Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 21

    “Si vous y trouvez quelqu'un, tuez-le comme une puce.”
    Shakespeare, “les Commères de Windsor.”

    Nos cinq aventuriers avaient débarqué sur la côte d'un pays qui, aujourd'hui encore, est moins connu des habitants des Etats-Unis que ne le sont les déserts de l'Arabie ou les steppes de l'Asie centrale. C'était le canton inculte et rocailleux qui sépare les eaux tributaires du lac Champlain de celles qui vont se jeter dans les fleuves de l'Hudson, du Mohawk et du Saint-Laurent.
    Depuis l'époque où s'est passée notre histoire, le génie entreprenant des Américains a entouré cette région d'une ceinture d'établissements riches et prospères; mais le chasseur et l'Indien sont encore les seuls qui pénètrent dans ses retraites stériles et sauvages.
    Comme Oeil de Faucon et les Mohicans avaient souvent traversé les montagnes et les vallées de cette vaste solitude, ils n'hésitèrent pas à s'enfoncer dans ses profondeurs avec toute l'assurance de gens accoutumés aux privations et aux fatigues d'expéditions semblables.
    Pendant plusieurs heures, la petite troupe continua d'avancer, guidée par une étoile ou suivant le cours de quelque ruisseau. Enfin le chasseur donna le signal de la halte, après s'être rapidement consulté avec les Indiens; on alluma du feu et on se prépara à passer la nuit où l'on se trouvait.
    Pleins de confiance en leurs nouveaux amis et se conformant à leur exemple, Munro et Duncan s'endormirent sans crainte, mais non sans être assiégés de pensées pénibles. Le soleil avait fait évaporer la rosée et dispersé les vapeurs du matin, et déjà ses rayons répandaient dans la forêt une clarté vive et brillante, quand les voyageurs se remirent en route.
    Après avoir fait quelques lieues, la marche d'Oeil de Faucon devint plus lente et plus circonspecte; souvent il s'arrêtait pour examiner les arbres, et il ne traversait pas un ruisseau sans considérer avec soin le volume, la vitesse et la couleur de ses eaux. Ne se fiant pas à son propre jugement, il en appelait fréquemment à l'opinion du chef mohican.
    Pendant l'une de ces conférences, Heyward remarqua qu'Uncas écoutait avec calme et sans rien dire, quoiqu'il parût prendre beaucoup d'intérêt à l'entretien. Il était fortement tenté de lui demander son avis sur les progrès de leur voyage; mais l'attitude tranquille et grave de l'Indien lui fit juger que, de même que lui, le jeune homme s'en rapportait entièrement à l'intelligence et à la sagacité des anciens. Ce fut Oeil de Faucon qui, s'adressant au major, expliqua lui-même l'embarras de leur situation.
    “Quand j'ai remarqué,” dit-il en anglais, “que Magua et les Hurons, pour retourner chez eux, s'étaient dirigés vers le nord, il n'était pas besoin de longues réflexions pour prévoir qu'ils suivraient les vallées et s'avanceraient entre l'Hudson et l'Horican, jusqu'à ce qu'ils eussent atteint les sources des rivières du Canada qui les conduiraient dans le coeur même du pays soumis aux Français. Cependant nous voici dans le voisinage du lac Scaroon, et nous n'avons encore relevé aucune trace. La nature humaine est faible, et il est possible que nous nous soyons trompés de piste.
    -Le ciel nous préserve d'une semblable erreur!” s'écria Duncan. “Revenons sur nos pas, et examinons le terrain avec plus d'attention… Uncas n'a-t-il rien à nous dire dans un tel embarras?”
    Le jeune Mohican jeta sur son père un coup d'oeil rapide, puis reprenant son air réservé, il continua de garder le silence. Chingachgook le comprit et lui fit signe de la main qu'il pouvait parler.
