Répondre à : CHAUVELIER, Françoise – Les Racines empêchées

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#153194

Le parfum de la mémoire

Ce soir Jason traîne du côté du quartier latin. Il n’a pas envie
de sa solitude, il n’a pas le désir de la compagnie habituelle.
La journée chez Lessage a été pénible ; le patron de mauvaise
humeur n’a pas cessé de rouspéter, se plaignant des uns et des
autres, les clients ont été rares et l’un d’entre eux s’est montré
franchement désagréable avec Jason quand il a légèrement rayé le
cadre d’un tableau en l’installant sur le siège arrière de la voiture.
Et puis surtout le manque d’argent devient difficilement gérable
pour Jason qui a négligé de longues semaines durant ses habituels
démarchages personnels pour se consacrer exclusivement à
la commande du manuscrit de Tichit. Il n’a pas eu l’idée de
diminuer son train de vie, et comme l’affaire a tourné court il se
retrouve dans une situation délicate avec un document dangereux
pour lui et dont il ne sait quoi faire. Il lui semble avoir fait le tour
de toutes les possibilités qu’il a de le revendre et ça s’est soldé
par un échec. Il a bien essayé d’en analyser les raisons les plus
diverses mais il retombe toujours sur le même constat : ce feuillet
a fait parler de lui, trop de l’avis de la poignée de spécialistes qui
auraient pu s’y intéresser. Si encore il avait dérobé le manuscrit
dans son intégralité ! Là avec cette page unique, il ne peut trouver
preneur tant le risque est disproportionné par rapport à l’intérêt
de ce seul papier. Son client avait des raisons bien précises pour le
vouloir mais Jason ne s’était pas donné la peine de les connaître.
Il est maintenant dans l’impossibilité de le recontacter, à moins
de transgresser la règle absolue de ce commerce ce qui le mettrait
définitivement sur la touche, et il se retrouve avec quelque chose
qui ne présente plus du tout la même valeur pour d’éventuels
autres amateurs. Il a fallu aussi que sa copine l’appelle et il a dû
subir tous ses reproches en silence. Ce n’est pas le moment de
se la mettre à dos il risque d’avoir besoin d’elle très vite s’il est
contraint dans les jours à venir de quitter un peu précipitamment
son logement. Le matin même il a reçu une nouvelle lettre de
rappel, le téléphone n’ayant pas été payé depuis deux mois. Bref
les lampions et les odeurs de nourriture dans le dédale des petites
rues ne parviennent pas à calmer ses inquiétudes et lui donner la
moindre raison d’être content de lui.
Quelques rues plus loin, Serge se promène. Il a renoncé à son
blouson tant l’air est doux, il marche en pensant à sa rencontre
avec De Farago. Adrien lui a téléphoné aujourd’hui et Serge lui a
longuement raconté son entrevue. Adrien a manifesté un intérêt
très vif voulant tout savoir, exigeant les répliques dans leur détail
et leur intégralité. Il a fallu que Serge répète, précise, recommence.
Adrien semblait complètement excité et il a raccroché en disant
qu’il rappelait dans une heure. Bien évidemment ce n’est que
quatre heures plus tard que le téléphone a de nouveau sonné.
Adrien avait sa voix autoritaire des grands jours, celle qu’on ne
discute pas et Serge a été surpris par sa propre attitude toute
d’écoute et d’obéissance, comme lorsqu’ils étaient enfants et
qu’Adrien sortant d’une période d’isolement se mettait à donner
des ordres à ses frères, à tout régenter en n’admettant aucune
contestation. Serge avait mis longtemps à lui pardonner ce
trait de caractère et même s’il en comprend les raisons dans les
circonstances présentes, il s’est d’abord senti hérissé par le ton
utilisé par son frère. « Je l’adore et qu’est ce que j’ai envie de lui
rentrer dedans parfois ! Le temps a beau passer je ne supporte pas
qu’il me commande!»
