Accueil › Forums › Textes › KELLER, Richard – Les Deux Bouts de la corde › Répondre à : KELLER, Richard – Les Deux Bouts de la corde
Chapitre 3
Le compagnon du nordiste sortit pour appeler ses collègues depuis le fourgon. Il se demandait ce qu’ils faisaient. Il revint cinq minutes après, il sentait le tabac, il en avait profité pour en griller une.
Ils sont en route, dit-il, ils arriveront dans dix minutes et on pourra peut-être se restaurer. L’entrepreneur était le seul à avoir absorbé un repas à midi. « Moi aussi, j’ai faim, » dit le facteur.
L’entrepreneur proposa de d’apporter des sandwichs. Ils refusèrent du bout des lèvres, mais il comprit que s’il les ravitaillait, ils ne se feraient pas prier.
Nicolas était resté avec les gendarmes. L’atmosphère s’était considérablement détendue avec le départ du voisin.
– Vous nous avez fait beaucoup rire tout à l’heure, lui dit le nordiste.
– Avec le « p’tit quinquin » et la « cage aux oiseaux », j’ai failli avaler mon képi pour rester sérieux. Et pourtant, nous sommes là avec deux de vos clients qui ont passé l’arme à gauche, ajouta son collègue. Il avait un fort accent du sud-ouest.
– Avec tout ce que nous savons, il y a déjà beaucoup d’éléments à transmettre à nos confrères dit le nordiste. En attendant que notre acolyte revienne et que nos camarades de travail arrivent, nous ferions bien de récapituler ce que nous avons recueilli comme infos. Vous êtes de la partie facteur ?
– Entendu, rétorqua Nicolas.
– Donc, vers treize heures, vous arrivez, comme personne ne répond, vous entrez. Vous entendez aboyer le chien d’une manière anormale. Vous montez jusqu’au grenier et là, vous découvrez vos deux clients. Avez-vous tenté de les décrocher ?
– Non, ça ne m’est pas venu à l’idée, j’étais trop retourné, j’ai manqué de sang froid.
– On ne connaît jamais sa propre réaction avant de se trouver face à un drame. Nous sommes formés à ce genre de situation, mais seule l’habitude permet de se forger une carapace. La théorie c’est bien, le terrain c’est une autre école.
– Vous appelez donc le Monsieur, dit « l’entrepreneur », comment se nomme-t-il au fait ?
– Il s’appelle Toni Guccione, il est d’origine italienne. Avant l’Europe et avec le fascisme, de nombreux italiens sont venus ici. C’était souvent les parents ou les grands-parents de ceux que nous voyons aujourd’hui. Certains ne comprennent même pas leur langue d’origine, vous comprenez pourquoi je n’ai pu résister au fou rire lorsque l’entrepreneur parlait des anglicismes. Si l’on cherchait bien ceux qui sont français d’origine on aurait d’énormes surprises.
– Monsieur Guccione a donc décroché les deux pendus.
– Ensuite, nous vous avons appelé. Ah oui ! Le repas n’était pas préparé.
– Il y a aussi les gens qui sont passés et ceux qui sont censés être venus. Il y a vous, facteur Nicolas Favant, Monsieur Guccione, Gisèle l’infirmière, la boulangère, Monsieur Nunès le chauffeur du car, les employés de la commune le chef Emile et son employé René, Joseph le livreur de fuel de la maison Riord, le docteur Giraud, le représentant de la maison « plein soleil », vérandas PVC portes et fenêtres, et la société « médic home », vous savez avec l’anglicisme.
Ils se regardèrent tous les trois, et le nordiste dit : « Allez un but partout, la balle au centre. Je pense que nous n’oublions personne, mais probablement que la liste n’est pas close. »
L’entrepreneur arriva avec une miche de pain et un saucisson. Il sortit un couteau « opinel » et dit : « je retourne chercher une bouteille de côtes du Rhône . »
Les trois répondirent en cœur: « pas pour moi! »
Nicolas dit qu’il ne buvait pas de vin. Les gendarmes, eux, dirent qu’ils étaient en service, ils se contenteraient de l’eau du robinet.
La faim eut raison des scrupules des uns et des autres. Ils se placèrent près de la porte d’entrée en essayant de ne pas laisser de miettes , il y aurait sûrement des empreintes et des traces à relever. Il y eut un long moment de silence, juste interrompu par le bruit des mâchoires qui savouraient les sandwichs; même l’entrepreneur avait pris un morceau de pain et de saucisson de fabrication maison, avait-il précisé. Tous concédèrent qu’il était excellent, et il ne resta plus que l’entame avec un bout de ficelle rouge et blanche.
