Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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#148497
Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Ce fut un triomphe pour Uncas, et il n'y resta pas insensible, ne donnant toutefois d'autre preuve de son orgueilleuse jouissance que par ce léger mouvement des lèvres qui, en tous les temps et chez tous les peuples, a toujours été le signe du mépris. Magua s'en aperçut, et serrant le poing, il étendit le bras vers le prisonnier avec un tremblement convulsif qui fit résonner les ornements d'argent qu'il portait en guise de bracelet.
    “Mohican,” lui dit-il d'un ton où respirait la haine, “Mohican, tu mourras!
    -Les eaux qui guérissent ne rappelleront pas à la vie les Hurons qui sont morts,” répondit Uncas; “la cataracte lavera leurs os! Leurs hommes sont des femmes; leurs femmes, des chouettes. Allez… rassemblez les chiens de Hurons, qu'ils viennent voir un guerrier. Mes narines sont offensées; elles flairent le sang d'un lâche.”
    Cette dernière allusion causa une impression profonde, et l'injure fut vivement ressentie; car beaucoup de Hurons, et Magua entre autres, comprenaient la langue delaware dont le prisonnier venait de se servir.
    Le rusé sauvage sentit quel avantage lui donnait son ennemi, et il se hâta d'en profiter. Rejetant de côté la peau de daim qui lui couvrait l'épaule, il étendit le bras pour annoncer qu'il allait recourir aux artifices de sa funeste éloquence. Ses habitudes d'intempérance et surtout sa désertion lui avaient fait perdre une partie de son crédit; quoi qu'il en fût, nul ne mettait en doute son courage et ses talents d'orateur. Aussi ne manquait-il jamais d'auditoire, et parvenait-il le plus souvent à convertir ceux qui l'écoutaient à son opinion. Dans l'occasion présente, la soif de vengeance ajoutait encore à la puissance de ses facultés.
    Magua reprit à nouveau le pathétique récit des événements qui avaient signalé l'attaque de l'île de Glenn; il raconta la mort de ses compagnons et la manière dont s'étaient échappés leurs plus terribles ennemis. Puis il décrivit la nature et la position de la colline où il avait conduit les captifs tombés en son pouvoir. Sans souffler mot de ses projets sanguinaires contre les jeunes filles et du désappointement que sa perversité avait rencontré, il passa rapidement à l'attaque inattendue de la Longue Carabine et des deux Mohicans et au résultat qui l'avait suivie.
    Là il fit une pause et regarda autour de lui dans un sentiment affecté de vénération pour les morts, mais en réalité pour examiner l'effet qu'avait produit le début de son discours. Comme à l'ordinaire, tous les yeux étaient fixés sur lui; ses auditeurs semblaient transformés en statues, tant l'immobilité était complète et l'attente profonde.
    Alors, baissant la voix qui jusque-là avait été claire, forte et sonore, Magua énuméra les qualités des guerriers morts. Aucune de celles qui pouvaient exciter la sympathie d'un Indien ne fut passée sous silence: l'un n'allait jamais à la chasse sans revenir chargé de gibier, l'autre ne se fatiguait point de suivre une piste; celui-ci était brave, celui-là généreux. Bref, il sut ménager ses allusions de manière que, dans une nation composée d'un nombre si restreint de familles, chaque corde qu'il touchait vibrât dans le coeur de quelqu'un de ses auditeurs.
