toujours ouvert entre ses mains l’inspecteur, il commença son récit.
« Je vis seul », déclara-t-il, « mais étant d’un naturel sociable, je possède un grand nombre de relations. Parmi elles se trouvent certains membres de la famille d’un brasseur à la retraite du nom de Malville, qui réside à Abermarle Mansion, Kensington. C’est à sa table que je rencontrai il y a quelques semaines un jeune homme du nom de Garcia. Il était, à ce que je crus comprendre, d’origine espagnole et attaché d’une manière quelconque à l’ambassade espagnole. Il parlait un anglais parfait, avait des manières agréables, et me fit très bonne impression.
En quelque sorte nous nous liâmes d’amitié, ce jeune homme et moi. Il sembla prendre goût à ma compagnie, et deux jours plus tard il vint me rendre visite à Lee. De fil en aiguille, il en vint à m’inviter à venir passer quelques jours dans sa demeure, à Wisteria Lodge, située entre Esher et Oxshott, et je me suis rendu hier soir à Esher en vue d’honorer cette invitation que j’avais acceptée.
Il m’avait quelque peu décrit au préalable de sa demeure et son fonctionnement avant que je ne m’y rende. Il y vivait en compagnie d’un fidèle domestique, un homme originaire de sa région, qui veillait à pourvoir à tout ce dont il avait besoin. Cet homme parlait anglais couramment et s’occupait de la bonne tenue de la maison. Il y avait également un cuisinier très doué, disait-il, un métis qu’il avait rencontré au cours de l’un de ses voyages, qui servait un dîner des plus succulents. Il conclut en admettant lui-même que c’était là une maisonnée plutôt incongrue pour le centre du comté de Surrey, et j’acquiesçais, bien que j’aie été loin de m’attendre à ce qu’elle fut à ce point curieuse.
Je me rendis là-bas – la demeure se trouvait à environ deux miles au sud de Esher. La demeure était de belle taille, s’érigeait en retrait de la route, au terme d’un étroit sentier serpentant entre de hauts arbustes à verdure permanente. Mais l’édifice était vieux et délabré, près de tomber en ruine. Lorsque le cabriolet s’arrêta devant les restes clairsemés d’une pelouse que l’on devait pourtant traverser pour toucher à une porte portant toutes les marques du temps et des intempéries, je commençais à douter de mon propre discernement qui m’avait poussé à accepter l’invitation d’un homme que je connaissais si peu.
Il ouvrit lui-même la porte, et m’accueillit avec beaucoup de cordialité et d’enthousiasme. Je fus présenté et recommandé à un serviteur, un taciturne individu au teint très mat, qui me mena jusqu’à ma chambre, après avoir pris le soin de me débarrasser de mes bagages.
L’endroit tout entier était des plus déprimants. Notre dîner eut lieu en tête-à-tête, et, bien que mon hôte fit de son mieux pour l’égayer et le rendre agréable, il semblait continuellement absorbé dans ses pensées, et il parlait d’une façon si distraite et absente que j’avais peine à le comprendre. Il ne cessait de tapoter des doigts sur la table, et montrait quantité d’autres signes d’une même impatience. Le dîner en lui-même ne fut ni bien servi ni bon, et la présence continuelle du taciturne serviteur à nos côtés ne contribua pas à nous en faire profiter. Je puis vous assurer qu’il ne s’écoula pas une seule minute au cours de cette soirée durant laquelle je ne déplorai pas de me trouver dans l’impossibilité de trouver une excuse plausible, susceptible de me ramener sur-le-champ à Lee.
Une chose en particulier me revient en mémoire, qui pourrait être en rapport avec l’enquête de ces deux gentlemen ici présents. Je n’y prêtai aucune attention sur le moment. Alors que nous avions presque terminé de dîner, le serviteur se présenta avec une note. Je remarquai qu’après l’avoir lue, mon hôte se montra encore plus distant et distrait qu’auparavant. Il abandonna tout effort de conversation et s’assit, fumant une cigarette après l’autre, perdu dans ses propres pensées, mais il ne fit aucune allusion au contenu de la note. Sur les coups de onze heures, je pus décemment aller me coucher et en fus soulagé. Après m’être couché et endormi, Garcia pénétra soudain dans ma chambre, alors plongée dans l’obscurité, et me demanda si j’avais sonné. Je répondis que non. Il me présenta ses excuses pour m’avoir réveillé et dérangé aussi tardivement, me précisant qu’il était près de une heure. Dès qu’il sortit à nouveau je me rendormis d’un profond sommeil qui dura jusqu’au matin.
