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Chapitre 15
Il était neuf heures, ce lundi vingt-sept mai, lorsque maître Gaël Raynaud arriva à la maison d’arrêt. Comme promis, il rendit visite à son client. Après les formalités d’usage, il fut conduit dans une salle faisant office de parloir.
Youssef Bekrane, amené par deux gardiens, tremblait un peu. En revanche, il paraissait en meilleure forme que lors de la reconstitution. Les deux hommes se saluèrent, maître Raynaud entra dans le vif du sujet.
– Monsieur Bekrane essayez de bien vous souvenir de ce que vous avez fait ces dernières semaines.
Bekrane bafouilla qu’il était innocent.
Gaël Raynaud l’écouta attentivement et lui demanda de réfléchir. Ils allaient trouver ensemble le moyen de le sortir de là.
Youssef Bekrane marmonna, comme toujours, des propos désordonnés.
– Parti pain d’épice.
Avec patience, l’avocat reformula les propos de son client :
– Vous aimez le pain d’épice?
– Moutarde avec pain d’épice, lui répondit Youssef.
– Vous parlez de Dijon, monsieur Bekrane ?
– Oui, moutarde.
Maître Raynaud insista pour savoir si son client s’était rendu dans la cité bourguignonne.
Bekrane lui répondit :
– « Bernache ».
– Qui est Bernard ?
– Non, maison Bernache.
Gaël Raynaud n’insista pas. Youssef Bekrane tremblait de plus en plus et avait du mal à suivre la conversation. Il mit fin à l’entretien en promettant de revenir rapidement.
Sur la route, l’avocat essaya de remettre en place le patchwork des divagations de Youssef Bekrane. Il buttait toujours sur trois éléments : moutarde, pain d’épice et maison Bernache.
Le bureau de maître Raynaud était situé dans la vieille ville, au troisième étage d’un immeuble classé du dix-septième siècle. Il monta les escaliers quatre à quatre. Devant la porte, une plaque en cuivre indiquait « Gaël Raynaud, avocat diplômé de la faculté de droit de Lyon ». Le bureau exigu, était meublé d’une table sur laquelle étaient posés un téléphone et un ordinateur. Un fauteuil et deux chaises complétaient le mobilier.
L’avocat mit en route l’ordinateur et se connecta sur Internet. Il espérait trouver un indice sur « Bernache ». La première recherche sur Google n’apporta rien, hormis que la bernache était une oie sauvage qui migrait du Canada vers l’Europe. Il affina sa recherche en ajoutant ‘’Dijon‘’. L’écran proposa douze réponses, mais la plupart renvoyaient sur un site des services sociaux de la mairie de Dijon.
Maître Raynaud afficha sa satisfaction, « Les Bernaches » était un foyer. Le numéro de téléphone était indiqué sur la page du site.
Il décrocha le téléphone :
– Allô, je voudrais parler au directeur du foyer s’il vous plaît .
– Je suis Patrick Cochet, responsable du centre, que puis-je pour vous ?
– Bonjour monsieur Cochet, je suis Gaël Raynaud avocat. Je défends un client du nom de Youssef Bekrane, cela vous rappelle-t’il quelqu’un ?
– Bonjour maître, vous savez, nous hébergeons des gens de passage, il faudrait que je consulte nos registres. Avez-vous une idée précise de la date ?
– Entre le dix et le quinze mai.
– Pourriez-vous me décrire votre client ?
– Il a les jambes arquées et il n’est pas très grand.
– Entendu, rappelez-moi dans une heure.
Il était onze heures, Gaël Raynaud composa le numéro du foyer « Les Bernaches ».
– Maître Raynaud à l’appareil.
– J’ai votre renseignement maître, votre homme a passé chez nous la nuit du lundi treize au mardi quatorze mai. Mon collègue, Pierre Tardy, s’en souvient parfaitement car il était passablement éméché. Nous l’avons même raccompagné à la gare vers dix heures du matin.
– Monsieur Cochet, permettez-moi au nom de Youssef Bekrane, mon client, de vous remercier. Vous apportez la preuve de son innocence. Je pense que vous serez contacté par les services de gendarmerie rapidement.
– A votre disposition maître Raynaud. Je déteste les erreurs judiciaires, il faut condamner les coupables, pas les innocents.
– Merci encore monsieur Cochet, bonne journée à vous.
Gaël Raynaud était sur le point d’appeler le juge Julie Silovsky pour demander la libération de Youssef Bekrane, mais il se ravisa. Avec madame le juge, il valait mieux verrouiller le dossier. Plus retors qu’elle, il n’en n’avait pas encore rencontré dans sa courte carrière.