    “Les ossements de mes jeunes hommes,” continua-t-il, “sont-ils dans la sépulture des Hurons? Vous savez le contraire. Leurs esprits sont allés du côté du soleil couchant, et déjà ils traversent les grandes eaux pour se rendre aux fortunés territoires de chasse. Mais ils sont partis sans vivres, sans fusils ni couteaux, sans mocassins, nus et pauvres comme à leur naissance. Le souffrirons-nous? Entreront-ils dans le pays des justes comme des Iroquois affamés ou d'efféminés Delawares; ou bien iront-ils rejoindre leurs amis avec des armes dans leurs mains et des vêtements sur leur dos? Que penseront nos pères du sort qui a été fait aux tribus des Wyandots? Ils regarderont leurs enfants d'un oeil triste, et diront: “C'est un “Chippeouay qui est venu ici sous le nom d'un Huron.” Frères, nous ne devons pas oublier les morts; un Peau-Rouge ne cesse jamais de se ressouvenir. Nous chargerons le dos de ce Mohican jusqu'à ce qu'il plie sous le faix, et nous le dépêcherons après mes jeunes guerriers; ils nous crient de venir à leur secours, et quoique nos oreilles leur soient fermées, ils nous disent: “Ne nous oubliez pas.” Quand ils verront courir après eux l'esprit de ce Mohican courbé sous son fardeau, ils sauront que nous ne les avons pas oubliés. Alors ils continueront le voyage pleins de joie; et nos enfants diront: “Ce que nos pères ont fait pour leurs amis, nous devons le faire pour eux.” Qu'est-ce qu'un Anglais? Nous en avons tué un grand nombre, mais la terre est encore pâle: une tache sur le nom d'un Huron ne peut s'effacer qu'avec le sang d'un Indien. Donc meure le Delaware!”
    Cette harangue, prononcée dans le langage coloré et avec l'emphase d'un orateur huron, ne pouvait manquer de produire son effet. Magua avait mêlé avec tant d'art les sympathies naturelles de ses auditeurs à leurs superstitions religieuses, que, déjà préparés par l'usage à sacrifier une victime aux mânes de leurs compatriotes, la soif d'une vengeance immédiate fit disparaître en eux tout vestige d'humanité.
    Un guerrier surtout, d'un aspect repoussant et féroce, avait prêté une attention particulière aux paroles de l'orateur. Son visage avait exprimé au plus haut degré les émotions successives qu'il éprouvait, et la dernière était le reflet d'une fureur aveugle. Lorsque Magua eut fini de parler, il se leva en poussant le hurlement d'un démon; on vit sa hache flamboyer à la lueur de la torche, pendant qu'il la brandissait au-dessus de sa tête: le mouvement qui accompagna son cri fut trop rapide pour qu'on pût s'opposer à son projet sanguinaire. De sa main parut jaillir un brillant éclair, soudain obscurci par une tache sombre, qui le traversa; l'un était la hache lancée avec force; l'autre, le bras de Magua, qui la détournait du but. Celui-ci intervint juste à temps: l'arme ne fit que trancher la plume qui ornait la touffe de cheveux d'Uncas, et traversa le mur fragile de la cabane, comme si elle eût été lancée par quelque machine formidable.
    Duncan, témoin de cet acte de barbarie, s'était levé précipitamment dans l'intention généreuse de voler au secours de son ami; un coup d'oeil lui apprit que le fer avait effleuré le but, et sa terreur se changea en admiration. Uncas, toujours tranquille, regardait le sauvage en face, sans se montrer le moins du monde ému de cette attaque soudaine et furieuse. Il sourit de pitié à un manque d'adresse qui venait d'être si heureux pour lui, et murmura dans sa langue quelques paroles de mépris.
    Après s'être assuré que le captif n'était pas blessé:
    “Non,” dit Magua, “il faut que le soleil brille sur sa honte; il faut que les femmes voient trembler sa chair, ou bien notre vengeance ne sera qu'un jeu d'enfant. Allez, qu'on l'emmène dans la demeure du silence, et voyons si un Delaware peut dormir la nuit et mourir au matin.”
    Les jeunes gens auxquels était confiée la garde du prisonnier lui attachèrent les bras avec des liens d'écorce, et l'emmenèrent hors de la grande loge, au milieu d'un silence de sinistre augure. Arrivé au seuil de la porte, Uncas parut hésiter: il se retourna, et dans le regard superbe qu'il jeta à la ronde, Duncan crut lire à son adresse un reste d'espoir.