J’en viens à présent à la partie la plus étonnante de mon récit. Il faisait grand jour lorsque je m’éveillai. Je consultai ma montre, il était près de neuf heures. J’avais expressément demandé à être éveillé à huit heures, et fus donc très contrarié de cet oubli du serviteur et de son maître. Je sautai hors de mon lit et sonnai. Je n’obtins pas de réponse. Je sonnai encore et encore, en vain. J’en vins donc à la conclusion que la sonnette devait être cassée. Je passai en hâte mes vêtements et me précipitai au bas des escaliers, dans une extrême mauvaise humeur, pour demander un verre d’eau. Jugez de ma surprise lorsque je ne trouvai personne. J’appelai, le hall tout entier résonna du son de ma propre voix, mais je n’obtins aucune réponse. Alors je courus de chambre en chambre. Tout était désert. Mon hôte m’ayant indiqué quelle était sa chambre la veille au soir, je m’en vins frapper à sa porte. Pas de réponse. Je tournai la poignée et entrai. La chambre était vide, le lit n’était pas défait. Il avait lui aussi disparu. L’hôte étranger, le serviteur étranger, le cuisinier étranger, tout s’était évanoui pendant la nuit ! Ce constat mit un terme immédiat à ma visite à Wisteria Lodge. »
Sherlock Holmes se frottait les mains en riant, comptant sans doute déjà cet incident bizarre au nombre de ceux dont était constituée sa collection d’aventures grotesques qui lui avaient jusqu’à présent été rapportées.
« L’expérience que vous avez vécue est, d’aussi loin que je puisse en juger, absolument unique en son genre », dit-il. « Puis-je me permettre de vous demander, Monsieur, ce que vous avez fait ensuite ? »
« J’étais furieux. Ma première pensée fut que j’avais été la victime d’une absurde plaisanterie. Je rassemblai mes affaires, claquai furieusement la porte d’entrée derrière moi, et repris la route pour Esher, portant moi-même mon bagage. Je contactai l’agence Allan Brothers, la plus importante agence immobilière du village, et il s’avéra que c’était par leur intermédiaire que la demeure avait été louée. Il me sembla qu’elle l’aurait été difficilement dans le seul but de me jouer un mauvais tour, car elle avait été louée et occupée de manière régulière. Le locataire devait avoir simplement choisi ce jour pour déménager sans laisser de traces pour ne pas acquitter plus longtemps le montant de son loyer. Le mois de mars était déjà bien avancé, j’en déduisis donc que le locataire avait profité gracieusement de quelques jours d’hébergement supplémentaires. Mais cette théorie n’était pas plausible : l’agent immobilier, après m’avoir remercié de ma sollicitude, m’informa en effet que le loyer avait été réglé par avance. Alors je repris le chemin de la ville et tentai de contacter l’ambassade espagnole. Le nom de mon hôte y était parfaitement inconnu. En dernier recours je décidai de me rapprocher de Merville, dans la demeure duquel j’avais pour la première fois rencontré Garcia, mais je m’aperçus qu’il en savait encore moins que moi au sujet de son hôte. Enfin, lorsque je reçus votre réponse à mon télégramme, je me rendis chez vous, supposant que vous étiez le conseil le plus indiqué dans ce genre d’affaires. Mais à présent, Monsieur l’inspecteur, je suppose, d’après vos déclarations effectuées à votre entrée dans la pièce, que vous pouvez compléter le récit de cette affaire et y apporter de nouveaux éléments tragiques. Je vous assure que chacun des mots que j’ai prononcés était la plus entière vérité, et que j’ignore tout du fatal dénouement de l’existence de cet homme. Mon seul désir est de vous aider à faire progresser l’enquête, d’aussi loin que je le pourrai. »
« Je ne doute pas que ce soit là votre plus ardent désir, Monsieur Scott-Eccles, je n’en doute absolument pas », répondit l’inspecteur Gregson d’un ton des plus aimables. « Je dois dire que vos dires sont est en parfaite corrélation avec nos propres constatations. Mais reparlons de cette note adressée pendant le dîner. Auriez-vous par hasard pu observer ce qu’il en était advenu ? »
« Parfaitement. Garcia l’a roulée en boule et jetée au feu. »
« Que dites-vous de cela, Monsieur Baynes ? »
L’inspecteur du comté était un homme imposant, poussif et rougeaud, dans le visage duquel s’apercevaient deux yeux d’un éclat extraordinaire, qui disparaissaient presque cependant entièrement dans les replis des joues et sous d’épais sourcils. Lentement et avec précaution, il extirpa un morceau de papier carbonisé de l’une de ses poches.