Un véhicule de gendarmerie s’était garé dans la rue. Deux gendarmes sortirent de la Peugeot. Ils échangèrent un salut militaire et une poignée de main avec leurs collègues (esprit de corps quand tu nous tiens !). Ils paraissaient sympathiques et pleins d’énergie.
Après un bref rappel de l’affaire, par leurs camarades, ils prirent rapidement les choses en main. Le métier parlait, ils avaient plus d’assurance, leur spécialité étant les enquêtes criminelles. L’un prenait des notes, alors que l’autre consignait tout sur un minuscule magnétophone. Parfois, il reprenait des propos qu’il enregistrait avec son appareil. Lorsqu’ils considérèrent avoir bien compris les principaux éléments, celui qui semblait être le chef prit la parole :
– Messieurs, je vous remercie pour tout ce que vous avez fait en attendant notre arrivée. Vous nous avez grandement facilité la tâche. Maintenant je voudrais aborder deux points avec vous quatre avant de vous libérer . Je souhaiterais parler des habitudes des victimes et de leur famille, enfin ce que vous savez les uns et les autres. C’est un point à ne pas négliger dans nos investigations. Pour plus d’efficacité, le gendarme Gilles s’occupera des habitudes, alors que moi-même, je m’occuperai de l’aspect famille; j’ai oublié de vous dire que j’étais l’adjudant–chef Sagol. Je vous remercie encore.
– Monsieur Guccione, que pouvez-vous me dire sur les habitudes de vos voisins ?
– C’était des gens sans histoire. Ils aimaient les autres, tout simplement et surtout, ils n’aimaient pas être seuls. Germain, du temps où il était mobile, s’occupait de beaucoup de choses. Pendant de nombreuses années, il a été conseiller municipal, il a même reçu une médaille à ce titre. Il était membre actif du comité des fêtes et du club « Bel Automne ». Toinette et son mari recevaient aussi de nombreux amis. Je ne leur connais pas d’ennemis.
– Dans leurs relations avec leurs voisins, avez-vous eu connaissance d’un différend quelconque?
– Oui une fois, Germain s’est frictionné avec le transporteur, il y a au moins deux ou trois ans.
– Que s’est-il passé Monsieur Guccione ? Chaque détail a son importance.
– Germain avait taillé sa haie et il avait fait un feu avec les branches, bien que cela soit interdit. C’est obligatoire de déposer les déchets verts à la déchetterie. Le feu était d’importance et le vent s’était mis de la partie Les voisins, situés après leur maison, ont été vite envahis par une épaisse fumée, on aurait dit du brouillard, comme le fog anglais. On ne voyait pas à plus de dix mètres. Germain était bien embêté, le transporteur s’est mis en colère et j’ai bien cru qu’ils allaient en venir aux mains. Vous ne me croirez pas, mais deux jours après, ils s’étaient réconciliés et ils buvaient l’apéro ensemble. Personne ne pouvait se fâcher avec ces gens-là.
– Je comprends, lui répondit le gendarme Gilles. Ne bougez pas, je vais aller voir si le chef a fini avec le facteur.
Pour plus de confidentialité, le gendarme était resté dans la cuisine et le chef s’était installé dans la salle à manger.
Le chef Sagol profita de la disponibilité du facteur pour lui poser beaucoup de questions sur le voisinage et le courrier que recevaient les uns et les autres.
Dans un premier temps, Nicolas hésita avant de répondre franchement. Il se demandait s’il avait le droit de violer le serment qu’il avait fait des années auparavant. Le secret de la correspondance est la clé de voûte de tout postier qui se respecte. Toutefois, il se dit qu’après tout, les gendarmes représentaient la justice. Si ce n’était pas un suicide, mais un meurtre, il valait mieux répondre tout de suite, plutôt que de leur faire perdre un temps précieux. Il se décida à collaborer sans arrière-pensée.
Tout le hameau fut passé en revue. Il donna des informations dont il n’avait jamais dit mot à personne. Dans ce métier, on voit et on entend pas mal de choses, sans parler de certains clients qui se confient au facteur comme à un confident ou un confesseur. Le chef sut que le cimentier s’était inscrit à une agence matrimoniale . L’entrepreneur avait deux sœurs au Canada. Le transporteur, qui se disait athée, avait un frère évêque au Vatican depuis de nombreuses années.. Nicolas révéla aussi à voix basse que le couple de publicistes recevait des revues échangistes et des colis dont le contenu ne laissait planer aucun doute sur leur usage.