    Dès que cette permission lui eut été accordée, la gravité d'Uncas fit place à une expression d'intelligence et de joie. Bondissant avec la légèreté d'un daim, il gravit la pente d'une petite hauteur située à quelques toises de là, et s'arrêta à un endroit où la terre semblait avoir été fraîchement remuée par le passage de quelque pesant animal. Tous les yeux suivirent ce mouvement inattendu, et chacun crut voir un gage de succès dans l'air de triomphe qui transformait les traits du jeune homme.
    “Ce sont leurs traces!” s'écria le chasseur qui venait d'examiner les foulées du tertre. “Le gars a l'oeil perçant et l'esprit vif pour son âge.
    -Comment a-t-il tant différé de nous l'apprendre?” fit observer Duncan. “C'est vraiment extraordinaire!
    -Ce qui l'eût été bien davantage,” répliqua Oeil de Faucon, “c'était de parler sans permission. Non, non. Permis à vos jeunes Blancs qui pâlissent sur les bouquins et estiment ce qu'ils savent au nombre de pages, de s'imaginer que leurs connaissances font comme leurs jambes, en allant plus vite que celles de leurs pères! Mais quand le maître d'école est l'expérience, l'écolier apprend à faire cas des années et à les respecter en conséquence.
    -Voyez!” dit Uncas en désignant le nord et le sud et en faisant remarquer à droite et à gauche des traces fortement empreintes. “La fille aux cheveux noirs s'est dirigée du côté de la gelée.”
    D'un pas délibéré, le chasseur se mit en route dans la direction indiquée.
    “Jamais limier n'a flairé une piste plus belle,” dit-il. “Nous avons de la chance, une fameuse chance, et nous pouvons marcher à présent le nez levé… Ah! ah! voilà la trace des deux dandins de chevaux! Ce Huron voyage comme un général blanc; il faut en vérité qu'il soit frappé d'aveuglement et de vertige!” Et, tournant la tête, il ajouta en riant: “Sagamore, voyez donc si par hasard vous ne trouverez pas l'empreinte des roues; car nous allons bientôt découvrir que l'insensé voyage en carrosse, et cela quand il a sur les talons les trois meilleures paires d'yeux de toute la frontière.”
    La gaieté d'Oeil de Faucon et l'étonnant succès d'une poursuite dans laquelle on avait fait un circuit de plus de quinze lieues, ne manquèrent pas de ranimer l'espérance dans le coeur de toute la troupe. La marche fut rapide et aussi assurée que celle d'un voyageur qui suit la grand'route.
    Si la piste était interrompue par un rocher, un ruisseau, ou une bande de terrain plus dure que le reste, le coup d'oeil sûr du chasseur la retrouvait à quelque distance, et le pas de ses compagnons en était à peine ralenti. Ce qui contribua beaucoup à faciliter leur marche fut la certitude que Magua avait jugé nécessaire de suivre les vallées, circonstance qui levait toute incertitude sur la direction générale qu'ils devaient observer.
    Le Huron n'avait pas négligé les subterfuges en usage parmi les Indiens lorsqu'ils se retirent devant un ennemi. Les fausses traces, les détours subits étaient fréquents toutes les fois qu'un cours d'eau ou la nature du sol offrait la possibilité d'y recourir; mais ceux qui le poursuivaient s'y laissaient rarement prendre, et avaient reconnu leur erreur, avant de s'être avancés longtemps sur les indices mensongers.
    Vers le milieu de l'après-midi, ils avaient traversé le petit lac Scaroon, et ils marchaient dans la direction du soleil couchant. Après avoir descendu le versant d'une colline au pied de laquelle coulait un ruisseau rapide, ils débouchèrent dans un endroit où la troupe du Renard Subtil avait fait halte. Des tisons éteints étaient épars autour d'une source, des restes d'un daim dispersés çà et là, et l'état de l'herbe tondue de près attestait évidemment le séjour des chevaux. A quelque distance de là, Heyward découvrit et contempla avec une tendre émotion l'abri sous lequel il pensa que Cora et Alice avaient reposé.