Serge sourit. Il avait, malgré son agacement, attendu le
deuxième appel et celui-ci avait été riche en nouvelles. Adrien
avait travaillé avec Abidine sur les listes de patronymes qui
constituaient l’essentiel du manuscrit de Tichit, ou du moins
de ce qui en restait. En faisant l’inventaire attentif des listes,
Abidine avait évoqué le cas de certains patronymes dont on se
souvenait mais dont l’usage était tombé peu à peu en désuétude
dans la région. Les familles concernées avaient bien gardé le
souvenir et la trace du nom de leurs ancêtres mais elles-mêmes
ne l’utilisaient plus guère. Ce qui avait frappé Abidine c’est que
ces familles avaient un point commun : au moins un ou deux de
leurs membres de la génération précédente s’étaient exilés et ceux
qui étaient restés n’avaient pas de nouvelles. Serge se souvient :
c’est exactement en entendant ces remarques qu’il a compris de
façon brutale et lumineuse le rapprochement qu’il n’avait fait
qu’imaginer jusqu’ici entre le client de Jason et la disparition de
la page du manuscrit de Tichit. Impatient de pouvoir réfléchir
tranquillement aux perspectives qui semblaient pouvoir s’ouvrir
à partir de l’information donnée par Abidine, il avait simplement
suggéré l’hypothèse d’une concordance entre le vol et l’identité
de De Farago. Adrien avait tout de suite repris l’idée à son
compte et Serge, tout à sa découverte, n’avait même pas songé
à lui reprocher cette appropriation. Après le ton autoritaire elle
venait à point déposer une touche supplémentaire qui complétait
le portrait d’Adrien tel que Serge l’avait gardé en mémoire,
portait qui relevait plus en grande part de l’imaginaire de l’enfant
qu’avait été Serge que de la réalité de ce qu’était devenu Adrien.
« Petit con » pensa Serge en raccrochant et il y avait dans ces mots
une grande tendresse colorée d’une insoupçonnable pointe de
jalousie.
Serge passe devant le petit restaurant dans lequel il avait
discuté toute la soirée avec Jason et ses amis quelques jours plus
tôt. Visiblement Jason n’est pas encore arrivé mais de toute
façon Serge n’a aucunement l’intention de l’aborder ici. « Trop
de monde, des gens qu’il connaît. Il risque de faire le petit coq
devant eux, et j’ai l’impression que le vais devoir le secouer un
peu pour qu’il me dise tout ce qu’il sait. Je suis convaincu que
c’est bien De Farago qui voulait faire l’acquisition de ce manuscrit
et que c’est bien Jason qui s’en est occupé. Ça a suffisamment
duré, il va falloir qu’il parle le petit Jason ! » Dans la rue les
gens déambulent comme s’ils avaient l’éternité pour horizon.
Paradoxalement Serge est pris aussi de cette nonchalance propre
aux gens qui sont tout occupé de la vacuité du temps et donnent
vacances à leurs soucis. Pourtant derrière son indolence affichée
il sent un curieux mélange fait de l’excitation et de la grande
tranquillité que connaissent les gens qui se savent tout prêts de
leur but.
Quelque centaines de mètres plus loin Jason, insupporté
par le bruit et le mouvement, se dirige vers l’île de la cité. Sur
la place Notre Dame des oiseaux font de grands vols étales au
dessus des pavés et les nuages grimpent en d’imaginaires collines
des hauteurs indéterminables. Jason avance vers la rue de Saint
Louis en l’île, le vent froisse la Seine. Sur le pont un saltimbanque
ralentit ses gestes disloqués pour retenir un public incertain qui
surveille le ciel devenu menaçant. À la terrasse des cafés touristes
et habitués se côtoient sans se mêler. Ils se juxtaposent dans un
même élan de convention qui veut que les premiers aiment à
penser qu’il y a probablement parmi les seconds quelque parisien
authentique et célèbre et que les seconds aient besoin que les
premiers soient le miroir qui renvoie le reflet de l’intelligence,
de la beauté, de l’authenticité dont ils estiment être les modèles
naturels. Il y là dans ce triangle que font les trois cafés à auvent
rouge plus de snobisme que dans la totalité des lieux les plus
huppés de Paris parce que les hommes et les femmes jouent
ici constamment une pièce dont l’auteur est absent, une pièce
pour laquelle il n’y a pas d’auteur. Les touristes frissonnent de
ce que leur regard peut croiser celui d’un parisien, d’un « vrai »
parisien, de ce qu’un de ces derniers puisse même avoir le désir
de regarder l’un d’entre eux qui serait ainsi élu et par là même
différencié du troupeau des anonymes. Quant aux familiers de
ce lieu, ils jouissent de ce qu’ils offrent de par leur seule et simple
présence ici cette familiarité en spectacle alors qu’ils affectent un
total désintérêt pour de telles considérations. Serge s’installe à la
terrasse d’un café et allume une cigarette. Il songe aux quelques
mois qu’il a passés dans la ville de B. alors qu’il n’avait pas encore
18 ans. Pour épater une fille, il lui donnait rendez-vous juste
avant l’heure d’aller au lycée dans le bar de l’hôtel le plus chic de
la ville. Il buvait un café, elle le fixait avec des yeux immenses qui
parlaient de bien au delà de ce qu’il était capable de concevoir,
et lui fumait des cigarettes blondes très fines qui avaient un goût
douceâtre qu’il détestait mais jugeait indispensable au cadre.
