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#153186

Jason

Jason, viens voir !
Dans son fauteuil, Jason se tasse, les oreilles griffées par la voix
criarde.
– Qu’est ce que j’avais besoin d’amener cette hystérique ici !
Ca va faire deux jours qu’elle est là, pas moyen de la déloger ; et
j’en ai déjà par dessus la tête de ses nichons ! Faut que je trouve
une solution, elle me bouffe, elle m’englue.
Une jeune femme rentre dans la pièce et se plante devant
Jason, la mine boudeuse.
Pourquoi tu viens pas ? Je m’ennuie toute seule.
Elle se laisse glisser par terre et pose sa tête sur les genoux de
l’homme, le pouce dans la bouche.
Tu m’aimes plus ?
Jason ne peut s’empêcher de loucher dans le décolleté qui
baille à portée de main.
Jason
Sois gentille, laisse moi tranquille, j’ai des problèmes.
C’est quoi tes problèmes ?
Les flics.
Comment ça les flics ?
J’ai fait un truc, oh pas grave mais… bon tu sais ce que c’est.
Sûr qu’ils m’ont repéré. Je les attends d’un moment à l’autre.
Mais t’es fou !
Pourquoi tu dis ça ? Y’a rien à craindre, j’ai assuré mes
arrières.
Et moi, tu y as pensé à moi ? J’ai pas de papiers, tu le sais !
T’aurais pu me prévenir avant de m’amener chez toi.
Ben, excuse, j’avais oublié. Mais qu’est ce que tu risques ? Une
ou deux heures au poste, pas plus.
T’es fou ! C’est la reconduite à la frontière dans la journée.
Ils m’ont foutue dehors déjà trois fois ; et ils m’ont prévenue, j’ai
pas intérêt à croiser leur chemin.
Ben alors… peut-être que tu devrais prendre un peu le large
… avant.
Sûr que je ne vais pas traîner là. T’es incroyable toi ! Les
mamours d’accord mais si on me renvoie je fais quoi, moi ? Allez
je file tout de suite .
La jeune femme se lève et sort précipitamment.
Il vaut mieux que j’embarque aussi mes affaires tu ne crois
pas ?
Oui, t’as raison, on ne sait jamais.
Dis tu m’appelleras pour me dire quand je pourrais revenir ?
Je t’appellerai, promis. Ne traîne pas maintenant ! De toute
façon je sais ou te retrouver ; tu retournes cantiner chez Josette ?
Josette, Josette, tu en as de bonnes toi. Elle en a assez Josette
de voir ma figure tous les jours. C’est petit chez elle et elle se
plaint de ce que je lui prends son « espace vital » comme elle dit.
Jason ne répond pas. Question espace vital, il sait ce qu’il en
est ! Jamais il n’a eu de copine aussi encombrante que celle-ci.
Bien roulée, ça, rien à dire, tout ce qu’il faut, un sans-faute. Mais
quelle plaie avec ses « mon minet » par-ci, « mon minet » parlà.
Sans compter tous ses falbalas qu’elle laisse traîner partout !
Même le lit est envahi par un énorme ours en peluche dont elle
ne se séparerait pour « rien au monde » paraît-il. À y repenser,
Jason a des frissons d’agacement.
Bon, alors, tu viens me dire au revoir tout de même. C’est
qu’elle va être triste ta moumoune à rester loin de toi.
Jason se lève avec empressement. Il a trop peur qu’elle
change d’avis et dans ce cas il sent bien qu’il ne pourrait plus se
contrôler ; elle a une vraie tête à claque cette fille. Il rêve un peu
au plaisir qu’il aurait à lui coller quelques baffes ; ça l’excite de
l’imaginer avec ses grands yeux de porcelaine comme des billes,
la bouche ouverte sur une objection que de toute manière elle ne
formulerait pas. C’est comme ça les faibles, ça appelle les coups.