    Mais, bien que la terre eût été foulée, que les pas d'hommes et d'animaux eussent laissé une empreinte visible, l'espèce de fil conducteur se trouva brusquement interrompu.
    Il était facile de suivre les traces qu'avaient laissées les chevaux; mais il semblait qu'ils eussent erré sans guide et sans but, comme des bêtes à la pâture. Ce fut encore Uncas qui découvrit une piste fraîche. Avant d'aller plus loin, il fit part de son succès à ses compagnons, et tandis qu'ils se consultaient à ce sujet, le jeune Indien reparut avec les deux alezans, dont les selles étaient brisées, les harnais souillés comme s'ils eussent été rendus depuis plusieurs jours à la liberté.
    “Que veut dire cela?” demanda Duncan devenu pâle et jetant les yeux autour de lui, comme s'il eût craint de trouver dans les buissons d'alentour la révélation d'un effrayant mystère.
    “Cela veut dire que notre marche touche à sa fin et que nous sommes en pays ennemi,” répondit le chasseur. “Si le coquin avait été serré de près et qu'il n'y eût pas eu de chevaux pour mettre les dames à même de le suivre, il est possible qu'il eût pris leurs chevelures; mais croyant n'avoir personne à ses talons, et ayant d'aussi rudes bêtes que celles-ci, il ne leur a pas ôté, j'en réponds, un seul cheveu de la tête… Oui, je lis dans votre pensée, et, s'il s'agissait d'hommes de notre couleur, vous auriez raison. Rassurez-vous! Jamais un Mingo ne portera la main sur une femme, si ce n'est pour la tuer; croire le contraire, c'est ignorer la nature indienne et les lois de la forêt. Non, non. J'ai ouï dire que les Indiens français sont venus chasser l'élan sur ces montagnes; en ce cas, nous devons être dans le voisinage de leur camp. Et pourquoi pas? Matin et soir, le canon de Montcalm se fait entendre par ici; car les Français bâtissent une nouvelle ligne de forts entre les provinces du roi et le Canada… Ce qu'il y a de certain, c'est que les chevaux sont là, et que les Hurons n'y sont plus. Cherchons donc par où ils ont déguerpi.”
    Oeil de Faucon et les Mohicans s'appliquèrent sérieusement à cette besogne. On traça un cercle imaginaire de quelques centaines de pieds de circonférence, et chacun d'eux se chargea d'en examiner une section. Cet examen toutefois n'amena aucune découverte. Les empreintes de pas étaient nombreuses, mais elles appartenaient à des gens qui paraissaient avoir parcouru dans tous les sens le terrain sans intention de s'éloigner. Les trois compagnons firent de concert le tour de cette circonférence, à la suite l'un de l'autre et à pas lents; puis ils se réunirent au centre, sans être plus avancés.
    “Il y a de la diablerie là-dessous!” s'écria Oeil de Faucon, quand son regard rencontra celui des Mohicans désappointés. “Remettons-nous à l'oeuvre, Sagamore, à partir de la source, et en interrogeant le terrain pouce à pouce. Il ne faut pas que le Huron aille se vanter dans sa tribu d'avoir un pied qui ne laisse pas d'empreinte.”
    Donnant lui-même l'exemple, il recommença l'enquête avec un redoublement d'ardeur. Pas une feuille ne fut laissée sans être retournée, pas une branche sèche qui ne fût dérangée, pas une pierre qu'ils ne soulevassent, car ils savaient que ces objets servaient fréquemment aux Indiens à cacher la trace de leurs pas à mesure qu'ils marchaient. Par malchance, ils ne découvrirent rien.
    Uncas, plus agile que les autres, ayant terminé sa tâche le premier, s'avisa de creuser la terre en travers du ruisseau qui paraissait avoir été troublé, et le détourna de son cours. Dès que l'ancien lit fut à sec, au-dessous de l'espèce d'écluse qu'il avait pratiquée, il se pencha pour l'examiner d'un regard curieux. Une exclamation de joie annonça bientôt le nouveau succès du jeune guerrier.