« Le foyer comportait une grille de protection, Monsieur Holmes. En lançant le papier trop haut il l’a placé au-dessus de celle-ci. J’ai pu récupérer la note entière, bien que quelque peu noircie. »
Holmes eut un sourire de satisfaction.
« Vous devez avoir opéré à un examen de la maison des plus minutieux pour avoir découvert une telle pièce. »
« En effet, Monsieur Holmes. C’est mon devoir. Dois-je procéder à sa lecture, Monsieur Gregson ? »
L’inspecteur londonien acquiesça.
« La note est rédigée sur du papier ordinaire, de couleur crème, sans filigrane, d’une dimension originelle d’un quart de feuille. Celle-ci a été coupée en deux à l’aide de ciseaux courts. Elle a été pliée trois fois et scellée à l’aide d’une cire de couleur violet, apposée à la hâte et pressée à l’aide d’un objet de forme ovale. Elle est adressée à Monsieur Garcia, Wisteria Lodge, et est rédigée en ces termes : « Nos propres couleurs, vert et blanc. Vert libre, blanc interdit. Escalier principal, premier couloir, septième droite. Succès. D. » C’est l’écriture d’une femme, réalisée à l’aide d’un stylo pointu. Ce n’est ni la même personne ni le même instrument qui ont été utilisés pour rédiger l’adresse indiquée sur l’enveloppe. L’écriture et le trait sont tous deux plus épais, comme vous pouvez le constater. »
« Une note des plus remarquables », s’exclama Holmes en l’examinant. « Je dois rendre hommage, Monsieur Baynes, à l’examen des plus détaillé auquel vous avez procédé. Mais deux ou trois autres remarques complémentaires peuvent également être ajoutées. L’objet de forme ovale en question est sans doute un bouton de manchette – quel autre objet est-il de cette forme ? Les ciseaux utilisés sont probablement des ciseaux à ongles. Vous pouvez en effet reconnaître la légère courbe à la découpe qui n’a pu être produite que par ce type d’instrument incurvé. »
L’inspecteur du comté applaudit en riant.
« Je pensais avoir épuisé toutes les ressources de cette note, mais je constate que vous avez su en extraire davantage », dit-il. « Je confesse cependant qu’elle ne m’explique pas grand-chose, si ce n’est qu’elle suggère une action imminente, dont une femme est, comme par hasard, l’instigatrice. »
Durant toute cette conversation, Monsieur Scott-Eccles s’était agité sur sa chaise.
« Je suis heureux que vous ayez trouvé cette note, puisqu’elle corrobore mon récit », dit-il. « Mais je me permets de souligner qu’il n’a pas encore été porté à ma connaissance ce qui est précisément arrivé à Monsieur Garcia, ni ce qu’il est advenu de ses serviteurs. »
« En ce qui concerne Garcia », dit Gregson, « je puis aisément vous répondre. Il a été retrouvé mort ce matin à Oxshott Common, à environ un mile de Wisteria Lodge, le crâne fracassé par de lourds sacs de sable, ou toute autre arme du même genre qui aurait eu pour effet non pas de le blesser, mais de le tuer. Oxshott Common est un endroit retiré, il n’y pas une seule demeure alentours à moins d’un quart de mile. Garcia a apparemment été surpris par derrière. Il semble que son assaillant ait continué à le frapper bien après que la mort soit survenue. Nous n’avons repéré aucune empreinte ni le moindre indice susceptible de nous conduire au criminel. »
« Le défunt a-t-il été volé ? »
« Non, du moins n’avons-nous rien constaté. »
« C’est tragique – si tragique, et terrible », dit Monsieur Scott-Eccles d’une voix plaintive, « et cela me touche tout particulièrement. Je ne m’explique pas la promenade nocturne de mon hôte, laquelle a connu une fin si tragique. Comment est-il possible que je sois mêlé à une semblable histoire ? »
