Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

Accueil Forums Textes COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

#148509
Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chingachgook faisait seul exception au vif intérêt manifesté par les Delawares. Pendant qu'on chantait, il ne changea rien à sa posture, et même dans les moments les plus pathétiques des lamentations, aucun muscle n'avait tressailli sur son visage sévère. Les restes froids et inanimés de son fils étaient tout pour lui; à l'exception de la vue, tous ses autres sens semblaient atrophiés; il n'était occupé qu'à contempler pour la dernière fois ces traits qu'il avait tant aimés, et qui bientôt allaient lui être ravis pour toujours.
    Un guerrier renommé pour ses exploits, et surtout pour sa conduite dans le dernier combat, sortit de la foule, et vint se placer auprès des restes d'Uncas.
    “Pourquoi nous as-tu quittés, orgueil du Wapanachki?” dit-il en s'adressant au jeune chef, comme si son argile insensible eût été capable de l'entendre encore. “Ta vie a été courte comme au matin la marche du soleil à travers les arbres; mais ta gloire a été plus brillante que sa lumière à midi. Tu es parti, jeune guerrier, pour le monde des esprits, mais cent Wyandots t'ont précédé sur le chemin pour en écarter les ronces. Quel est celui qui, t'ayant vu dans la bataille, aurait pu croire que tu pouvais mourir? Qui, avant toi, avait jamais montré à Ottawa le chemin du combat? Tes pieds étaient comme les ailes de l'aigle, ton bras plus pesant que la branche qui tombe du sommet du pin, et ta voix ressemblait à celle du Manitou lorsqu'il parle dans les nuages. La langue d'Ottawa est faible,” ajouta-t-il, en jetant autour de lui un regard de douleur, “et son coeur est gonflé de tristesse. Orgueil du Wapanachki, pourquoi nous as-tu quittés?”
    D'autres lui succédèrent, jusqu'à ce que la nation, par la voix de ses chefs et de ses plus fameux guerriers, eût payé son tribut à la mémoire du héros mort; ensuite, le plus complet silence recommença à régner.
    Bientôt courut un murmure sourd et léger, comme celui d'une musique lointaine. Les sons s'élevaient tout juste assez haut pour qu'on en saisît le souffle, mais leur caractère était incertain, et on ne pouvait dire d'où ils provenaient; cependant ils devenaient, de moment en moment, plus clairs et plus sonores; on distingua d'abord de longues exclamations souvent répétées, puis quelques paroles. Le mouvement des lèvres de Chingachgook annonçait que le père d'Uncas allait à son tour commencer le chant de mort. Aucun regard ne se tourna vers lui; il ne se manifestait pas le moindre signe d'impatience: il était évident toutefois, à la manière dont chacun des assistants leva la tête pour écouter, qu'ils prêtaient à cette voix une force d'attention que Tamenund seul avait jusqu'alors obtenue.
    Mais on écouta en vain: les sons, qui s'étaient élevés juste au point de devenir intelligibles, s'affaiblirent, chevrotèrent, et finirent par expirer comme emportés par le souffle du vent. Les lèvres du Sagamore se refermèrent, et il resta silencieux à sa place, les yeux fixes, le corps immobile, comme une créature échappée des mains du Tout-Puissant avec les formes extérieures de l'humanité, mais privée d'âme. Les Delawares virent par ces symptômes que leur ami n'était pas préparé à soutenir un effort si pénible; leur esprit se détendit et, avec un instinct de délicatesse qui leur était naturel, ils l'appliquèrent tout entier à suivre les obsèques de l'étrangère.
    Un signal fut donné par un des chefs les plus anciens aux femmes rassemblées à l'endroit où reposait la dépouille mortelle de Cora. Aussitôt les jeunes filles soulevèrent la litière et s'avancèrent d'un pas lent et mesuré, en chantant d'une voix douce, basse et triste, les louanges de la trépassée.
    David, qui avait observé d'un oeil attentif des cérémonies qu'il trouvait si païennes, se pencha alors vers le colonel absorbé dans sa douleur.
    “Ils emportent le corps de votre enfant,” lui dit-il; “ne les suivrons-nous pas pour lui donner une sépulture chrétienne?”
