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XXXXV
Patricia passa un long moment avec moi, assise à mes côtés et respectant
mon silence. Elle comprit que je souffrais, sans doute son intuition féminine… Les
femmes devinent les situations et partagent mieux les émotions que les hommes.
Ses cheveux blonds et ses yeux verts me redonnèrent envie, je voulais l’avoir
pour moi seul. J’étais fasciné par sa nuque où venait mourir le col blanc de sa
blouse d’infirmière. Son haleine fraîche et mentholée ainsi que son parfum
réveillèrent en moi des sentiments enfouis. Je mis ma main sur sa cuisse, elle ne me
repoussa pas et je crois qu’elle aima ce contact. Aucun mot n’effleura mon esprit
pour la retenir plus longtemps. Elle garda le silence et je sentis le tissu se tendre
sous sa respiration. Je tremblais un peu et elle s’en aperçut. Elle se leva en me
disant : « À tout à l'heure », une phrase de convenance, car elle ne repasserait pas
aujourd'hui, c’était certain. Je ne me trouvais pas seul dans ce cloaque.
Le docteur Bourdin était entré dans la cellule avant le départ de la belle
infirmière. Il lui demanda de rester encore un moment. Il m’examina longuement
sans prononcer un mot. Patricia m’abandonna pour accompagner le médecin qui
poursuivit ses visites. Les quelques instants qu’elle m’avait consacrés m’avaient un
peu régénéré et je me surpris à siffloter un air tzigane.
L’expatrié se manifesta à l’instant où je finissais d’interpréter cette chanson
du folklore magyar. Il me parla du vent, de l’air et du souffle. Notre conversation
dura longtemps, très longtemps, le sujet nous inspirait. Nous évoquâmes les
typhons, les tornades, les ouragans et leur puissance destructrice. Il appréhenda ces
phénomènes avec beaucoup de détachement. Je compris que ces forces lui étaient
étrangères, il ne paraissait pas concerné par la lutte humaine contre les éléments
déchaînés.
Je tentai de lui expliquer l’effet papillon, ce battement d’ailes, aux confins de
la planète, qui modifiait l’ordonnancement des choses d’un continent à l’autre. Il
réfléchit longuement avant de m’apporter la contradiction. Il considérait que
l’homme avait besoin de s’appuyer sur ces bizarreries climatiques pour progresser.
Je lui appris que dans certaines régions, le vent servait à fournir de l’énergie. Il me
répliqua que nous n’allions pas dans la bonne direction, il fallait domestiquer le
moindre atome d’air et provoquer les réactions.
Comme à l’accoutumée, l’expatrié trouvait une solution à chaque défi, j’étais
émerveillé par ses capacités intellectuelles. Pour apaiser le discours, nous
abordâmes le vol des oiseaux et les courants qui parcourent la planète. Je fus surpris
par ses approches. Il soutint que les volatiles reflétaient parfaitement les difficultés
de l’humanité à se projeter ailleurs et à penser autrement. D'ailleurs, il me parla du
rêve d’Icare et ajouta que l’homme avait transformé en légende un échec cuisant.
Le premier souffle de la vie termina nos échanges sur le sujet. Mon ami
m’avoua son émerveillement devant à la naissance d’un nouvel être, il trouvait ce
moment d’une rare intensité. Il se refusa à employer le mot beauté, car il ne voyait
pas où l’esthétique se situait dans cette affaire.
Je me mis à fredonner La Truite de Schubert, l’expatrié voguait déjà loin. Il
s’était éclipsé comme il était venu, dans une totale discrétion. Il procédait ainsi
depuis le début de notre relation. Je dormis comme un bébé avec des rêves plein la
tête. Au réveil, le carnet à spirale m’attendait et je rédigeai de nombreuses pages
avant d’être interrompu par l’arrivée du petit déjeuner.