« Concrètement, Monsieur », répondit l’inspecteur Baynes, « le seul document retrouvé dans la poche du mort est une lettre écrite de votre main signifiant que vous le retrouveriez chez lui le soir même avant la date fatale qui devait être celle de sa mort. C’est d’ailleurs l’enveloppe qui contenait cette lettre qui nous a permit d’identifier le défunt et d’obtenir son adresse. Il était neuf heures ce matin lorsque nous nous rendîmes à Wisteria Lodge, et nous n’y trouvâmes ni vous ni personne. J’ai alors télégraphié à Monsieur Gregson afin qu’il tente de vous retrouver à Londres pendant que j’examinai Wisteria Lodge. J’ai ensuite rejoint Monsieur Gregson, et nous voici. »
« Il me semble », dit Gregson en se levant, « que nous avons donné à notre enquête sa forme préalable et officielle. Vous allez nous suivre au poste de police, Monsieur Scott-Eccles, où nous procèderons à l’enregistrement de votre déposition. »
« Certainement, je suis tout à vous. Mais je souhaite retenir vos services, Monsieur Holmes, et vous implore de ne pas épargner ni la moindre dépense ni votre peine pour parvenir à la vérité. »
Mon ami se tourna vers l’inspecteur du comté.
« Je suppose que vous ne voyez aucun inconvénient à ce que je collabore avec vous, Monsieur Baynes ? »
« J’en serais honoré, Monsieur Holmes, bien certainement. »
« Vous semblez avoir été des plus prompt et professionnel dans toute votre enquête menée jusqu’à présent. Avez-vous relevé, si vous me permettez de vous poser cette question, le moindre indice susceptible d’indiquer l’horaire exact de la mort de Monsieur Garcia ? »
« Il se trouvait là-bas depuis une heure du matin. Il a en effet commencé à pleuvoir à ce moment, et il semble qu’il soit mort avant que la pluie ne commence à tomber. »
« Mais c’est absolument impossible, Monsieur Baynes », s’écria notre client. « La voix de Garcia est inimitable. Je suis prêt à jurer que c’est bien lui qui s’est adressé à moi dans ma chambre à cette même heure ! »
« Etrange coïncidence, mais cela ne signifie pas qu’elle est impossible », dit Holmes dans un sourire.
« Avez-vous une piste ? », demanda Gregson.
« Au premier abord cette affaire n’est pas des plus complexes, bien qu’elle présente de manière certaine d’intéressantes particularités. Une meilleure connaissance des faits m’est auparavant nécessaire avant de me hasarder à avancer une opinion définitive. A propos, Monsieur Baynes, n’auriez-vous pas, hormis cette note bien sûr, relevé autre chose d’extraordinaire lorsque vous avez procédé à l’examen de la maison ? »
L’inspecteur jeta à mon ami un regard étonné.
« Il y avait en effet », dit-il, « une ou deux autres choses des plus remarquables. Peut-être, lorsque j’aurais terminé ma mission au poste de police, consentirez-vous à m’y rejoindre afin que nous nous rendions ensemble à Wisteria Lodge et les soumette à votre attention ? Je vous serais obligé de bien vouloir me donner votre opinion. »
« Je suis à votre entière disposition », dit Sherlock Holmes en sonnant. « Veuillez reconduire ces gentlemen, Mrs Hudson, et ayez également l’obligeance de faire expédier ce télégramme. Une réponse de cinq shillings est prépayée. »
Nous restâmes assis quelques instants en silence après que nos visiteurs nous eurent quittés. Holmes tirait consciencieusement sur sa pipe, les sourcils ramassés sur ses yeux vifs, le front penché vers l’avant dans l’une de ses attitudes caractéristiques.
