Accueil › Forums › Textes › BLANC, Jean-Noël – Chiens de gouttière (Extraits) › Répondre à : BLANC, Jean-Noël – Chiens de gouttière (Extraits)
BLANC, Jean-Noël – La Ficelle
Il nous a dit, Ferdinand, je vais vous en raconter une, elle va vous faire rire.
Ça commençait mal.
Avec ça que le temps lui non plus n’inclinait pas à l’optimisme, Ferdinand, là-dessus, avec ses propositions d’hilarité, c’était le bouquet. Depuis le matin la ville baignait dans la grisaille et les maussaderies. Le ciel avait une couleur de poussière, le printemps boudait, chagrinait l’humeur.
Roger finit son verre avant de résumer la situation :
-Des jours comme ça, on se lèverait juste pour se recoucher.
Bousigues l’approuvait, haussait soudain la voix pour commander un pot de côtes, accompagnait son injonction d’un claquement de paume sur la table. Le bruit réveilla la torpeur du café, et l’annonce de la commande répandit une chaleur dans le cœur des consommateurs.
Ludovic apporta la bouteille, effectua lui-même le service, attendit qu’on goûte. Gustave but le premier, ferma les yeux, fit claquer sa langue, s’épanouit, sourit.
-Tu te mets bien, Bousigues : c’est du fameux. L’ordinaire ne te suffit donc plus.
-Y a jamais de mal à se faire du bien, dit Bousigues.
-Tout de même. Au prix où il le fait, Ludovic, son pinard du dimanche, il faut avoir de quoi pour se choyer le gosier.
-Que veux-tu, mon vieux, je pleure pas mes sous, moi. Je me mouche pas avec le dos de la cuiller.
On opina : Bousigues payait le pot, il avait de la repartie, et que demande le peuple sinon que le vin soit bon, qu’on le lui offre, et qu’on se la rigole. Le peuple, béat, opinait donc.
-C’est comme cette histoire de ficelle, dit Ferdinand qui revenait abruptement à l’assaut. Les paysans, je vous jure. Attendez les gars, je vais vous faire rigoler.
Il y tenait donc. A nous la raconter. Son histoire. On se résigna.
Adoncques il était en vacances, à la campagne, chez un oncle à lui, retraité. Ce retraité avait des mœurs de retraité et des coutumes itou. Ne rien jeter, par exemple, ne rien laisser gaspiller, trouver un usage à tout ce qui pouvait encore faire de l’usage.
Un jour Ferdinand et l’Ancien vont se promener au village d’à côté, passent devant une maison à l’abandon. Porte qui brinquebale, volets qui pendouillent, tuiles qui rendent l’âme, ah nos campagnes se vident, l’exode rural, le sang de la terre – (abrège, Ferdinand, abrège).
Bon. Sur la pas de la porte ils voient une cordelette bien enroulée, prête à servir. La vision ne tombe pas dans l’oeil d’un sourd. L’Ancien ne fait ni une ni deux, il fait trois. Il empoche la ficelle, elle fera bien pour son étendage, chez lui. Elle est un peu grosse peut-être. Oui, c’était une ficelle dans le genre corde. Tant pis. Trop fort n’a jamais gêné, roulez jeunesse, l’Ancien de retour chez lui installe son étendage.
-Tu nous dira quand il faudra rire, Ferdinand.
Attendez, les gars : quelques jours plus tard nos loustics retournent au village d’à côté. Il fait chaud, la marche assoiffe, ils font une station pieuse au bistrot qui se trouve devant l’église, juste en face du monument aux morts – (au fait, Ferdinand, au fait).
J’y viens, j’y viens. Ils s’installent donc, tâtent des spécialités liquides du pays, se ravissent le palais à coups de rosée. Ils n’ont même pas fini la première bouteille qu’un énergumène surgit dans le café. Cet olibrius, un gaillard. Une brute, fils de brutes et coupé de sanglier, voyez le genre. Bas sur pattes, large d’épaules, la bedaine en avant, le poil dru, ni lavé ni rasé, le regard par en-dessous, des petits yeux en trou de pine d’hirondelle, le geste plein d’emportement et de violence, les mots qui se bousculent au portillon, il gueule que bordel à cul il le retrouvera, le voleur, il siffle un premier verre de gnôle dans un grand geste péremptoire, remets-moi ça nom de Dieu, merde alors, dans ma propre maison, une corde que j’avais pliée bien comme il faut, posée sur la pierre d’entrée, oh pute borgne, il siffle le deuxième verre dans le même grand geste péremptoire de tout le corps, repose le verre, rote, tape du poing, bordel à cul ce voleur si je le trouve ça va être sa fête, ma corde, dans ma propre maison .
Ferdinand et son oncle de retraité font ceux que ça ne concerne pas. Ils cherchent des poux sur le bois de la table. Ils attendent que le sanglier ait déguerpi pour se carapater à leur tour.
L’Ancien, ce spectacle l’a secoué. La peur, un souci d’honnêteté, allez savoir. Il décide, le soir même, à la brune, d’emmener son neveu et la corde sa baguenauder au village d’à côté. Ils retrouvent la maison, passent devant négligemment. Le sanglier est là, dans la pièce de devant, il fait du feu. Cette pièce, un gourbi. A se demander comment un homme peut vivre là-dedans. Le remords taraude le retraité. Voler une ficelle à un homme dépourvu du plus minime minimum, il a honte. Sans barguigner davantage il lance le peloton de corde sur le seuil de la maison et s’enfuit.
Après la restitution, il se sentit mieux. Ferdinand se moquait de lui. Tu parles, toute cette histoire pour un bout de ficelle. Si tu exauces les fous, maintenant. Marche donc, le retraité concevait quelque fierté de son geste. Il en faisait une question d’honneur, et de morale. Parce qu’il aurait pu la garder, la corde, et s’arranger avec sa conscience. Seulement, ça, pas question. (Et alors, Ferdinand, c’est donc ça ton histoire drôle ? – Attendez vous allez voir.)
Une semaine plus tard, ils retournent encore au village d’à côté. Ne serait-ce que pour vérifier que le rosé n’a pas changé de goût entre-temps. Et là, dans le café, qu’est-ce qu’ils apprennent, je vous le donne en mille.
Il nous le donne en mille, Ferdinand. En mille comme en cent ça ne nous intéresse pas de chercher, on veut seulement qu’il nous donne la solution.
Eh bien, ils apprennent qu’il s’est pendu, le sanglier, avec la corde, le soir même où il l’avait retrouvée sur le pas de sa maison. Pendu, bien proprement, avec sa corde.
Ferdinand trouvait son histoire désopilante. Il leva son verre en éclatant de rire. A la bonne vôtre.
On trinqua avec lui, et on rit aussi, pour ne pas le désobliger. Nos rires manquaient peut-être de gaillardise. Il ne s’en rendait pas compte. Il riait et il nous laissait là avec ce bout de corde qui se balançait dans une grange, et tout ce qu’on pouvait imaginer autour de ça, et dehors le ciel était toujours couleur de poussière et le rets ne valait pas mieux.