    Magua, satisfait du succès qu'il avait obtenu, ou trop occupé de ses secrets desseins, ne songea pas à pousser plus loin ses investigations. Secouant son manteau de cuir et en croisant les plis sur sa poitrine, il sortit également. Malgré sa haine grandissante, sa fermeté naturelle, et la vive inquiétude que lui inspirait le sort d'Uncas, le major sentit un grand soulagement à voir s'éloigner un fourbe si dangereux.
    L'agitation produite par le discours de Magua se calma peu à peu: les guerriers reprirent leurs sièges, et des nuages de fumée remplirent de nouveau la loge du conseil. Pendant près d'une demi-heure, on n'échangea ni une syllabe ni un regard; car c'est la coutume de ces peuples si impétueux, et pourtant si maîtres d'eux-mêmes, de faire succéder un silence grave et méditatif à toutes les scènes de violence et de tumulte.
    Quand le vieux chef qui avait réclamé l'aide de Duncan eut achevé de fumer sa pipe, il se leva pour sortir, et fit signe du doigt au prétendu médecin de le suivre. Duncan fut heureux, sous plus d'un rapport, d'échapper à cette atmosphère chargée d'âcres vapeurs et de respirer librement l'air pur et frais d'un soir d'été.
    Au lieu de se diriger vers les cabanes où Heyward avait déjà fait d'inutiles recherches, son compagnon prit une direction opposée et s'avança vers la base d'une montagne voisine qui dominait le village temporaire. D'épais halliers en défendaient l'accès, et l'on ne pouvait les traverser que par un sentier tortueux et étroit. Les enfants avaient repris leurs divertissements dans la clairière: et rangés sur deux lignes et armés de branches d'arbres, ils jouaient entre eux à la chasse au poteau. Afin de rendre l'imitation aussi exacte que possible, ils avaient porté des tisons enflammés dans quelques tas de broussailles qui avaient échappé à la conflagration. Le guerrier indien et Duncan dirigèrent leur marche à la lueur de ces feux, qui donnaient au paysage un caractère plus frappant de grandeur sauvage.
    A quelque distance et en face d'un roc escarpé, ils débouchèrent dans une espèce d'avenue. Au moment de la franchir, une gerbe de flammes se dégagea d'un des brasiers de la clairière, et à cette lumière éclatante répercutée par la surface lisse du rocher, ils aperçurent je ne sais quel être sombre et mystérieux qui leur barra le chemin.
    L'Indien s'arrêta comme s'il eût balancé à aller plus loin, ce qui permit à notre officier de le rejoindre. Une grosse boule noire, qui d'abord paraissait immobile, commença alors à se mouvoir d'une manière tout à fait inexplicable pour Duncan. Un nouveau jet de flamme lui montra distinctement cet objet, et à son allure, il reconnut que c'était un ours. Quoiqu'il grondât d'une manière peu rassurante et qu'il lançât des regards étincelants, il ne donnait aucun signe d'hostilité directe. Le Huron du moins parut convaincu des intentions pacifiques de ce singulier intrus, car, après l'avoir bien examiné, il poursuivit tranquillement sa marche.
    Duncan, qui savait que les Indiens apprivoisaient parfois ces animaux, suivit l'exemple de son compagnon, et pensa que c'était quelque favori de la tribu, qui était venu dans le taillis pour y chercher pâture. Ils passèrent devant lui sans opposition. Le Huron, qui le toucha même en passant, ne s'inquiéta nullement du voisinage, tandis que le major ne put s'empêcher de tourner la tête afin de s'assurer que le monstre ne l'attaquerait pas en traître. En le voyant trotter derrière eux, il sentit redoubler son malaise, et il allait prévenir l'Indien, quand celui-ci, ouvrant une porte d'écorce, pénétra dans une caverne creusée par la nature sous la montagne.