Jason songe malgré lui au regard que lui a lancé le vieux il y a
une semaine à peine, dans ce petit village minable en plein désert
mauritanien. Il avait déjà perdu un temps fou à faire semblant
de s’intéresser à tous les livres que l’ancêtre gardait dans sa
bibliothèque et voilà que l’imbécile lui versait un troisième verre
de thé à la menthe. Dans sa poche le document volé lui brûlait les
côtes, il fallait prendre le large et vite. Un instant, Jason avait eu
envie de frapper le vieux ; ça l’avait même fait bander.
J’y vais mon minet, tu vas me manquer tu sais.
Devant la porte d’entrée, Jason se prête aux câlineries de la
jeune femme, bien décidé à ne pas perdre patience et tout gâcher
par un mot, un geste… ou plutôt par une absence de mots et
de gestes. Il se colle contre la fille et lui pétrit les fesses. C’est
tellement convaincant qu’il finirait presque par y croire lui-même.
Quoi qu’il en soit, son départ va laisser un vide et il ressent
presque déjà un manque, un vague à l’âme… enfin, un vague au
corps, il ne faut pas exagérer. Dans ses bras, la fille commence à
mollir et Jason voit le moment où elle va différer son départ.
Allez, il faut que tu te sauves, ça serait trop bête de te faire
coincer maintenant.
Une dernière tape sur la croupe et Jason referme la porte sur
les talons de la jeune femme.
Il s’étire de tout son corps et passe dans la salle de bains. Il
aime la tête qu’il voit dans la glace, cheveux courts, mâchoire
carrée, le nez droit et les lèvres minces, prêtes à s’étirer en un
sourire que Jason veut ravageur. Il vérifie la netteté de ses dents.
Il s’agit de faire bonne impression tout à l’heure.
Il a rendez-vous avec un homme très riche dans un restaurant
discret et cossu. Jason adore ces déjeuners dans des lieux feutrés
et chics, le cérémonial de l’apéritif –lui boit toujours alors de
l’eau, ça fait sérieux– puis les valses silencieuses des serveurs qui
soulèvent des couvercles argentés immenses pour découvrir avec
des mines de conspirateurs d’infimes portions de viande délicates
ou de poisson aux parfums subtils. Jason apprécie la finesse de
ces mets ; pourtant systématiquement, quand il sort d’un de ces
rendez-vous d’affaire, il a l’impression d’avoir encore plus faim
après le repas qu’avant. Aussi file-t-il directement dans la première
brasserie venue où il commande un double jambon-beurre et une
bière. Là il mastique à pleines dents son sandwich, faisant glisser
chaque bouchée à longues gorgées de bière. Ses doigts laissent sur
le verre des traces grasses et il dissimule à peine les hoquets qui le
prennent parfois à manger si goulûment.
Le type avec lequel il a rendez-vous l’a contacté six mois
auparavant. Il avait eu vent des activités de Jason et de sa
propension à aimer les coups risqués dès l’instant où ça pouvait
lui rapporter gros. L’homme était visiblement très au fait des
dernières affaires réalisées par Jason dont le milieu du commerce
de l’art avait longuement commenté l’adresse et la perspicacité. Il
faut dire que le jeune homme s’était formé très tôt sur le terrain,
et que tout en n’étant pas toujours très regardant, il sentait de
façon intuitive les coups fourrés qu’il valait mieux éviter. Il avait
ainsi dissuadé un de ses clients qui voulait acquérir un incunable
concernant la fresque du monastère copte de Baouît, incunable
dont l’origine faisait l’objet de constantes controverses et dont
on parlait un peu trop au goût de Jason. Il avait jugé inopportun
le moment de faire une transaction. Son client de l’époque avait
opposé une certaine résistance avant de se ranger à son avis et bien
lui en avait pris. A peine deux semaines plus tard, la police arrêtait
un homme accusé de sortir illégalement du pays l’ouvrage qui
avait été pourtant dûment payé. Depuis ce temps la réputation de
Jason s’était affirmée et il avait, grâce au bouche à oreille, de plus
en plus de contacts intéressants.
