Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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#148507
Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Nous ne nous arrêterons pas à décrire l'entrevue du chasseur et de Chingachgook, ou celle plus touchante encore de Duncan et du père d'Alice. Quelques mots suffirent pour expliquer à chacun l'état des choses; et Oeil de Faucon, présentant le Sagamore à sa troupe, remit le commandement entre les mains du chef mohican.
    Chingachgook prit le poste auquel l'appelaient son rang et son expérience, avec cette dignité qui ajoute du poids aux ordres d'un guerrier indien. Suivant les pas du chasseur, il ramena en arrière les Delawares, qui scalpaient, chemin faisant, les cadavres des Hurons, et dissimulaient avec soin ceux de leurs camarades.
    Les guerriers, qui, dans l'escarmouche précédente, venaient de se signaler avec tant de vigueur, firent halte sur un petit plateau parsemé d'arbres en nombre suffisant pour les cacher. Devant eux, le sol s'abaissait en pente rapide, et une tranchée étroite, sombre et boisée, s'étendait à une distance de plusieurs lieues. C'était dans cette gorge qu'Uncas luttait encore contre le gros de la tribu des Hurons.
    Le Mohican et ses amis s'avancèrent sur la crête de la hauteur et prêtèrent au bruit du combat une oreille attentive. Quelques oiseaux voltigeaient au-dessus de la vallée verdoyante, comme si l'effroi les eût chassés de leur nid, et çà et là tourbillonnait au-dessus des arbres une légère vapeur qui se confondait avec l'atmosphère, et désignait la place où l'affaire devait avoir été plus vive et acharnée.
    “Le combat monte par ici,” dit Duncan en étendant les bras du côté où une nouvelle explosion d'armes à feu venait de se faire entendre. “Nous sommes trop au centre de leur ligne pour pouvoir agir efficacement.
    -Ils vont appuyer vers le bas-fond où le couvert est plus épais,” répondit le chasseur, “et cela nous mettra droit sur leur flanc… Allez, Sagamore; vous avez à peine le temps de pousser le cri de guerre et de mener vos Indiens en avant. Cette fois je me battrai avec des guerriers de ma couleur. Vous me connaissez, Mohican; pas un Huron ne passera la colline pour vous prendre à dos, sans la permission de perce-daim.”
    Le chef indien s'arrêta un moment pour considérer le théâtre du combat, qui semblait se rapprocher de plus en plus, preuve manifeste du triomphe des Delawares; et il n'entra en ligne qu'en voyant les balles pleuvoir autour de lui comme des grêlons qui précèdent la tempête. Oeil de Faucon et ses trois compagnons s'abritèrent à quelques pas de là; et attendirent la suite des événements avec ce calme que l'habitude seule peut donner en pareil occurrence.
    Bientôt le bruit des armes ne fut plus répété par l'écho de la forêt, et les détonations retentirent en plein air. Par-ci par-là, on voyait apparaître quelques Hurons, qui battaient en retraite; et venaient se rallier dans la clairière, comme à l'endroit où devait s'accomplir le dernier effort. D'autres vinrent les joindre, jusqu'à ce qu'enfin l'entrée du taillis se garnit d'une longue ligne de guerriers farouches, décidés à une résistance désespérée. Heyward témoignait de l'impatience et tournait des yeux inquiets du côté de Chingachgook. Le Mohican, assis sur un rocher, regardait cette scène d'un oeil aussi indifférent que s'il en eût été le simple spectateur.
    “Qu'attend le Delaware?” demanda Duncan. “L'heure est venue de frapper.
    -Pas encore, pas encore,” répondit le chasseur. “Quand il sentira ses amis, il leur fera connaître sa présence. Voyez, voyez, les coquins se rassemblent dans ce bouquet de pins comme des abeilles au retour d'une expédition. Pardieu! ils forment un tas si dru, qu'une femme ne manquerait pas de loger une balle dans quelqu'une de leurs peaux cuivrées!”
    En ce moment, le hurlement de guerre fut poussé, et une décharge de Chingachgook et de sa troupe mit à bas une douzaine de Hurons. Au cri de triomphe qui suivit répondit au loin une clameur semblable, et alors un tel tintamarre retentit dans les airs, qu'on eût dit que mille voix s'étaient réunies dans un commun effort. Les Hurons reculèrent, abandonnant le centre de leur ligne; et Uncas sortit de la forêt par le passage qu'ils laissaient libre, à la tête d'une centaine de guerriers.