    Munro tressaillit comme si la trompette du jugement dernier eût retenti à son oreille, et jetant autour de lui un regard égaré, il se leva et suivit le simple cortège avec le maintien d'un soldat, mais le coeur d'un père accablé sous le poids de son affliction. Ses amis se pressèrent autour de lui, et le jeune officier français lui-même se joignit à eux, sincèrement ému. Mais lorsque toutes les femmes de la tribu, jusqu'à la dernière, eurent pris place dans la procession funèbre, les hommes rétrécirent leur cercle et se groupèrent de nouveau autour d'Uncas, aussi muets, aussi impassibles qu'auparavant.
    On avait choisi pour la sépulture de Cora un monticule, où un bouquet de jeunes pins avait pris racine et formait un mélancolique ombrage. En y arrivant, les jeunes filles mirent leur fardeau à terre, et avec la patience caractéristique des Indiens et la timidité de leur âge, elles attendirent que ceux qui devaient prendre à cette triste cérémonie l'intérêt le plus vif leur donnassent une marque de contentement. Ce fut Oeil de Faucon, le seul qui fût au courant de leurs coutumes, qui s'en chargea.
    “Mes filles ont bien fait,” dit-il; “les hommes blancs les remercient.”
    Satisfaites de ce témoignage d'approbation, les jeunes filles déposèrent le corps dans une sorte de bière faite d'écorce de bouleau, et d'une forme non dépourvue d'élégance; puis elles le descendirent dans son obscure et dernière demeure. la cérémonie ordinaire, consistant à recouvrir le corps de terre et à cacher le sol fraîchement remué sous des feuilles et des branches, fut accomplie avec les mêmes formes simples et réservées.
    Après avoir rempli ce suprême devoir, elles s'arrêtèrent, ne sachant si elles devaient continuer suivant les rites ordinaires. Le chasseur choisit ce moment pour prendre de nouveau la parole.
    “Mes filles en ont fait assez,” dit-il; “l'esprit des Visages Pâles n'a besoin ni de nourriture, ni de vêtements, leur nature étant conforme au ciel de leur couleur.”
    Et voyant que David feuilletait son livre et se disposait à entonner un cantique de circonstance, il ajouta:
    “Je vais laisser parler quelqu'un qui connaît mieux que moi les usages des chrétiens.”
    Les femmes s'écartèrent modestement et, cédant à d'autres le principal rôle dans cette scène, elles en devinrent spectatrices humbles et attentives. Pendant que David exhalait ses pieux sentiments à sa manière, il ne leur échappa ni un signe de surprise ni un regard d'impatience. Elles écoutaient comme si elles eussent compris le sens de ce qu'il disait, et semblaient éprouver les sentiments de douleur, d'espérance et de résignation qu'il s'était donné à tâche d'éveiller.
    Excité par le spectacle dont il venait d'être témoin, et peut-être aussi par l'émotion secrète qu'il ressentait, le maître de chant se surpassa lui-même: sa voix pleine et sonore soutint honorablement la comparaison avec les accents si purs des jeunes Indiennes; et ses chants, plus régulièrement cadencés, avaient du moins, pour ceux à qui ils s'adressaient, un mérite de plus, celui d'être compris. Il termina le psaume comme il l'avait commencé, au milieu d'un grave recueillement.
    Lorsqu'il eut fini le dernier verset, les regards inquiets de l'assemblée, un mouvement plus marqué d'attention, tout sembla annoncer qu'on s'attendait à ce que le père de la défunte allait prendre la parole.
    Munro parut sentir que le moment était venu pour lui de faire ce qui est peut-être le plus grand effort dont la nature humaine soit capable. Il découvrit ses cheveux blancs, et jeta un regard ferme et calme sur la foule immobile. Puis, faisant signe à Oeil de Faucon d'écouter, il s'exprima de la sorte:
    “Dites à ces jeunes filles, si pleines de douceur et de bonté, qu'un vieillard défaillant, un père désolé, leur fait ses remerciements. Dites-leur que l'Etre que nous adorons tous sous différents noms leur tiendra compte de leur charité; et que le temps n'est pas éloigné où nous serons réunis autour de son trône sans distinction de sexe, de rang ou de couleur!”