Flûte, 12h30… Il ne faut pas que je traîne, ces gens là
n’aiment pas attendre… la ponctualité des autres, ça leur
donne le sentiment de leur importance. S’il n’y que cela pour
les disposer à mettre un zéro de plus sur mes chèques, ça vaut
le coup ! Déjà la journée a bien commencé ; Valérie est partie
d’elle-même ! la seule évocation de l’arrivée des flics a suffi, je
ne pensais pas que ce serait aussi efficace. En fait rien ne leur
permet de remonter jusqu’à moi ; il n’empêche, il faut que je fasse
doublement attention, parce que le vieux, je suis sûr qu’il avait
un appareil photographique à la place des yeux. L’annonce de la
disparition du document est déjà parue dans la presse, je n’aime
pas ça. C’est mentionné aux pages arts mais tout de même, je ne
pensais pas qu’il y aurait autant de rumeurs à ce propos. Mon
client doit être au courant aussi… j’espère qu’il ne va pas prendre
peur maintenant, et se dédire. Cette feuille de papier c’est de la
dynamite. Les fous de Tichit y tiennent comme à la prunelle de
leurs yeux et tous les musées du monde donneraient cher pour
savoir ce qu’il est devenu. Ça peut m’envoyer en taule pour un
bon bout de temps.
Jason marche à grandes enjambées. Il ne sent pas la douceur
du soleil qui lisse les troncs des arbres nus, il n’entend pas les
moineaux tout excités de ce semblant de printemps précoce. Sa
bonne humeur s’est un peu effilochée ainsi que les nuages qui
s’étirent dans le ciel pour mieux filer vers le large, comme si leur
stationnement au dessus de la ville avait par trop duré. Pour la
première fois depuis des jours et des jours les trottoirs sont secs
et les talons des passants claquent joyeusement. À la terrasse des
cafés des gens s’attardent avec nonchalance sous les calorifères qui
dispensent des ondes chaudes qu’un coup de vent frais dissipe
parfois sans prévenir. On voit déjà des cols de chemises ouverts,
des visages offerts à la tiédeur de l’air. Les femmes semblent
s’installer dans l’incontournable espace préalable aux vacances ;
elles ont déjà les gestes et les regards de celles qui ont tout leur
temps, mais sont encombrées encore de postures qui disent les
lourds manteaux d’hiver, les mollets pris dans les bottines. Elles
redécouvrent leur corps et ne savent pas bien encore s’en servir.
Au-dessus des toits le ciel hésite comme devant une page vierge ;
il compose avec tout ce qui passe, nuages et panaches de fumées,
vols puissants de corbeaux et ces taches de bleus qui font et défont
d’impossibles mosaïques toujours en mouvements. Des couples
flânent le long de la Seine insensible aux impressions du ciel et
qui roule imperturbablement ses eaux plombées entre les murs de
ciment. Parfois, une péniche semble vouloir couper cette masse
dont elle ne fait qu’agiter lourdement la surface sans changer en
rien sa consistance.
Jason traverse maintenant la place des Vosges en coupant au
plus court. Il résiste au plaisir de passer devant les deux ou trois
galeries dont il sait qu’elles exposent des objets et tableaux qui
sont passés par ses mains. De même il ne s’attarde pas à écouter le
bruit sec que font les petits portillons qui clôturent la place quand
un promeneur les laisse se refermer automatiquement derrière lui.
Il a depuis longtemps enfoui sous les années les humiliations de
son enfance, lorsque sa mère, engagée par quelque famille de la
grande bourgeoisie, lui donnait rendez-vous près du bac à sable
en face de la synagogue et qu’il y arrivait escorté de sa grand-mère
qui lui donnait ses dernières recommandations.
Surtout ne t’avise pas d’aller l’embrasser ! si on la surprenait
occupée d’un autre enfant elle risquerait de perdre sa place.
Mais pourquoi les gens ne m’aiment pas ? demandait alors
Jason tout juste âgé de cinq ou six ans.
Ce n’est pas qu’ils ne t’aiment pas, mais ta mère est embauchée
pour s’occuper de leurs enfants à eux, pas de toi.
Oui, mais c’est ma mère à moi !
Mon petit, ça ne change rien à l’affaire. Ecoute moi, sinon je
ne t’y emmène pas.