    Agitant ses mains à droite et à gauche, le jeune chef montra l'ennemi à ses hommes, qui aussitôt se partagèrent en deux bandes et coururent à sa poursuite. Le combat fut alors divisé. Les deux ailes des Hurons, se trouvant rompues, rentrèrent dans les bois pour s'y mettre à l'abri, et furent suivies de près par les enfants victorieux des Lénapes. Une minute s'était à peine écoulée, et déjà les bruits s'éloignaient dans toutes les directions, et se perdaient peu à peu sous les voûtes de la forêt.
    Cependant un petit détachement de Hurons avait dédaigné de s'abriter, et, se retirant comme des lions aux abois, ils gravissaient lentement la colline que Chingachgook venait de quitter pour prendre une part plus active à la mêlée. Au milieu d'eux, Magua se faisait remarquer par son maintien fier et sauvage et par l'air d'autorité hautaine qu'il conservait encore.
    Dans son empressement à hâter la poursuite, Uncas était resté presque seul; mais du moment que ses yeux eurent aperçu le Renard Subtil, toute autre considération fut oubliée. Poussant son cri de guerre qui rallia autour de lui six ou sept Delawares, et sans tenir compte de l'inégalité du nombre, il s'élança sur les pas de son ennemi. Magua, qui surveillait ses mouvements, s'arrêta pour l'attendre: plein d'une joie secrète, il espérait que la témérité du jeune chef le livrerait à sa merci, lorsque de nouveaux cris retentirent, et la Longue Carabine accourut à son aide, suivi de ses compagnons blancs. Le Huron tourna le dos, et se mit à gravir la hauteur avec rapidité.
    Uncas ne s'était point aperçu de la présence de ses amis, et continuait la poursuite sans relâche. En vain Oeil de Faucon lui criait-il de prendre garde aux fourrés, le jeune Mohican brava le feu de ses ennemis et les contraignit bientôt à fuir avec autant de vitesse qu'il mettait à les harceler. Heureusement cette course ne dura pas longtemps, et les Blancs étaient favorisés, pour la distance et le terrain, par leur position, sans quoi le Delaware eût vite dépassé tous ses compagnons et serait tombé victime de sa juvénile audace. Avant qu'un pareil malheur pût se réaliser, vainqueurs et fuyards entrèrent pêle-mêle dans le village des Hurons.
    Animés par la présence de leurs foyers, et las de courir, les Hurons firent volte-face, et combattirent autour de la loge du conseil avec tout l'acharnement du désespoir. Le commencement et l'issue de cette lutte suprême se suivirent de si près, qu'ils ressemblèrent au passage et à l'explosion d'un ouragan.
    Le tomahawk d'Uncas, la crosse d'Oeil de Faucon, et même le bras encore nerveux du colonel Munro, furent occupés activement, et bientôt la terre fut jonchée de cadavres.
    Quant à Magua, malgré son audace et bien qu'il s'exposât aux coups de ses adversaires, il échappa à tous les efforts dirigés contre sa vie; on l'eût dit protégé par ce pouvoir mystérieux qui favorisait les héros de nos anciennes légendes. Poussant un hurlement où éclataient à la fois la rage et l'ambition déçue, le Renard, après avoir vu tomber ses camarades, s'élança hors du champ de bataille, accompagné de deux Hurons, les seuls qui eussent survécu, et laissant les Delawares occupés à arracher aux morts les trophées sanglants de leur victoire.
    Mais Uncas, qui l'avait inutilement cherché dans la mêlée, se précipita de nouveau à sa poursuite. Oeil de Faucon, Heyward et David s'empressèrent de le suivre, et tout ce que le chasseur put faire fut de tenir un peu au-devant du jeune chef le canon de son fusil; c'était comme un charme secret qui lui servait de protection. Un moment, Magua parut disposé à tenter un dernier effort pour venger sa défaite; mais renonçant aussitôt à cette intention, il se jeta dans un taillis épais où ses ennemis le suivirent, et entra tout à coup dans la caverne dont nous avons déjà parlé.
    Oeil de Faucon, qui ne s'était abstenu de tirer que par égard pour Uncas à qui il voulait laisser l'honneur de cette victoire, poussa un cri de joie, en voyant que leur proie ne pouvait plus leur échapper. Les vainqueurs se précipitèrent dans l'ouverture longue et étroite de la caverne, assez à temps pour apercevoir les Hurons qui battaient en retraite. Leur passage à travers la galerie et les salles souterraines fut précédé des gémissements et des cris de plusieurs centaines de femmes et d'enfants qui s'enfuyaient. A la clarté sépulcrale de ce lieu, on eût cru voir les régions infernales traversées par une multitude confuse de fantômes et de démons.