Il regardait sur un pied d’égalité les hommes et femmes venus
prendre ici un petit déjeuner pour parler affaires, n’ayant même
pas conscience de ce qu’il pouvait passer pour leur fils et de
ce qu’il n’était pas à sa place ici. D’ailleurs il ne songeait plus
à son rôle dès qu’il avait franchi la porte du bar en tenant la
fille par le coude avec une autorité affirmée. Il suffisait alors qu’il
rencontre un copain de classe se dirigeant lui aussi vers le lycée
de l’autre côté de la place pour qu’il oublie aussitôt sa compagne
qu’il traitait avec négligence sitôt qu’il savait avoir été vu avec
elle alors qu’ils sortaient de ce bar. Serge sourit des souvenirs
qu’il a de cette époque. La fille qu’il courtisant s’est mariée il y
a longtemps déjà. Elle a probablement des enfants. Il l’a perdue
de vue et songe qu’ils ne se reconnaîtraient peut-être pas s’il se
croisaient aujourd’hui. Serge ne se lasse pas du ballet codifié qui
se déroule sous ses yeux. Il a bien repéré quelques belles mais il
n’a pas envie de tenter une approche tant il se sent autre depuis
son retour de Mauritanie, depuis ce voyage avec Adrien, depuis
sa rencontre avec De Farago. Le monde lui semble déplacé, en
décalage par rapport aux lieux qu’il occupait auparavant. Postures
instables et inhabituelles, élancements à la poursuite d’ombres
non identifiées, Serge ne sait ce qui des choses ou de lui esquisse
des déséquilibres et des troubles ne laissant place à aucune des
évidences qui balisaient jusque là son existence.
Soudain parmi la foule de badauds qui se disloque sur le pont
Saint Louis Serge aperçoit Jason. Il appelle le garçon de café et
règle sa consommation. Il n’a pas réfléchi à ce qu’il voulait faire
et attend que Jason traverse le pont et s’engage sur le quai de
Bourbon pour se lever. Il le suit alors, remarquant au passage
combien le ciel s’est assombri encore. « À moins que ce ne soient
les arbres » pense-t-il en laissant Jason marcher quelques mètres
devant lui. Il avance sur le trottoir de gauche le long du parapet en
bas duquel les eaux de la Seine roulent lourdement leur mascaret
noir né du passage lumineux d’une péniche pleine de musiques et
de bruits d’assiettes. Quelques pas plus tard Serge interpelle Jason.
Jason se retourne inquiet puis soulagé en reconnaissant Serge qu’il
attend. Les deux hommes se trouvent à la pointe extrême de l’île
sur une sorte de petite place occupée de bancs déserts.
Ça tombe bien je voulais te voir, j’ai envie de te parler.
Jason hésite.
Ah ! ? Et qu’est-ce que tu as à me dire ?
Serge sent que Jason vient de se trahir sans le vouloir, il s’est
immédiatement cru interpellé malgré la formule anodine de
Serge ; il n’a pas pensé un instant que Serge avait envie de profiter
de la rencontre pour parler, tout simplement.
Ecoute on en vient directement aux faits, ça sera plus simple
pour toi comme pour moi.
Mais je…
Ne te fatigue pas. Moi j’ai des questions à te poser et j’ai bien
l’intention que tu y répondes.
Rien ne t’autorise à me forcer si je n’ai pas envie de te répondre.
Jason, dans ton intérêt tu vas me dire ce que je veux savoir, et
rapidement. Il n’y a pas de Médée cette fois encore pour t’aider
à sauver ta peau. Pour parler clair, tu choisis : ou on va chez les
flics, là tout de suite tous les deux et j’expose mon histoire. Je te
rappelle que j’ai été sympa il y a quelques années mais il ne faut
pas abuser. Ou tu te confies sans tricher.