A la gare de Dijon, Youssef Bekrane n’était sûrement pas passé inaperçu, mais il se trouvait à presque trois cents kilomètres de la cité des ducs de Bourgogne. Une nouvelle idée germa dans sa tête : la SNCF devait avoir des caméras de surveillance. Si Youssef figurait sur une bande, il n’y aurait pas de discussion possible.
Maître Raynaud composa le numéro de la gare de Dijon. Il tomba sur une boîte vocale, ce qui l’énerva profondément. Comment faire pour avoir un interlocuteur ? Gaël Raynaud ne manquait pas d’ingéniosité. Il appela la direction régionale et, par ce biais, il réussit à avoir un autre numéro de téléphone. Une voix féminine bien réelle lui répondit.
– Bonjour madame, je suis maître Raynaud avocat. Je suis chargé d’une affaire dans laquelle mon client doit prouver qu’il était à Dijon le mardi quatorze mai, entre dix heures et midi. Pourriez-vous m’aider ?
– Bonjour maître, que désirez-vous précisément ?
– L’autorisation de visionner les bandes enregistrées par vos caméras de surveillance ce jour-là.
– Il faut une réquisition de justice, maître.
– Je sais, mais pour faire gagner du temps à tout le monde, je souhaiterais une prévisualisation. Mon client est facilement reconnaissable.
Son interlocutrice avait compris le désir de maître Raynaud. Elle lui proposa de venir la rencontrer et, à ce moment-là, elle verrait ce qu’il serait possible de faire.
Gaël Raynaud la remercia et lui demanda ses coordonnées et ses disponibilités.
– Je suis Jane Piron, je suis disponible demain ou mercredi.
– Je peux être à votre bureau demain vers dix heures, cela vous convient-il ?
– C’est d’accord, je vous attends monsieur Raynaud, à demain.
– Merci madame Piron, à demain.
Le jeune avocat avançait bien dans le dossier Bekrane, mais demain serait une rude journée. Il se remit devant l’ordinateur afin de rechercher les horaires des trains. Il voulait vérifier à quelle heure il fallait partir de la gare de Dijon pour être au bourg et se rendre chez les époux Drochard avant l’heure du meurtre. Il existait deux possibilités, mais aucun train direct. Le premier partait à sept heures dix-sept, avec un changement à Lyon Perrache. Ensuite, le second train repartait de Lyon à onze heures cinq et arrivait au bourg à douze heures treize. La deuxième possibilité était d’aller jusqu’à Grenoble et de prendre le TER qui arrivait au bourg à douze heures vingt.
Dans les deux cas, il était très difficile de se rendre au domicile des défunts et de les tuer aux environs de douze heures quarante. De plus, Youssef Bekrane se trouvait encore au foyer « Les Bernaches » Gaël Raynaud se frotta les mains, madame Silovsky serait servie sur un plateau.
L’avocat se leva tôt ce mardi vingt-huit mai. Il était six heures et demie lorsqu’il prit la route en direction de la Bourgogne. Ce n’était pas un voyage gastronomique ni une visite des grands crus. Il avait rendez-vous, avec une jeune femme, pour tenter de sortir d’un mauvais pas un ivrogne affabulateur. Le trajet sur autoroute ne fut pas de tout repos. Il avait une vieille Opel Corsa, offerte par son père. Elle accusait deux cent trente mille kilomètres au compteur. Un grand nombre de poids lourds circulait sur cet axe stratégique. Gaël se sentait tout petit dans sa vieille guimbarde.
Il était un peu en avance, il décida donc de quitter l’autoroute pour les routes départementales. Chaque village chantait le bon vin, il roulait sur un ruban entouré de vignobles. Au détour d’une colline, il put apercevoir, nichés dans un écrin de verdure, un hameau, un étang et un château. Il ne regrettait pas un aussi long périple pour un client qui ne lui rapporterait rien. Selon lui, la justice passait avant l’argent.
La gare de Dijon était d’un accès facile. Il se gara dans une rue adjacente et marcha à la rencontre de la vérité.
Jane Piron était une jolie femme. Elle avait entre vingt-cinq et trente ans, l’œil noir et vif. Sa longue chevelure était aussi sombre que ses yeux.
– Bonjour madame Piron, je suis Gaël Raynaud.
– Bonjour, je suis mademoiselle Piron.
– Excusez-moi, je ne savais pas.
Visiblement chacun était séduit par l’autre. Gaël était subjugué par la beauté méditerranéenne de son interlocutrice.
– Votre demande, monsieur Raynaud, n’est pas très légale. Elle sondait le jeune avocat.
– Je sais Jane, je peux vous appeler par votre prénom?
Elle acquiesça.
– C’est moins pompeux que mademoiselle Piron. J’ai ici les trois bandes de la matinée du mardi quatorze. Je veux bien vous les montrer, mais aucune copie n’est possible.
