Répondre à : KELLER, Richard – Le Huitième Soleil

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#152139

XXXXIX

J’avais très mal à la tête depuis plusieurs jours. Les énormes mâchoires d’un étau me comprimaient le cerveau. La douleur s’intensifia, j’eus des flashes de lumière aveuglante. Ces éclairs m’envoyèrent des décharges qui m’anéantirent. Je me repliai sur moi-même et je fermai les yeux, le noir m’apaisa un peu. J’avais perdu le fil du temps, je ne pouvais pas dire la date du jour. Ils avaient augmenté le dosage des injections quotidiennes qu’ils m’administraient, la chimie me détruisait. Je voulais rejoindre le huitième soleil, lui seul adoucirait mes tourments et me ferait connaître une vie nouvelle. Une longue conversation avec l’expatrié m’avait épuisé. Il avait entrepris de me parler des couleurs. Il prétendait qu’il en existait des milliards dans la contrée des huit astres. J’avais écouté, béat, son exposé sur le sujet. Il s’était montré intarissable, ses représentations avaient pris mille nuances et ma cellule s’était illuminée. Les murs s’étaient métamorphosés, ils avaient épousé les tonalités des propos échangés. Il m’expliqua que chez lui, chaque soleil brillait et changeait de teinte au fur et à mesure de nos désirs. Ils inventaient leur monde a contrario des terriens qui le subissaient. Je suivais tant bien que mal ses élucubrations, cet univers féerique n’attendait que moi, je m’en persuadais. Je me posais beaucoup de questions, le comment et le pourquoi m’interpellaient. Chacun de nous perçoit ses nuances personnelles, me dit-il. Je ne comprenais pas cette diversité infinie. Je cantonnais le domaine du possible à mon esprit aussi étroit que la cellule. Il me fallait fournir un gros effort sur moi-même pour concevoir un tel paradis. L’étau se resserrait de plus en plus et je décelais l’expatrié à travers un brouillard épais. Nous ne connaissons pas votre arc-en-ciel. Cette écharpe d’Iris constitue notre lumière en permanence, c’est un non-événement. Cela dépassait l’entendement humain. La constance du phénomène lumineux excitait ma curiosité et je voulais comprendre ce cheminement qui m’ouvrirait la voie vers le huitième soleil. J’essayai d’imaginer cet univers multicolore et les conséquences de ces visions différenciées d’un même évènement. Je ne pus m’habituer à cette idée, mon intelligence n’acceptait pas ce vaste chambardement. Il tenta de me rassurer en me déclarant que ma réaction lui prouvait que le moment de mon départ pour ce grand voyage approchait, mais il me fallait encore progresser sur la route qui me mènerait vers une nouvelle aventure. Je lui expliquai le symbolisme des couleurs dans notre société et il fut très attentif. Je commençai par le noir, associé au deuil et au chagrin, surtout dans les régions méditerranéennes. Il me rétorqua que les humains éprouvaient le besoin de se faire remarquer dans leur état. Il me cita la veuve, le prêtre, le policier, le pompier, l’infirmière, chacun existait par son uniforme. J’avouai que mon ami ne manquait pas de perspicacité. Le blanc représentait l’innocence, la pureté et la lumière. Je pris l’exemple de l’enfant qui communie, de la jeune mariée encore vierge, ce qui ne correspondait plus à la réalité. Le vert renvoyait à la nature et à l’espérance. L’expatrié m’écoutait avec attention et ajoutait un commentaire lorsqu’il pensait que mes propos demandaient à être complétés. Le bleu et toutes ses nuances le fascinaient. Il avait du mal à comprendre la transparence d’une goutte d’eau et le bleu de l’océan. Nous partîmes dans d’innombrables explications et ma tête en souffrit davantage. Je perdais souvent le fil de notre conversation, il reprenait et répétait sans me tenir grief de mon inattention. Ma palette l’amusait et je terminai en lui parlant du métissage des races, du mélange qui donnait des enfants café au lait. Il me répondit que le café seul était un breuvage de qualité, de même que le lait ; il doutait de la saveur du mariage des deux. Je ne pus percevoir à travers ses propos à quel degré il situait sa réflexion et cela me laissa bien perplexe. Ce furent les derniers mots de l’expatrié. À mon réveil, ma geôle ressemblait à un ciel gris d’hiver lorsque l’horizon se cache dans la grisaille du quotidien.

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