Jason regarde à droite, à gauche. Le cadre que forme le quai de
Bourbon est désert et si l’on entend le brouhaha de la foule, il n’y
a pas l’ombre d’un passant par ici.
Mais je n’ai rien à confier moi ! C’est vrai j’ai fait une connerie
avec le tiroir caisse mais c’était il y a longtemps, c’est de la
vieille histoire. Et puis pourquoi tu me chercherais des noises
maintenant. On est des copains tout de même non ?
Tu sais des copains comme toi, j’évite. Je ne te veux pas de mal
mais je veux des renseignements et pour les voir je suis prêt à faire
ce qu’il faut.
Jason a reculé progressivement dans l’angle le plus profond
de la petite place et il a maintenant le dos collé au parapet.
Serge est face à lui, tranquille, bien appuyé sur ses jambes et il
n’espère qu’une chose : pouvoir coller quelques baffes à Jason
qui commence à transpirer. La menace des flics, Serge sait qu’il
ne pourra pas la mettre à exécution. C’est trop contraire à ses
principes et puis il est convaincu que ça ne fera pas avancer les
choses. Il n’a que des soupçons, il n’a aucune preuve. Il veut
retrouver le manuscrit de Tichit, il veut le rapporter directement à
Abidine. « Ainsi la boucle sera bouclée et c’est ainsi que les choses
doivent se faire ». En face de lui Jason n’en mène pas large ; le
teint plombé il essaie de donner le change mais sans y croire.
Alors là je comprends rien ! On se retrouve après des années,
on prend un pot ensemble, on passe une soirée à discuter entre
copains et là tu me menaces de je ne sais quoi… si tu crois
que…
Réponds à mes questions, c’est tout ce que je te demande.
Et pourquoi je répondrais à tes questions ? Et d’abord quelles
questions ?
Justement ! la première : qu’est-ce que c’est la marchandise
dont tu m’as parlé et qui te reste sur les bras ? Allez réponds !
Serge se rapproche encore de Jason.
Tu veux que je t’aide ? Serge tente le tout pour le tout. Tichit
ça te dit quelque chose ? Dépêche-toi, je n’ai pas beaucoup de
patience. Je reviens d’un petit voyage de quelque milliers de
kilomètres, alors tu comprends… Et le vieux Abidine n’a pas
envie d’attende plus longtemps.
Qu’est-ce que tu racontes… je comprends rien à tes histoires.
C’est toi qui va en avoir des histoires. Là tu vois, ton affaire est
d’une autre pointure que celle du tiroir-caisse et je risque d’être
moins magnanime que la dernière fois.
Mais…
Pas de mais, je veux des faits. Je passe à la seconde question,
ça te sera peut-être plus facile. De Farago était bien ton commanditaire
pour la marchandise ?
Euh… ben… tu vois…
Oui ou non ?
Le ton ne laisse guère d’espoir à Jason. La nuit est tombée…
Serge a bien une tête de plus que lui. Jason commence à paniquer.
Il a toujours été assez couard face aux bagarres possibles. Serge le
sent prêt à craquer.
Alors ?
Oui
Tu vois, ce n’est pas difficile. On revient à la première question,
la nature de la marchandise dont il n’a pas pris livraison ?
Tu sais, il collectionne des trucs… alors… tu vois… moi j’ai
juste été l’intermédiaire et…
Arrête tes conneries ! Je sais que De Farago est collectionneur.
Qu’est-ce que tu devais lui apporter ?
Rien… juste un document… ça n’a pas vraiment de valeur.
Et tu l’as eu où ce document sans grande valeur ?
Je connais un gars qui m’a…
Ne recommence pas à baratiner Jason. Où ?
Ça vient d’un manuscrit ancien mais c’est pas d’ici. C’est peutêtre
même pas authentique, ça vient de chez les négros et avec eux
on sait ja…
Le coup est arrivé si brutalement que Jason n’a eu le temps
ni de finir son mot ni de fermer la bouche. Le deuxième coup le
cueille alors qu’il tente de revenir de sa stupeur.
Celui là c’est pour le bougnoule, tu te souviens ?
Mais ça va pas, t’es fou ou quoi ?
Jason est au bord des larmes, il renifle.