    Cependant Uncas ne voyait que Magua; il ne le perdait point de vue un seul instant, comme si à ce seul objet eût été attachée sa vie tout entière. Heyward et le chasseur marchaient sur ses pas, animés par le même sentiment, quoique à un moindre degré d'exaltation. Mais plus ils avançaient dans ces défilés tortueux et sombres, plus il leur devenait difficile de se guider, et plus ils avaient de peine à distinguer leurs ennemis en fuite. Il leur arriva même de croire avoir perdu leurs traces, lorsqu'ils virent flotter une robe blanche à l'extrémité d'une galerie qui semblait conduire au sommet de la montagne.
    “C'est Cora!” s'écria Heyward d'une voix où se mêlaient l'horreur et la joie.
    Et Uncas de répéter en bondissant comme le daim des forêts: “Cora! Cora!
    -C'est la jeune dame,” dit à son tour Oeil de Faucon. “Courage, Madame! Nous arrivons… nous voici!”
    La chasse recommença avec une ardeur que cette vue venait de décupler. Mais le chemin était inégal, plein d'aspérités, et en plusieurs endroits presque impraticable. Uncas jeta sa carabine et s'élança en avant avec une précipitation passionnée. Le major en fit autant; et presque aussitôt tous deux reconnurent leur folie en entendant la détonation d'une arme à feu qu'un des Hurons trouva le temps de décharger dans le passage, et dont la balle fit même au jeune Mohican une légère blessure.
    “Il faut en venir aux mains,” dit le chasseur en dépassant ses amis par un élan rapide. “Les coquins nous descendront tous à cette distance! Voyez, ils tiennent la jeune fille de manière à s'en servir comme de bouclier.”
    Quoique ces paroles ne fussent point comprises ni peut-être entendues, son exemple n'en fut pas moins suivi par ses compagnons, qui parvinrent à se rapprocher assez des fugitifs pour voir que Cora était entraînée par les deux Hurons, tandis que Magua leur montrait le chemin. En ce moment, les quatre figures se détachèrent fortement sur le fond du ciel, qu'on apercevait à travers une ouverture. Dans la frénésie de l'exaltation, Uncas et Heyward redoublèrent des efforts qui étaient déjà plus qu'humains, et sortirent de la caverne sur le flanc de la montagne, assez à temps pour remarquer la route que suivaient les sauvages.
    Il fallait gravir un sentier difficile et périlleux. Gêné par sa carabine, et ne prenant peut-être pas à la captive un intérêt aussi vif que ses compagnons, le chasseur se laissa un peu devancer par eux. Uncas marchait en tête.
    De cette manière furent franchis avec une incroyable rapidité des rochers, des précipices, des obstacles qui, dans toute autre circonstance, eussent arrêté le courage le plus téméraire. Ils se trouvèrent récompensés de leurs fatigues en voyant qu'ils gagnaient rapidement du terrain sur les Hurons, dont Cora ralentissait la marche.
    “Arrête, chien de Wyandot!” s'écria Uncas, en brandissant vers Magua sa hache étincelante. “C'est une fille delaware qui te l'ordonne.
    -Je n'irai pas plus loin!” dit Cora en se retenant à la pointe d'un rocher qui dominait un gouffre profond, à peu de distance du sommet de la montagne. “Tue-moi si cela te plaît, odieux Huron!… Je n'irai pas plus loin.”
    Les Indiens qui soutenaient la jeune fille levèrent leurs tomahawks sur elle avec une joie de cannibales; mais Magua arrêta leurs bras prêts à frapper, et leur arracha leurs armes qu'il jeta par-dessus le rocher; puis tirant son coutelas, il se tourna vers sa captive avec un regard où se peignait l'énergie des passions les plus contraires.
    “Femme,” dit-il, “choisis: le wigwam du Renard Subtil ou son couteau!”
    Cora ne le regarda pas; mais, tombant à genoux, une expression extraordinaire illumina ses traits; elle leva les yeux et étendit les bras vers le ciel, en disant d'une voix douce et pourtant assurée:
    “Je suis à toi, mon Dieu! Dispose de moi comme il te plaira!
    -Femme,” répéta Magua durement, “choisis!”
    Cora, abîmée en extase, n'entendit point sa demande. Le Huron tremblait de tous ses membres; il leva le bras… et le laissa retomber de l'air égaré d'un homme qui lutte contre lui-même sans savoir à quoi se résoudre. S'imposant un nouvel effort, il leva encore l'arme meurtrière, quand soudain un cri perçant se fit entendre au-dessus de lui, et il vit Uncas s'élancer d'une hauteur prodigieuse sur l'escarpement du rocher. Magua recula d'un pas, et l'un des Hurons profita de ce mouvement pour plonger son couteau dans le sein de la jeune fille.