– Jane, je crois que le visionnage devrait déjà m’éclairer.
– Pour gagner du temps, je les passe en accéléré, si vous remarquez quelque chose, vous m’arrêtez.
– C’est entendu.
Jane Piron mit la première bande dans le magnétoscope, le moniteur était allumé. Les images étaient en noir et blanc, la date et l’heure étaient incrustées sur l’écran en haut à droite. La première cassette ne révéla rien, maître Raynaud était déçu. Jane lui proposa un café avant d’entamer le deuxième visionnage. Il accepta et discuta un peu avec la demoiselle. Ils se découvrirent une passion commune pour le cheval.
Le café absorbé, Jane mit la deuxième bande en marche.
– Stop ! Je crois que c’est notre homme, dit Gaël.
– Je rembobine un peu, monsieur Raynaud.
– Jane, je préfère Gaël.
– Voilà Gaël, je passe en vitesse normale.
– Il arrive, là, c’est lui, facile à reconnaître avec sa démarche et ses jambes arquées, vous voyez Jane ?
– Oui, en plus il est face à la caméra, vous ne pouvez pas vous tromper.
– Jane, c’est l’heure exacte qui est incrustée?
– Absolument, il était dix heures trente-deux. Il n’y a aucun doute là-dessus, tout notre système est synchronisé. Lorsqu’il s’agit de trains, l’exactitude est de mise.
– Je ne vous demande qu’une chose, Jane : combien de temps sont gardées ces cassettes ?
– Depuis la mise en place du plan « Vigipirate », c’est passé à trois mois. Je pense que vous avez le temps d’intervenir auprès des autorités avant que cette cassette ne soit effacée.
– Maintenant, je sais que je peux exiger le visionnage, sans dire que pour moi c’est déjà fait.
– Je compte sur vous Gaël, sinon j’aurai des ennuis avec ma hiérarchie.
– Etes-vous libre ce midi, Jane ?
– En principe je déjeune à la cantine.
– Si je vous invite dans une autre cantine, seriez-vous prête à me suivre ?
– J’accepte votre invitation.
Gaël demanda à Jane de lui indiquer une « cantine » de qualité où ils pourraient manger en toute tranquillité. Elle l’emmena dans une petite ruelle proche de la gare.
– Ici, la cuisine est sympa et le décor très agréable.
Gaël répondit que, depuis le coup de téléphone d’hier, il lui accordait sa confiance.
Jane sourit, cet homme avait du charme et elle y était sensible. Elle poussa la porte de la « Lune de Miel » … tout un programme. L’intérieur de l’établissement, agencé avec goût, ressemblait à un Pub irlandais. Par endroit, la décoration du bar en bois verni était dissimulée par des bouteilles de bières de marques différentes. Gaël remarqua plusieurs distributeurs de bière pression. Au-dessus du comptoir des bouteilles de whisky avec bec verseur attendaient le client.
Une serveuse se présenta, puis les dirigea vers le restaurant. Ils descendirent quelques marches et pénétrèrent dans une salle composée de box. Le lieu, non seulement tranquille, favorisait l’intimité. Ce n’était pas pour déplaire à Gaël. Ils s’installèrent. La table était éclairée par une bougie qui flottait dans une coupole remplie d’eau et de pétales de roses. La flamme vacillante éclairait le visage de Jane, ses yeux noirs brillaient.
– Ma chère Jane, je vous félicite pour votre choix. Nous pourrons converser en toute quiétude.
– J’aime beaucoup cet endroit, c’est vrai, et je suis heureuse qu’il vous plaise aussi.
Gaël posa une question qui embarrassa Jane :
– Puis-je nous donner un gage commun ?
Jane embarrassée répliqua sans se mouiller davantage :
– Dites toujours !
Gaël s’était rendu compte de l’ambiguïté de sa question. Il sourit en s’adressant à Jane.
– Le gage que je nous propose Jane, c’est de ne pas parler travail pendant le repas.
Jane sourit aussi :
– Accordé votre honneur. Il y a tant d’autres sujets tout aussi passionnants.
– C’est vrai et le premier, c’est vous. Parlez-moi de votre vie, de vos goûts, de vos souhaits, de vos loisirs.
– C’est peu et beaucoup de choses, Gaël. Je répondrai à condition que vous fassiez de même.
– Mais, c’est accordé votre honneur !
Avec une parfaite synchronisation, ils partirent dans un grand éclat de rire. Ils ne virent pas le temps passer. Gaël regarda sa montre.
– Jane, à quelle heure reprenez-vous votre travail ?