Ne pisse pas en plus dans ta culotte, garde ton énergie pour
me raconter. Quel manuscrit ? Où ? Quand ? Et si tu n’es pas
trop con tu peux même me dire pourquoi pendant que tu y es.
Jason qui s’était affaissé au pied du parapet se redresse
doucement, le bras en défensive devant le visage.
De Farago voulait un manuscrit. Il suivait depuis le début cette
histoire de bibliothèques du désert. Il m’a demandé si je pouvais
lui procurer un de ces livres. Je suis parti en Mauritanie et…
Doucement ! Commence par le début. Je veux tout savoir. En
détail et dans l’ordre. Tiens viens, il y a des bancs, on va s’asseoir.
Et ne fais pas l ‘imbécile. Je cours vite !
Ils se dirigent vers un banc, une silhouette apparaît sous les
arbres suivie d’une autre. Une femme qui promène son chien.
Serge perçoit le parfum qui la précède. Il la suit du regard. Elle
avance doucement, distraite. Des étoiles poudroient le ciel, plus
loin, au dessus de la Seine. Les bruits de la nuit sont retenus,
suspendus sitôt ébauchés, Serge attend qu’ils retombent. Ça fait
un long silence palpable, à l’étoffe lourde, ouatinée.
Alors…
Alors Jason parle. Il raconte les petits trafics en sous-main
court-circuitant son patron, le carnet d’adresses qu’il a fini par se
constituer et la grande affaire de sa vie, amorcée il y a des mois ;
les contacts avec De Farago, la préparation de son voyage sur
Tichit et le prétexte des vacances à prendre pour expliquer son
absence. Il raconte toutes les difficultés qu’il a dû surmonter, les
risques qu’il a pris, le retour sur Paris avec dans sa poche le feuillet
volé puis l’échec de la transaction dont tous les termes avaient été
fixés avant son départ. Insensiblement il est passé du récit à la
plainte et à la dénonciation de l’abus dont il est persuadé qu’il est
l’unique victime innocente. Serge est écoeuré de ces confidences
qui disent tout de la veulerie de ce voleur minable, de cet homme
sans principe qui geint de ce qu’on puisse le traiter comme tel.
Jason a fini par se taire, épuisé, sans ressort, après avoir dévidé le
fil de ce qu’il considère comme une injustice scandaleuse source
de tous ses malheurs.
Bon, on y va.
On va où ?
Chez toi !
Mais… mais pourquoi ?
Je récupère le document et je vais le remporter là où tu l’as
pris.
Et moi ?
Quoi, toi ?
Ben… et l’argent ?
Quel argent ? Je crois que tu n’as pas bien compris mon petit
Jason. Tu vas me donner le manuscrit et tu vas rester bien sage
en te faisant discret. C’est ce que tu as de mieux à faire. Je te
préviens. Tu as tout intérêt à ne pas faire d’entourloupes. Il y a
beaucoup de monde qui aimerait bien t’entendre et ça ne pourra
t’apporter que des ennuis. Ce document va repartir à Tichit
même si je dois d’abord pour cela te flanquer une raclée que tu
n’oublieras pas de sitôt.

Quelques heures plus tard rue Saint Honoré, Serge sonne à
la porte de De Farago. Il a à peine dormi après avoir abandonné
Jason à ses lamentations. La page du manuscrit était glissée entre
deux catalogues de chez Christie’s. L’appartement faisait négligé
mais Serge y a remarqué quelques beaux meubles 18ème de style
anglais et des bibelots en nombre trop important pour justifier
leur fonction décorative en ces lieux. Arrivé chez lui Jason a bien
tenté une ultime négociation pour obtenir ce qu’il appelait une
compensation en échange du feuillet, mais l’attitude de Serge ne
lui a guère laissé le temps de développer son argumentation.
Tu t’en tires à bon compte, tu as intérêt à en avoir conscience.
Et je serais toi, je garderais ça en mémoire. Des fois que l’histoire
se répéterait, il vaux mieux que tu en aies tiré des leçons !
Les trottoirs ont été lavés de frais et il flotte dans l’air un
parfum de printemps timide et hésitant mêlé à l’odeur des
premières bouffées de cigarette échappées de la brasserie d’à côté
Serge n’a pas eu à insister pour obtenir un rendez-vous d’urgence
avec De Farago.
J’attendais votre appel.
… ?
Venez le plus tôt possible, je vous expliquerai.