« Eh bien, Watson », me demanda-t-il, s’adressant subitement à moi, « qu’en pensez-vous ? »
« Je ne parviens pas à m’expliquer le pourquoi de cette mystification de Monsieur Scott-Eccles. »
« Mais que pensez-vous du crime ? »
« Eh bien, en considérant la disparition subite des domestiques de l’homme, je ne peux m’empêcher de songer qu’ils étaient en quelque sorte liés au crime qui se préparait et qu’ils ont désiré se soustraire aux questions de la justice. »
« C’est bien sûr une hypothèse plausible. Mais vous devez admettre cependant, qu’il aurait été très étrange que ses deux serviteurs aient été de la conspiration et aient pourtant choisi de la mettre à exécution précisément la nuit durant laquelle il avait un invité chez lui. »
« Dans ce cas pourquoi se sont-ils évaporés ? »
« Ah ! Pourquoi se sont-ils évaporés ? C’est une excellente question. Une autre excellente question réside en l’examen de l’aventure extraordinaire arrivée à notre client, Monsieur Scott-Eccles. A présent, mon cher Watson, voyons s’il est, ou non, hors de portée des facultés humaines de fournir une explication à ces deux faits étranges, car, s’il en existait une, elle répondrait sans doute indifféremment à l’explication de la note obscure adressée à Monsieur Garcia, et serait, dans ce cas, acceptable en tant qu’hypothèse. Si de nouveaux éclaircissements venaient ensuite à s’inscrire dans notre canevas ainsi posé, dans ce cas nous serions en droit de considérer notre hypothèse comme une solution. »
« Mais avez-vous formé cette hypothèse en question ? »
Holmes se recula dans son fauteuil, les yeux à demi-clos.
« Vous devez convenir, Watson, que la thèse de la plaisanterie est parfaitement absurde. De graves événements étaient en préparation, ainsi que la fin tragique de Monsieur Garcia le démontre, et l’invitation de Monsieur Scott-Eccles à Wisteria Lodge n’est pas sans rapport avec eux. »
« Mais enfin quel lien existe-t-il entre tous ces événements ? »
« Progressons étape par étape, voulez-vous ? Il y a, à prime abord, quelques chose d’étrange dans la soudaine amitié reliant le jeune Espagnol à Monsieur Scott-Eccles. Le premier fut l’initiateur du lien créé. Il traversa d’abord tout Londres pour lui rendre visite le surlendemain du jour au cours duquel il avait fait sa connaissance. Ensuite il resta en contact étroit avec lui jusqu’au jour enfin où il l’invita chez lui à Esher. Qu’attendait-il de Monsieur Scott-Eccles ? De quelle utilité Monsieur Scott-Eccles pouvait-il bien lui être ? Notre client en lui-même ne me semble pas d’un attrait particulièrement charmant. Il n’est ni très intelligent. Il ne possède aucune des caractéristiques susceptibles d’être recherchée par l’homme latin. Pourquoi, en ce cas, a-t-il été choisi entre tous par Garcia comme particulièrement adapté au but recherché ? Possède-t-il une quelconque qualité qui ressort de sa personnalité immédiatement ? Je dirais que oui. Il représente le type même de la respectabilité britannique classique, et l’homme tout indiqué en tant que témoin pour faire bonne impression sur un autre Britannique. Vous avez sans doute observé comment aucun des deux inspecteurs n’a songé à mettre en doute son récit, pourtant des plus étranges ! »
« Aurait-il été choisi à usage de témoin ? »
« Témoin de rien, étant donné le tour qu’ont pris les événements, mais il aurait pu être parfait pour cette tâche si un tout autre dénouement s’était produit. C’est cependant comme cela que j’interprète cette situation. »
« Je vois. Il aurait pu servir d’alibi. »
« Elémentaire, mon cher Watson !, il aurait pu servir d’alibi. Nous supposons encore, à des fins de maintien de plausibilité de notre thèse, que les domestiques de Wisteria Lodge étaient complices de certains aspects de la tentative, quelle qu’elle soit, et qu’ils devaient avoir impérativement quitté les lieux avant une heure du matin. Par quelque jonglerie opérée sur les horloges il est fort possible que l’on ait pu conduire Monsieur Scott-Eccles à se coucher plus tôt qu’il ne le croyait, car il est très probable que lorsque Garcia entra dans sa chambre et l’informa qu’il était une heure, il n’était en réalité guère plus de minuit. De cette manière, si Garcia avait pu accomplir ce qu’il projetait et être de retour avant l’heure qu’il avait faussement indiquée à son hôte, ce dernier se serait révélé un témoin providentiel en cas de besoin. C’aurait été là que serait entré en jeu le pouvoir de cet Anglais irréprochable, prêt à jurer devant n’importe quel tribunal que l’accusé était resté à Wisteria Lodge toute la soirée. Il était une garantie inébranlable et indiscutable face aux accusations. »