Ainsi l’enfant accroché à la main de sa grand-mère longeait les
arcades et pénétrait dans le square. La vieille femme s’installait
sur un banc et sortait son tricot. Il semblait à Jason que c’était
toujours le même et il aurait été incapable d’en dire la couleur.
Simplement à mesure que les années passaient, il avait un pull
toujours à sa taille et plus riche d’une teinte nouvelle qui n’allait
pas forcément bien avec les anciennes. Un jour à quatorze ans,
au cours d’une violente altercation il avait rompu ce travail de
Pénélope, décrétant qu’il ne porterait plus de pulls faits main
et que la mode était au sweat. Depuis, sa grand-mère lui avait
acheté pour chacun de ses anniversaires un de ces polos épais
et noirs dont il aimait à penser qu’ils lui donnaient un genre
rebelle. Dans le bac à sable Jason sortait de son pochon une
petite pelle et un râteau, deux voitures miniatures et une moto
qui n’était pas à proportions mais qui arborait des pneus en
vrai caoutchouc. L’enfant s’appliquait à lisser des avenues et des
ruelles, des places et des ronds-points, des parkings et des aires de
stationnement limité. Il codifiait tout cela de façon maniaque,
presque obsessionnelle, avec le sentiment qu’il se préparait ainsi
à devenir un policier de grand renom, mi-justicier mi-tyran. Le
peu de véhicules dont il disposait constituait une certaine entrave
à sa mégalomanie mais il n’était pas en panne d’imagination pour
justifier le calme de sa ville de sable. Généralement il était trop
absorbé pour voir arriver sa mère et le signe de sa présence, c’était
d’abord les deux enfants blonds qui rentraient dans le bac à sable
en criant et en se disputant. Ils bousculaient sans ménagement
les installations de Jason pétrifié par un sentiment d’injustice
intolérable à voir ses travaux ainsi saccagés et par une gêne, de
la honte presque, face à la tolérance bienveillante de sa mère qui
ne sermonnait jamais ces enfants si mal élevés. Parfois ceux-ci
lui proposaient un jeu commun et Jason regardait du côté de
sa grand-mère pour savoir ce qu’il devait répondre. Sa mère, à
l’autre bout du même banc, faisait comme si elle ne connaissait
pas la vieille femme mais parfois Jason voyait ses lèvres bouger.
Cependant jamais il n’avait pu entendre ce qu’elle disait. Alors il
la regardait intensément dans l’attente d’un miracle qui viendrait
d’elle ou de lui. Il espérait vaguement qu’elle le prendrait dans
ses bras ou que lui-même, porté par une émotion bouleversante,
poserait sa tête au creux de son épaule. Il était toujours un peu
déçu du calme qui présidait à ces rencontres, incapable qu’il était
d’imaginer une émotion chez sa mère tant chez lui elle se faisait
attendre. Cependant après un temps plus ou moins long, il se
passait effectivement quelque chose au fond du coeur de Jason. Sa
mère appelait les petits dont elle avait la garde, elle essuyait leurs
mains, secouait le sable de leurs vêtements et sortait d’un sac de
papier des chocolatines dorées desquelles deux barres de chocolat
dépassaient à chaque bout. La jalousie pinçait si violemment
Jason qu’il appelait sa grand-mère d’un ton hargneux, exigeant
de rentrer à l’instant même, prétextant la bêtise des jeux, l’ennui,
la fraîcheur du temps. La grand-mère se levait à contre coeur et ils
partaient tous deux main dans la main. Puis Jason était devenu
trop grand pour aller au square, il avait fini par oublier ces
rencontres furtives et non déclarées avec sa mère après les avoir
refusées. Plus tard c’est sa grand-mère qui lui avait appris la mort
de celle qui avait dû –qui aurait dû– être sa mère.
De l’autre côté de la place, Jason pénètre dans le Pavillon de
la Reine. Il aime à penser que le léger mouvement de tête que
le portier lui adresse est un signe de reconnaissance. Il y a là en
effet des habitués dont Jason estime faire partie. Il traverse le
premier salon orné de boiseries anciennes et se dirige vers la salle
à manger, accompagné d’un valet.

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