    Tout le monde accourut, et Uncas montra dans l'alluvion grasse et humide l'empreinte d'un mocassin. A cette vue, Oeil de Faucon s'extasia ni plus ni moins qu'un naturaliste en présence de la défense d'un mammouth ou de la côte d'un mastodonte.
    “Ce garçon-là fera honneur à sa nation,” dit-il; “oui, ma foi, et ce sera une épine aux flancs des Mingos! Cependant ce n'est pas là le pied d'un Indien; on a trop appuyé sur le talon, les doigts du pied sont placés trop carrément; on dirait qu'un danseur français est venu enseigner à la tribu des pas à la moderne… Uncas, allez me chercher la mesure du pied du chanteur; vous en trouverez une magnifique empreinte sur la pente de la colline, en face de ce rocher.”
    Le jeune chef s'acquitta de sa commission, et l'on reconnut que les mesures s'accordaient parfaitement. Le chasseur déclara sans hésitation que c'était le pied de David, à qui l'on avait fait de nouveau quitter ses souliers pour des mocassins.
    “J'y vois maintenant aussi clair,” ajouta-t-il, que si j'avais assisté aux manigances de Magua. Le chanteur n'ayant du talent que dans le gosier et dans les pieds, on l'a fait aller le premier, et les autres ont marché dans la forme de ses pas.
    -Mais,” s'écria Duncan, “je ne vois pas les traces de…
    -Des jeunes dames?” interrompit le chasseur. “Ah! le drôle aura trouvé moyen de les porter jusqu'à ce qu'il ait cru avoir dépisté ceux qui le poursuivaient. Nous n'avons pas loin à aller, je gage, pour revoir leurs mignonnes empreintes.”
    On se remit à marcher, en suivant, à la file, le cours du ruisseau, et les yeux fixés sur les marques de pas. L'eau rentra bientôt dans son lit; mais le chasseur et les Mohicans continuèrent à s'y tenir en examinant le sol sur l'une et l'autre rive. C'est ainsi qu'ils firent plus d'un quart de lieue; après quoi, ils arrivèrent à un endroit où le ruisseau contournait la base d'un grand rocher entièrement dépouillé. Là ils s'arrêtèrent, afin de s'assurer que les Hurons n'avaient pas profité de l'occasion pour continuer leur route sur la terre ferme.
    Cette précaution ne fut pas inutile; car l'actif et intelligent Uncas découvrit la forme d'un pied sur une touffe de mousse, où il semblait qu'un Indien avait marché par mégarde. La pointe en étant dirigée vers un taillis voisin, il y pénétra, et retrouva la piste aussi récente et visible qu'elle était avant d'atteindre le ruisseau. Un nouveau cri annonça sa bonne fortune à ses amis, et mit fin à la délibération.
    “Oui, voilà qui a été concerté avec une sagacité vraiment indienne,” dit Oeil de Faucon; “et les yeux d'un Blanc n'y auraient vu que du feu.
    -Puisqu'il en est ainsi,” dit l'impatient Heyward, “en route!
    -Doucement, doucement! Nous connaissons notre chemin, sans doute; mais il est bon de tirer les choses au clair. C'est ici mon école, à moi, major; et si je n'étudie pas dans mon livre de classe, l'enseignement que je reçois de la Providence ne me profitera pas plus que celui d'une vieille femme à un petit paresseux. Tout s'explique, hors la manière dont le coquin s'y est pris pour transporter les dames le long du ruisseau. Un Huron même est trop fier pour les avoir forcées à mouiller leurs pieds délicats.
    -Ceci aidera-t-il à résoudre la difficulté?”
    En faisant cette question, Duncan montrait du doigt les débris d'une sorte de civière grossièrement construite avec des branches et de l'osier, et qui avait été jetée de côté comme inutile.