« Bien, bien, je comprends. Mais comment expliquez-vous en ce cas la disparition soudaine des domestiques ? »
« Je n’ai encore fondé aucune théorie les concernant, mais je ne pense pas que son établissement présentera une quelconque difficulté. C’est parfois commettre une erreur que de tenter d’expliquer nos propres hypothèses par les données brutes qui nous sont livrées. Nous sommes susceptibles de négliger ou d’ignorer celles qui ne correspondent pas à première vue à nos propres théories. »
« Et qu’en est-il de la note transmise pendant le dîner ? »
« De sa signification ? « Nos propres couleurs, vert et blanc ». Cela évoque une action imminente. « Vert libre, blanc interdit ». Ceci indique très clairement un signal. « Escalier principal, premier couloir, septième droite ». C’est une description. Il se pourrait que nous trouvions un mari jaloux derrière toute cette affaire. C’était très certainement un rendez-vous dangereux. Elle n’aurait pas ajouté « succès » sinon. « D » est un indice de l’auteur de la lettre. »
« Cet homme était espagnol. Je suggère que « D » renvoie à Dolores, qui est un prénom des plus communs en Espagne. »
« Bien raisonné, Watson, très bien raisonné ! Mais c’est impossible. Une Espagnole aurait écrit à un autre Espagnol en langue espagnole. L’auteur de cette note est certainement anglais. Bien, nous ne pouvons que nous armer de patience et attendre le retour de l’inspecteur Baynes. Profitons de ce temps d’attente pour rendre grâce au ciel de nous avoir sauvés pour quelques heures de ce mal insupportable qu’est l’oisiveté. »
Une réponse au télégramme de Holmes nous parvint avant même le retour de l’inspecteur du comté. Après en avoir pris connaissance, Holmes s’apprêtait à le placer dans son calepin quant il surprit mon regard interrogateur. Il me le tendit en riant.
« Les ténèbres s’estompent », dit-il.
Le télégramme comprenait une liste de noms et d’adresses :
Lord Harringby, The Dingle ; Sir George Folliott, Oxshott Towers ; Mr. Hynes Hynes, J.P., Purdley Place ; Mr. James Baker Williams, Forton Old Hall ; Mr. Henderson, High Gable ; Rev. Joshua Stone, Nether Walsling.
« Cette réponse constitue le moyen le plus simple de limiter nos investigations », dit Holmes. « Je ne doute pas que l’inspecteur Baynes, au vu de l’esprit méthodique qui le caractérise, ait d’ores et déjà adopté une démarche similaire. »
« Je vous avoue ne pas bien comprendre. »
« C’est pourtant élémentaire, mon cher Watson ! Nous sommes parvenus à la conclusion que le message reçu par Garcia au cours du dîner était un rendez-vous. En supposant que notre interprétation soit correcte, il fallait, pour assister à ce rendez-vous, gravir un certain escalier, chercher une certaine porte dans un certain couloir. Il semble donc évident que la maison concernée par le lieu du rendez-vous est vaste. D’autre part, celle-ci ne peut pas se trouver à plus d’un ou deux miles de distance de Oxshott, puisque Garcia marchait dans cette direction et espérait, si l’on en croit notre théorie quant aux horloges, être de retour à Wisteria Lodge avant de compromettre son alibi par un dépassement de temps au-delà de une heure du matin. Soupçonnant le nombre de vastes demeures proches d’Oxshott d’être limité, j’ai adopté la méthode précédemment employée par Monsieur Scott-Eccles, à savoir contacter la plus importante agence immobilière des alentours, afin d’obtenir une liste de ces demeures. Voici cette liste tant espérée, au sein de laquelle se trouve sans doute ce que nous cherchons. »
Il n’était pas loin de six heures lorsque, accompagnés de l’inspecteur Baynes, nous nous retrouvâmes dans le coquet village de Esher du comté de Surrey.
Holmes et moi-même avions emporté nos affaires pour la nuit, et nous installâmes confortablement à l’auberge du Bull. Nous nous rendîmes ensuite, en compagnie du détective, à Wisteria Lodge. C’était une sombre et froide soirée de mars, un vent vif nous transperçait et une pluie glacée fouettait nos visages. Les éléments climatiques s’inscrivaient parfaitement dans le paysage désertique que nous traversions, en route vers les événements tragiques à venir dont allions être témoins.