– A quatorze heures trente. Elle s’aperçut qu’il était quatorze heures vingt-huit. Elle demanda à Gaël de l’excuser cinq minutes. Elle sortit pour appeler son supérieur. Elle prétexta un petit souci pour excuser son retard. Débonnaire, son chef la rassura. Elle le remercia et rejoignit Gaël.
– Ça s’est bien passé, je ne voudrais pas vous provoquer des ennuis ?
– Mon chef a été compréhensif. S’il savait que je suis au restaurant en galante compagnie, il le serait beaucoup moins.
– Merci pour la galante compagnie, mais je vous retourne le compliment.
– C’était de l’humour, mais quand même, vous êtes un galant homme.
– Et vous une jolie femme.
Gaël demanda l’addition.
– Je ne vais pas trop tarder. Il ne faut pas abuser des largesses, presque une heure de retard, c’est pas mal!
– Jane, ce repas et ce moment ensemble étaient délicieux. Je peux encore vous demander quelque chose, ce n’est pas un gage je vous assure ?
– Moi aussi, je voulais vous demander une chose . Mais vous d’abord, je vous écoute.
– Jane, je vois que vous avez un téléphone portable. J’aimerais vérifier si le son de votre voix est aussi agréable que maintenant. Acceptez-vous de me donner votre numéro ?
– C’est drôle, vous m’avez volé ma question, je voulais vous le demander aussi.
Gaël Raynaud paya les repas et ils prirent la direction de la gare de Dijon. En chemin, ils continuèrent la conversation, en se promettant de se rappeler rapidement. Ils se quittèrent avec une poignée de mains, Gaël en gentleman avait su garder de la distance, Jane avait apprécié. Il la vit entrer par une porte vitrée automatique. Jane lui fit un signe de la main et s’engouffra dans un escalier.
Le jeune avocat avait tout pour être content de son initiative, il n’avait pas perdu son temps. Il lui restait à parcourir un long trajet, le chemin du retour serait agrémenté de bons souvenirs.
Dès le lendemain, il prendrait contact avec madame le juge Julie Silovsky pour lui demander d’auditionner les témoins du foyer « Les Bernaches ». En outre, une réquisition serait nécessaire pour visionner les cassettes enregistrées le jour du meurtre en gare de Dijon.
Maître Raynaud s’était rendu à son bureau pour rédiger sa demande d’audition de Patrick Cochet, responsable du foyer « Les Bernaches », et de son collègue Pierre Tardy. Ces deux hommes possédaient la première clé qui ouvrirait la porte de la liberté pour Youssef Bekrane. Jane Piron, quant à elle, serait la clé qui ouvrirait l’esprit étroit du juge Silovsky.
Gaël se remémorait les cinq dernières journées écoulées. Vendredi après-midi, le bâtonnier l’avait appelé pour lui demander de passer le voir immédiatement. Ce magistrat, d’une cinquantaine d’années, aimait bien le jeune avocat. Le contact entre les deux hommes était amical, Gaël lui demandait facilement conseil.
Le bâtonnier le reçut et l’informa d’une demande émanant du juge d’instruction Julie Silovsky. Il avait décidé de le commettre d’office pour la défense du dénommé Youssef Bekrane.
Dès le samedi matin, maître Raynaud s’était présenté au bourg pour la reconstitution, « une mascarade, avait-il pensé ». Il avait perçu, dans l’attitude de son client, toute la détresse du monde. En quelques minutes, Il s’était persuadé que cet homme méritait mieux que le sort réservé par madame Silovsky. Le refus de participer de son client l’avait convaincu de la nécessité de s’impliquer dans cette affaire.
Le dimanche, il s’était levé tôt pour sortir ‘’Ardoise’’, sa jeune jument grise. Elle était en pension à la campagne chez un ami éleveur. Gaël adorait monter à cheval, il éliminait tous les tracas de la vie quotidienne. Sur sa jument, il se sentait un autre homme.
Il visita son client, incarcéré à la maison d’arrêt. Cela le conforta dans sa détermination à chercher la vérité, même s’il s’avérait que les gendarmes et la juge aient raison. Il ne se doutait pas que, ce lundi, deux coups de fil allaient changer l’histoire : le directeur du foyer « Les Bernaches » et mademoiselle Jane Piron, employée à la SNCF de Dijon.
La journée du mardi resterait gravée longtemps parmi ses meilleurs souvenirs. Il avait trouvé ce qu’il cherchait : la preuve de l’innocence de Youssef Bekrane. La rencontre avec Jane Piron, était une parenthèse de bonheur. Il voulait mettre beaucoup plus dans cette parenthèse, il l’appellerait dès demain.
Gaël dormit mal. Il pensait sans cesse à Jane, il voyait sa silhouette brune virevolter devant lui. Il se réveillait et se rendormait avec la même obsession. Il était tout simplement amoureux.