Serge n’avait pas cherché à en savoir plus sur le moment.Sitôt
rentré chez lui il avait réservé une place d’avion pour Nouakchott
et voyant qu’il disposait en matinée de quelques heures avant son
départ il avait tenté sa chance auprès de De Farago.
Entrez. Allons directement dans le bureau.
Serge suit le collectionneur et se retrouve dans la pièce aux
bibliothèques.
Vous vouliez me voir… J’ai beaucoup réfléchi depuis notre
précédente conversation.
Serge n’a pas encore prononcé un mot.
Me permettrez-vous de vous raconter une histoire ? Vos heures
sont précieuses je sais, vous m’avez dit lors de votre très tardif appel
que vous partiez aujourd’hui en Mauritanie. Mon histoire part de làbas
justement et il est juste qu’elle m’y ramène mais ça je ne l’ai pas
compris tout de suite. Il m’a fallu du temps. Votre venue a joué un
grand rôle aussi, celui de catalyseur en quelque sorte. On peut effacer
les traces écrites de son passé, la mémoire demeure. Moi je voulais
deux choses impossibles et contradictoires. Après avoir changé de
nom pour couper tout lien avec mon passé j’ai voulu posséder des
signes matériels attestant de la réalité de ce même passé.
Les deux hommes sont assis de part et d’autre de l’énorme
table de bois qui fait fonction de bureau.
Pourquoi avez-vous changé de nom ?
Pour une double raison douloureuse, invivable, du moins
c’est ce que j’ai cru pendant longtemps. Mais fuir ce que l’on
est est impossible et c’est encore plus impossible de vivre avec
l’idée que l’on a effectivement choisi la fuite. Il faut jouer un rôle,
se composer des attitudes. La confusion entre réalité et fiction
devient telle… J’ai gagné beaucoup d’argent, j’ai été reçu par la
grande bourgeoisie et la noblesse qui ont vécu toute leur vie au
milieu de beaux objets, on ne m’a jamais assimilé aux nouveaux
riches produits par la Bourse ou le Net. C’est comme si j’avais
toujours fait partie de ce monde. Mais vous savez où je suis
né ? À Lekhcheb, près de Tichit. Mon nom, mon vrai nom,
me semblait ne désigner que cela, mon pays, et mon Pays pour
ces gens… vous comprenez ! Puis ce nom, mon nom dit aussi
l’infamie, celle de mon père. Je ne pouvais pas vivre avec elle,
je ne pouvais pas la porter. Alors un jour j’ai voulu tout effacer.
Mon père, mon pays, mes origines. J’ai quitté très jeune ma
famille, je suis parti pour la France, j’ai changé de nom, je me
suis fait un nom, ici, un nom qui a fait taire tout le passé. Mais le
passé est têtu. Depuis des années il revient, sans raison extérieure,
objective. Non, il est revenu tout seul et peu à peu il m’a occupé
l’esprit. Il m’appelle. C’est peut-être l’âge simplement, mais je
ne crois pas. Tout ce que j’ai voulu taire s’est mis à faire de plus
en plus de bruit. Personne n’est au courant. On dit juste que
je deviens plus… absent, que je suis de plus en plus occupé de
ma seule passion, la généalogie. C’est seulement mon passé qui
reprend sa place.
Alors ?
Alors ? C’est simple. Un jour j’ai pris conscience de l’intérêt
que le monde des historiens, des collectionneurs, des amateurs
d’art, portait aux manuscrits anciens que l’Etat mauritanien
redécouvrait dans les vieilles cités longtemps oubliées de l’Adrar,
entre les déserts de Majabat El Koubra et d’Aouker. Je me suis
souvenu que ma mère me parlait toujours du ksar de Tichit. Son
propre grand-père y était mort alors qu’il assurait la conservation
des manuscrits de la ville. Elle racontait qu’il lui avait lu un soir la
liste des noms des femmes et des hommes qui composaient notre
famille. Elle décrivait avec admiration le recueil, les en-têtes, la
calligraphie rouge sombre et surtout elle parlait sans cesse du
troisième feuillet, celui sur lequel figurait les patronymes de notre
lignée. C’est un peu d’elle même qui était dans ces pages vieilles
de plusieurs siècles. Du moins elle s’y inscrivait avec un grande
ferveur. Elle récitait des noms… Hamody fils de Mahamoud…
Swefiga fille de Zedfa…Elle aimait raconter cela. Je la vois encore
assise dehors dans la cour, tout occupée à tresser les cheveux
d’une de mes soeurs. Inlassablement elle racontait. Elle disait les
caravanes marchandes de trente mille chameaux transportant
du sel, de la laine, le mil et l’orge ; elle disait encore l’ivoire et
les plumes d’autruche qui étaient rapportés du sud, comme si
ce commerce avait été de son époque. Elle vivait son présent les
yeux éblouis de ce passé qu’elle-même n’avait pas connu et moi
je l’écoutais bouche bée, et je haïssais plus encore mon père tôt
disparu dont nul n’évoquait jamais le nom tâché d’une faute
irrémédiable jamais nommée. Ici je suis devenu celui que vous
voyez devant vous.