    A ces paroles, que le colonel prononça d'une voix tremblante, le chasseur secoua lentement la tête, comme s'il eût douté de leur efficacité.
    “Leur tenir un pareil langage,” dit-il, “autant dire que la neige ne vient point en hiver, ou que le soleil n'a jamais plus de force qu'à l'époque où les arbres ont perdu leurs feuilles.”
    Se tournant vers les jeunes filles, il leur exprima la reconnaissance de Munro, en des termes plus appropriés à l'intelligence de ses auditeurs. La tête du vieillard était déjà retombée sur sa poitrine, et il allait rentrer dans son apathique mélancolie, lorsque le jeune Français dont nous avons parlé se hasarda à lui toucher le coude. Après avoir attiré à lui l'attention du malheureux père, il lui fit remarquer une troupe de jeunes Indiens qui s'approchait, portant une litière entièrement fermée; puis par un geste expressif, il lui montra le soleil.
    “Je vous comprends, Monsieur,” répondit Munro d'une voix qu'il s'efforçait d'affermir, “je vous comprends, c'est la volonté du ciel, et je m'y résigne. Cora, mon enfant; si les prières d'un père au désespoir peuvent maintenant quelque chose pour toi, que ta destinée là-haut sera heureuse! Allons, Messieurs,” ajouta-t-il, en regardant autour de lui avec un air de fierté calme, quoique la douleur qui contractait ses traits flétris fût trop violente pour qu'il pût entièrement la dissimuler, “notre devoir ici est terminé… Partons!”
    Heyward obéit volontiers à un ordre qui l'arrachait d'un lieu où à chaque instant son courage était près de l'abandonner. Tandis que ses compagnons montaient à cheval, il pressa la main du chasseur et lui renouvela la promesse qu'ils s'étaient faite de se revoir dans les rangs de l'armée anglaise. Puis, se mettant en selle, il alla prendre place à côté de la litière, où des sanglots étouffés décelaient la présence d'Alice.
    On se mit en marche: Munro venait le premier, la tête basse; Heyward et David le suivaient dans une morne attitude, accompagnés de l'aide de camp de Montcalm avec son escorte. C'est ainsi que tous les Blancs, à l'exception d'Oeil de Faucon, passèrent successivement devant les Delawares, et ne tardèrent pas à disparaître dans l'immensité de la forêt.
    La sympathie qu'une communauté d'infortune avait établie entre les simples habitants de ces bois et les étrangers qui avaient fait parmi eux un séjour passager ne s'éteignit pas de sitôt. Durant bien des années encore, l'histoire légendaire de la jeune fille blanche et du jeune guerrier des Mohicans charma l'ennui des longues soirées et des marches pénibles, et entretint dans les coeurs ardents et braves la soif de la vengeance contre leurs ennemis naturels. Les acteurs qui avaient joué un rôle secondaire dans ce drame touchant et terrible ne furent pas non plus oubliés de longtemps. Par l'intermédiaire du chasseur, qui longtemps encore servit de lien entre eux et la vie civilisée, les Delawares apprirent que la Tête Blanche avait rejoint ses pères dans la tombe, succombant, à ce qu'on croyait à tort, au chagrin que lui avaient causé ses revers militaires; et que la Main Ouverte avait emmené la fille cadette du vieillard bien loin dans les colonies des Visages Pâles, où ses larmes, en cessant de couler, avaient fait place aux doux sourires plus en harmonie avec son caractère heureux et enjoué.
    Mais ces événements sont postérieurs à l'époque où se passe cette histoire.
    Après avoir vu s'éloigner de lui tous ceux de sa couleur, Oeil de Faucon revint vers l'endroit où le ramenait une invincible sympathie; il arriva à temps pour jeter un regard d'adieu sur Uncas, que les Delawares s'occupaient à enfermer dans ses derniers vêtements de peau. Ils s'arrêtèrent un moment pour permettre au chasseur de payer à son jeune ami ce suprême tribut de sa mâle affection; puis le corps fut enveloppé pour ne plus être découvert. Alors commença une procession solennelle semblable à celle qui avait conduit Cora au lieu du repos, et la nation entière accompagna le guerrier mort jusqu'à sa tombe provisoire, car il était convenable qu'un jour ses ossements reposassent parmi ceux de son peuple.