Le chef lui demanda ce qu’il voulait dire par-là.
– C’est très simple chef, un jour un colis est arrivé ouvert, à la poste. Avant de le réparer, nous avons vérifié le contenu et s’il ne manquait rien par rapport au bordereau d’envoi joint. Il y avait là toute la panoplie des jouets pour adultes et même des objets que je n’avais jamais vus auparavant. Ce sont des gens charmants et étant tenu au secret, je me suis tu le jour ou j’ai apporté le colis. C’est Madame qui m’a ouvert. Je lui ai dit que le colis était arrivé en mauvais état. Le contenu avait été vérifié, en principe, il ne manquait rien. Elle est restée imperturbable et aussi sympathique après cet incident qu’avant. Nicolas lâchait encore quelques infos au chef lorsque le gendarme Gilles frappa à la porte.
– J’ai fini avec Monsieur Guccione chef, vous en avez pour longtemps avec Monsieur Favant ?
– Nous avions fini Gilles, vous pourrez me l’envoyer dans cinq minutes, nous avons juste un point à aborder.
Le chef Sagol recadra l’entretien. Il récapitula ce qui avait été dit auparavant. Il voulait s’assurer qu’il avait bien compris certains détails et surtout pour que le facteur se remémore des éléments dont il n’aurait pas parlé.
– Maintenant Nicolas, discutons de leur famille si vous le voulez bien.
– Eh bien ! Chef, je sais qu’ils ont trois enfants. Un garçon, âgé d’environ cinquante-huit ans, vend des fruits et légumes sur les marchés. Il est marié et aussi père de trois enfants: deux garçons et une fille. L’aîné des garçons travaille avec lui ; le second est conducteur à la SNCF. La fille a vingt deux ans et fait des études dans la communication. La fille aînée de Toinette et Germain ne travaille pas. Elle a cinquante-six ans, elle est mariée avec le patron de la quincaillerie Bedel. Ils ont un fils unique qui fait des études de commerce international.
La dernière fille a cinquante-trois ans et vit depuis longtemps en Afrique noire. Elle est célibataire, je crois. Il me semble que le pays, c’est la Tanzanie. Elle œuvre dans l’humanitaire. Je ne l’ai jamais vue. Il y a plusieurs années qu’elle n’est pas revenue au pays. J’ai appris que c’est une peine de cœur qui l’a poussée aussi loin. Quand on dit que l’amour donne des ailes, c’est vrai, mais pas toujours dans le sens du vent.
– J’apprécie la formule facteur, vous êtes philosophe à vos heures.
– Non, tout simplement un observateur de mes contemporains chef.
– En tout cas, merci pour ce que vous m’avez communiqué, soyez assuré que ça ne sortira pas du cadre strict de cette enquête. Si nous avons encore besoin de vous, nous n’hésiterons pas à prendre contact avec votre hiérarchie. Je vous laisse finir avec mon collègue Gilles.
Le gendarme Gilles posa à Nicolas les mêmes questions qu’à l’entrepreneur. Voyant que les réponses étaient identiques, le gendarme se relâcha un peu dans le questionnement. Il revint sur le rôle du docteur Tardieu.
– Le médecin n’a pas dit grand-chose, hormis qu’il refusait le permis d’inhumer. Je connais un peu le docteur Tardieu, dit Nicolas, il est toujours comme cela. C’est un homme économe de ses paroles, en revanche, il prend des notes à foison. J’ai des amis qui l’ont comme médecin traitant et c’est ce qu’ils m’ont raconté. Il écoute et ne répond jamais ; à la fin de sa visite il fait tomber son diagnostic en quelques mots. Je n’ai entendu que des louanges sur ses activités médicales.
Le gendarme Gilles confirma à Nicolas ce que ce dernier pensait depuis longtemps : « le docteur Tardieu a décelé un hématome derrière les nuques de Toinette et Germain. Ce n’est pas la corde qui a provoqué ce coup, c’est autre chose et c’est pour cela que nous sommes ici Monsieur Favant. Le docteur Tardieu a motivé son refus par un compte-rendu de deux pages que nous avons transmis au médecin légiste. »
Le gendarme Gilles signifia à Nicolas qu’il avait pris bonne note de ses déclarations et il prit congé du facteur.