Pourquoi avez-vous désiré entrer en possession de ce manuscrit ?
La voix de ma mère me manquait. Comment dire ?… J’avais
tout effacé de mon passé mais depuis quelque temps sa voix me
murmurait de nouveau notre histoire. J’ai eu envie de renouer
avec elle.
Ne vous suffisait-il pas de retourner en Mauritanie ?
Non, ce n’est pas cela que je voulais. Je me suis pas naïf… Quand
on part de son pays c’est toujours un exil, on est porté hors de soi
en même temps qu’on porte ses pas hors des frontières. Il n’y a pas
de retour possible et pas de terme non plus à la nostalgie de ce pays
perdu. Mais cela, je ne l’ai compris que plus tard. Revenir à Lekhcheb
n’aurait pas de sens, ce serait courir après des ombres cachées
derrière des apparences de retrouvailles… Vous comprenez ?
Oui… Et vous avez pensé…
Excusez-moi… J’ai cru qu’en m’appropriant ce feuillet du
manuscrit, un peu de mon pays, de mon histoire, viendrait à
moi.
Je comprends, et je sais pour Jason… J’ai récupéré le
document. Vous voulez le voir ?
Vous l’avez ici ?
Il est chez moi mais nous avons le temps d’y aller avant que je
prenne l’avion.
Ecoutez… non… je ne veux pas le voir. Je ne l’ai jamais vu
et jamais je n’aurai dû avoir ce désir de le posséder en propre.
Vous allez le remporter, ainsi que vous l’avez décidé, sa place est
là-bas. Deux choses avant que nous nous quittions, deux choses
qui n’ont aucun rapport l’une avec l’autre, je vous en donne ma
parole. Je suis prêt à aller faire une déposition concernant le vol,
c’est vous qui devez prendre la décision… Comme c’est curieux
cette folie qui s’est emparée de moi ! Je suis heureux que vous ayez
récupéré le document et je ne comprends pas comment j’ai pu en
arriver à cette extrémité. On peut se tromper beaucoup dans la
vie, il était temps que je le sache. Par ailleurs prenez cela.
De Farago tend une grosse enveloppe marron à Serge.
Je n’achète pas votre silence. C’est le double de ce que je devais
remettre à Jason en plus des frais que je lui ai versé pour son
voyage.
Ah ! parce que vous lui avez déjà versé quelque chose ?
Bien sûr.
Le menteur… Ce n’est pas ce qu’il a prétendu…
C’est pourtant ce qui s’est passé. J’avais tout pris en charge.
Cette enveloppe, j’aimerais qu’elle soit remise au conservateur en
même temps que la manuscrit. Voilà… Vous savez tout. Vous me
tiendrez au courant de votre décision ?
Quelle décision ? Vous voulez dire pour une éventuelle
déposition ?
Oui. Ne craignez rien, je ne vais pas m’enfuir ! On ne s’enfuit
jamais une deuxième fois quand on sait l’inutilité de la fuite.
Ne dites rien. Me permettez-vous de revenir vous voir avec
quelqu’un après mon retour de Tichit ?
Si vous le désirez, bien sûr. J’aurais grand plaisir à parler encore
avec vous. Qui est-ce ?
Adrien, mon frère. Il est chercheur… Vous devriez vous
entendre tous les deux. Tout son travail porte sur des problèmes
de patronymes et la question de l’identité occupe presque à elle
seule la totalité de son existence. D’après ce que j’ai compris avec
lui mais aussi avec vous, la question est infinie et sans réponse.
Sans réponse peut-être en effet, et pourtant personne ne peut
définitivement choisir d’en faire l’économie.

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