    Le mouvement de la foule, le sentiment qui l'animait avaient un caractère simultané et général: elle montra pour la douleur paternelle la même affliction grave et muette, la même déférence que nous avons eu l'occasion de décrire. Le corps fut placé dans une attitude de repos, faisant face au soleil levant, ayant à ses côtés les instruments de guerre et de chasse, tout préparés pour le grand voyage. On pratiqua une ouverture dans la bière qui le recouvrait, afin que l'esprit fût libre de communiquer selon sa fantaisie avec son habitation mortelle; et le tout fut caché à l'instinct des animaux de proie, et mis à l'abri de leurs ravages, par des moyens ingénieux connus des Indiens.
    Ces dispositions prises, l'attention publique se tourna de nouveau vers le Grand Serpent. Dans cette circonstance solennelle, on attendait d'un chef si renommé quelques mots de consolation et de sagesse. Habitué à se dominer, le vieux guerrier comprit les désirs du peuple; il releva la tête qu'il avait jusque-là tenue cachée sous son vêtement, et promena sur l'assemblée un calme regard. Ses lèvres, jusqu'alors fortement comprimées, s'ouvrirent enfin, et, pour la première fois depuis le commencement de cette longue cérémonie, sa voix se fit entendre d'une manière distincte.
    “Pourquoi mes frères sont-ils en deuil?” dit-il en regardant l'air abattu des guerriers qui l'environnaient. “Pourquoi mes filles pleurent-elles? Est-ce parce qu'un jeune homme est parti pour aller chasser dans les bois bienheureux? est-ce parce qu'un chef a rempli sa carrière avec honneur? Il était bon, il était soumis, il était brave, qui peut le nier? Le Manitou avait besoin d'un semblable guerrier, et il l'a rappelé à lui. Pour moi, fils d'Uncas et père d'Uncas, je suis un arbre que les Visages Pâles ont dépouillé. Ma race a disparu des rivages du lac salé et des collines des Delawares; mais qui peut dire que le serpent de sa tribu a oublié sa sagesse? Je suis seul…”
    A ces mots, Oeil de Faucon, qui considérait d'un oeil ému les traits rigides de son ami, fut incapable de se contenir plus longtemps.
    “Non, non,” s'écria-t-il, “non, Sagamore, vous n'êtes pas seul: notre couleur peut être différente, mais Dieu nous a créés pour voyager dans le même sentier. Je n'ai point de famille, et je puis dire aussi comme vous, point de race. Il était votre fils, et peau rouge de sa nature… Sans doute il vous appartenait de plus près par les liens du sang… mais si jamais j'oublie le garçon qui a si souvent à mes côtés combattu pendant la guerre, et dormi pendant la paix, que celui qui nous a créés tous, quelles que soient notre couleur et notre nature, puisse m'oublier au dernier jour!… L'enfant nous a quittés pour un temps; mais, Sagamore, vous n'êtes pas seul!”
    Chingachgook saisit les mains d'Oeil de Faucon, que celui-ci, emporté par un élan d'émotion, lui avait tendues au-dessus de la terre fraîchement remuée. Ce fut dans cette attitude touchante que ces deux fiers et intrépides enfants de la forêt inclinèrent en même temps la tête et que leurs larmes arrosèrent la tombe du jeune chef qui leur était si cher.
    Au milieu du silence imposant dont fut accueillie cette scène émouvante, Tamenund éleva la voix pour congédier son peuple.
    “C'est assez!” dit-il. “Allez, enfants des Lénapes; la colère du Manitou n'est pas apaisée… Pourquoi Tamenund vivrait-il encore? Les Visages Pâles sont maîtres de la terre, et le temps des hommes rouges n'est pas encore venu… Ma journée a duré trop longtemps. Le matin j'ai vu les fils de la Tortue heureux et forts; et cependant, avant que la nuit soit venue, j'ai vécu pour voir le dernier guerrier de la sage et antique race des Mohicans.”

    ×