En sortant dans la cour, notre vaillant facteur se posait encore de nombreuses questions. Une l’obsédait plus particulièrement : Pourquoi le gendarme Gilles m’a-t-il parlé du refus du docteur Tardieu et surtout des motifs ? Voulait-il tester sa discrétion, voir jusqu’où irait sa curiosité? Ce dernier décida d’être muet comme une tombe si on lui parlait de cette sale affaire, ce soir ou dans les jours à venir. La confiance est à ce prix.
Il était plus de quatre heures de l’après-midi lorsque Nicolas revint rendre ses comptes au bureau de poste. Les gendarmes ayant prévenu son chef d’établissement, son retard ne posa pas de souci particulier.
Le chef l’appela dans son bureau :
– Alors Nicolas, mauvaise journée aujourd’hui, deux clients de moins.
Le facteur était fatigué, surtout nerveusement, sa journée n’avait pas été de tout repos. Aussi évacua-t-il rapidement les questions en étant le plus bref possible, sans jamais donner l’impression de vouloir abréger. Son chef, homme compréhensif, le libéra rapidement. Il dit au revoir à ses collègues du bureau, et rentra chez lui.
Arrivé à domicile, il prit rapidement une douche. Nicolas habitait dans le centre-ville, un appartement mansardé au dernier étage d’une maison de village. C’est lui qui avait restauré le logement, acheté en co-propriété avec sa copine.
Notre facteur n’était pas marié. Il était pacsé avec Elodie, une jolie infirmière rencontrée aux urgences de l’hôpital, un jour où il s’était fait une entorse au poignet. Arrivé à l’hôpital, Nicolas craqua. Elodie ne flasha immédiatement, mais l’assiduité de Nicolas réussit à la convaincre. Elodie est la douceur faite femme. Elle est bien plus jeune que lui et ils sont ensemble depuis deux ans. Brune avec de grands yeux verts, elle mesure environ un mètre soixante-dix. Elle voudrait un enfant, Nicolas n’est pas contre, mais il tergiverse. /
Elodie est au travail, Nicolas s’allonge sur le canapé, il s’endort rapidement. Sa compagne finit sa journée vers dix-huit heures trente, ça lui laisse deux petites heures à roupiller.
Nicolas est tombé comme une masse. Il est presque dix-neuf heures lorsque Elodie arrive. Elle voit son homme qui dort comme un bienheureux. Elle s’approche et lui caresse les joues. Nicolas grogne un peu, il entrouvre un œil et d’un coup il l’enlace et la fait basculer vers lui. Elodie adore ces retrouvailles, elle le couvre de baisers et plus encore. Une demi-heure après ces retrouvailles coquines, nos deux amants sont en pleine forme et heureux. Elodie est surprise que Nicolas n’ait pas préparé le repas.
– Si tu savais ce qui m’est arrivé ma chérie.
– Tu vas me le dire, lui répondit-elle en feignant d’être en colère.
– J’ai eu la plus mauvaise journée depuis que je fais ce métier. Figure-toi que j’ai découvert deux de mes clients, pendus. Je peux t’affirmer que ça fait un choc de se retrouver seul face à deux macchabées.
– Chéri, des morts j’en vois presque tous les jours, c’est une question d’habitude, au fil du temps on se blinde. Ils se sont suicidés tous les deux ?
– Au début j’ai cru que la femme et le mari s’étaient donné la main pour en finir. Le docteur Tardieu a refusé le permis d’inhumer. D’après un gendarme, ce serait un double meurtre.
Elodie se love contre l’épaule de Nicolas et le réconforte.
– Ce n’est pas toi l’assassin, alors ne te retourne pas le sang avec ça; et surtout pense à autre chose, à moi par exemple. Elle se déplace, les rayons du soleil couchant caressent son corps nu. Nicolas se lève et la serre encore plus fort dans ses bras. Il la regarde dans les yeux : « Elodie, je pose mes yeux sur ton cœur, je pose mon cœur dans tes mains, je t’offre mon destin. »
Et les deux amants se donnent, corps et cœurs à l’unisson.
Elodie est allée chercher un plat cuisiné au congélateur. Elle a mis les couverts, Nicolas a sorti une bouteille de vin.
– C’est pour oublier, dit-il.
– Pas moi j’espère, lui répondit son infirmière préférée. Après ce bon repas et une bonne nuit de sommeil, demain tu seras frais comme un gardon.
– Oui, à condition que tu mettes un caleçon long avec un pyjama et une chemise de nuit de grand-mère.