    C'était un moyen de se mettre en sûreté qui arrivait à propos. Heyward s'empressa d'y recourir; mais en voulant fermer la porte il éprouva une forte résistance, et force lui fut de livrer passage à l'ours, d'autant plus que dans cette sorte de boyau long et resserré, il était impossible de revenir sur ses pas sans heurter l'animal de front. Prenant donc son parti en brave, il continua d'avancer en se tenant aussi près que possible de son conducteur. L'ours, qui était toujours sur ses talons, poussa de fréquents grognements, et posa même une fois ses énormes pattes sur les épaules de Duncan, comme s'il eût voulu l'empêcher de se risquer plus avant dans la caverne.
    Par bonheur, la situation, devenue intolérable, ne tarda pas à se modifier. Un point lumineux leur servait à orienter la marche, et bientôt ils arrivèrent à l'endroit d'où provenait cette clarté.
    Dans une assez vaste grotte agrandie par la main de l'homme, on avait aménagé plusieurs pièces, séparées entre elles par des cloisons, composées d'un mélange de pierres, de bois et d'écorce. Des ouvertures pratiquées à la voûte y laissaient entrer la lumière durant le jour, et l'on y suppléait, la nuit, en allumant des feux et des torches. C'est dans cette retraite que les Hurons déposaient leurs objets les plus précieux, surtout ceux qui étaient la propriété particulière de la nation.
    Là aussi on avait transporté la femme malade qu'on croyait victime d'un pouvoir surnaturel, dans la croyance que son persécuteur éprouvait plus de difficulté à l'assaillir au coeur d'un rocher qu'à travers le toit du feuillage de sa cabane. La pièce d'entrée lui avait été exclusivement destinée. Elle était étendue sur une litière de feuilles, et entourée de femmes, au milieu desquelles Heyward ne fut pas peu surpris de retrouver son ami David la Gamme.
    Un regard suffit pour apprendre au médecin supposé que l'art de guérir ne pouvait plus rien pour la malade. Elle était tombée dans une espèce de léthargie, qui lui ôtait la parole et le mouvement, et jusqu'au sentiment de ses souffrances. Heyward ne fut pas fâché d'avoir à pratiquer ses jongleries sur une personne trop épuisée pour s'intéresser à leur succès bon ou mauvais. Cette vue calma aussitôt le léger remords de conscience que soulevait en lui la supercherie à laquelle il avait recours, et déjà il coordonnait ses idées afin de jouer son rôle d'une manière convenable, quand il vit que la science allait être devancée par la musique, et qu'on allait essayer sur la malade le pouvoir de l'harmonie.
    Lorsque Duncan et l'Indien étaient entrés, David se préparait à chanter; il attendit quelques instants, consulta son diapason et se mit à entonner une hymne, qui aurait opéré des miracles s'il n'eût fallu pour cela que la foi dans l'efficacité du remède musical. On lui permit d'aller jusqu'à la fin, les sauvages respectant sa prétendue folie, et Duncan s'estimant trop heureux de ce délai pour hasarder la plus légère interruption. Les derniers sons de sa voix résonnaient encore dans l'oreille de ce dernier, lorsque tout à coup il tressaillit en les entendant répéter par une voix moitié humaine, moitié sépulcrale. Jetant les yeux autour de lui, il vit dans un coin obscur de la grotte l'ours assis sur ses pattes de derrière, et qui, en s'accompagnant du balancement de ce corps particulier à cet animal, répétait, dans un sourd grognement, des sons, sinon des paroles, qui avaient une lointaine ressemblance avec la psalmodie du chanteur.
    Il est plus facile d'imaginer que de décrire l'effet que produisit sur David un écho si étrange: il ouvrit les yeux à plusieurs reprises, comme s'il n'eût pu en croire le témoignage de ses sens, et l'excès de son étonnement lui étouffa la voix dans la gorge. Un avis important qu'il se proposait de transmettre à Heyward s'envola de sa mémoire. Il n'eut que le temps de dire à haute voix:
    “Elle vous attend! elle est ici!”
    Et il s'enfuit précipitamment de la caverne.

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