    Magua se jeta comme un tigre sur le bourreau, qui déjà s'éloignait; mais Uncas, dans sa chute, sépara les combattants et roula aux pieds de Magua. Ainsi arrêté dans son projet homicide, et rendu furieux par le meurtre dont il venait d'être témoin, celui-ci enfonça son arme dans le dos du Delaware renversé, et poussa un cri infernal en commettant ce lâche attentat. Comme la panthère blessée qui se retourne contre le chasseur, Uncas eut la force de se relever et étendit à ses pieds le meurtrier de Cora; mais cet effort épuisa tout ce qui lui restait de vigueur, et il retomba à terre, écrasant son ennemi d'un dernier regard de haine et de fierté.
    Magua saisit par le bras le jeune chef incapable d'opposer aucune résistance, et le frappa trois fois en pleine poitrine, avant que sa victime, qui continuait à fixer sur lui un regard d'ineffable mépris, s'affaissât morte à ses pieds.
    “Grâce, grâce! Huron,” s'écria d'en haut la voix d'Heyward, à qui l'horreur ôtait presque la parole. “Fais-lui grâce, si tu veux qu'on ait pitié de toi!”
    Le vainqueur regarda le suppliant jeune homme, lui montra l'arme dégouttante de sang et poussa un hurlement si féroce, si horrible, et qui exprimait si cruellement la joie du triomphe, que le bruit en parvint aux oreilles de ceux qui combattaient dans la vallée, à mille pieds au-dessous de lui. Un cri effrayant y répondit: c'était celui d'Oeil de Faucon, dont on voyait la personne gigantesque s'avancer rapidement vers lui à travers ces rocs dangereux, d'un pas aussi hardi et assuré que si quelque pouvoir invisible l'eût soutenu en l'air. Hélas! lorsqu'il arriva sur le théâtre de cet impitoyable massacre, il n'y restait plus que les morts.
    Après avoir jeté sur eux un seul regard, son oeil perçant mesura les obstacles que présentaient les rocs escarpés qu'il avait devant lui. Au sommet de la montagne et à l'extrémité de sa crête, se tenait un homme, les bras étendus et dans une attitude de menace. Sans s'arrêter à l'examiner, Oeil de Faucon levait déjà sa carabine, lorsqu'un fragment de rocher, tombé sur la tête d'un des fugitifs, lui fit reconnaître dans celui qui l'avait lancé la personne de l'honnête David, dont les traits étincelaient d'indignation.
    Magua sortit alors d'une cavité, où il s'était reposé un instant, et passant avec une calme indifférence par-dessus le corps du dernier de ses compagnons, il franchit d'un saut une large fissure, et gravit les rochers jusqu'à un endroit où le bras de David ne pouvait l'atteindre. Encore un saut, il allait gagner le bord opposé d'un second précipice, et il était sauvé. Avant de prendre son élan, le Huron s'arrêta, et, faisant au chasseur un geste de menace, lui cria:
    “Les Visages Pâles sont des chiens! les Delawares sont des femmes! Magua les abandonne sur les rochers pour qu'ils servent de pâture aux corbeaux.”
    A ces mots, il éclata d'un rire saccadé et prit un élan terrible, mais au lieu d'atteindre l'autre bord, il manqua le but, retomba, et ses mains s'accrochèrent à un arbuste qui croissait sur le flanc du gouffre.
    Oeil de Faucon l'avait suivi en rampant, et l'émotion agitait ses membres d'un tel tremblement, que le canon de son fusil à demi levé flottait en l'air comme une feuille agitée par le vent. Sans s'épuiser en efforts inutiles, le Renard laissa retomber son corps de toute la longueur de ses bras et rencontra une saillie de roche pour appuyer son pied. Puis, réunissant toutes ses forces, il réussit à amener peu à peu ses genoux sur le bord de la montagne.
    Ce fut dans ce moment, et quand le corps de son ennemi était replié sur lui-même, que le chasseur rapprocha l'arme de son épaule et le coucha en joue: les rochers environnants n'étaient pas plus immobiles que ne le devint sa carabine au moment où il tira. Les bras du Huron se détendirent, et son corps fléchit un peu en arrière, pendant que ses genoux retenaient leur première position. Jetant sur son ennemi un regard de haine implacable, il eut encore la force de le braver du geste. Soudain il lâcha prise… et l'on vit le farouche Indien fendre l'air la tête la première, et friser dans sa chute rapide la bordure d'arbrisseaux suspendus au flanc de la montagne, au bas de laquelle l'attendait une destruction effroyable.

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