    “Tout est éclairci!” s'écria Oeil de Faucon plein de joie. “Les drôles doivent avoir employé des heures entières à concerter les moyens de cacher les dernières traces de leur passage. J'en ai vu y consacrer quelquefois une journée entière, et sans plus de succès… Le compte y est: trois paires de mocassins et deux de petits pieds. N'est-ce pas merveille que des créatures humaines puissent voyager avec des pieds si mignons? … Uncas, passez-moi votre courroie, que j'en prenne mesure. Pardieu, ils ne sont pas plus longs que ceux d'un enfant, et cependant les demoiselles sont grandes et bien découplées. Ah! les mieux partagés d'entre nous doivent avouer que la Providence, qui a sans doute de bonnes raisons pour cela, est partiale dans ses dons.
    -Hélas! comment mes filles, si délicates, ont-elles pu soutenir une marche si pénible?” dit Munro, en regardant ces faibles empreintes avec l'amour d'un père. “Nous les trouverons mourantes de fatigue dans un coin du désert!
    -Ne craignez rien de pareil,” reprit le sagace chasseur en secouant lentement la tête. “Tenez, voici l'indice d'une démarche ferme et droite, quoique légère et à courtes enjambées; à peine le talon a-t-il foulé la terre. Et voyez par ici: la fille aux cheveux noirs a fait un petit saut d'une racine à l'autre. Non, non, j'en donne l'assurance, aucune d'elles n'est épuisée de fatigue. Quant au chanteur, on voit clairement à ses traces qu'il commençait à traîner le pied. En cet endroit, il a glissé; là, on voit qu'il chancelait en marchant; par ici, on dirait qu'il s'est trémoussé avec des patins. Parbleu, un gaillard qui ne songe qu'à son gosier ne saurait guère exercer ses jambes.”
    C'est par cette série de témoins irréfutables que l'homme d'expérience arrivait à la découverte de la vérité avec autant de certitude et de précision que s'il eût vu de ses propres yeux les faits que sa perspicacité lui révélait si naturellement. Encouragée par ces assurances, et convaincue par un raisonnement si empreint d'évidence malgré sa simplicité, la petite troupe se remit en mouvement après une courte halte, dans laquelle on prit à la hâte quelque nourriture.
    Le repas terminé, Oeil de Faucon jeta un regard sur le soleil couchant, et s'avança d'un pas si rapide, qu'Heyward et le colonel furent obligés, pour le suivre, d'user de toute leur vigueur. Ils continuaient à côtoyer le ruisseau dont nous avons parlé, et, comme les Hurons avaient cru inutile, à partir du rocher, de dissimuler les traces de leur passage, aucune incertitude ne vint plus retarder leur course.
    Toutefois, avant qu'une heure se fût écoulée, le chasseur ralentit sensiblement son allure, et, au lieu de porter le regard en avant, il se mit à tourner avec précaution la tête à droite et à gauche, comme s'il eût soupçonné l'approche de quelque danger. Il finit par s'arrêter, et attendit que le reste de la troupe l'eût rejoint.
    “Je sens les Hurons,” dit-il aux Mohicans. “Il y a un pan de ciel là-bas à travers le sommet des `rbres; nous sommes trop près de leur cantonnement… Sagamore, prenez à droite, du côté de la montagne; Uncas longera le ruisseau à gauche, tandis que moi je vais suivre la piste. Celui qui apercevra du nouveau en donnera avis par trois croassements. J'ai vu tout à l'heure un corbeau voleter au-dessus de ce chêne mort, autre signe d'un camp indien dans les environs.”
    Les Mohicans, sans juger à propos de faire aucune réponse, prirent chacun la direction qui leur était indiquée, et le chasseur poursuivit sa route en compagnie des deux officiers. Bientôt il dit au major, qui se pressait à ses côtés, de gagner à pas de loup la lisière du bois qui, comme d'ordinaire, était bordé de taillis, et de l'y attendre, pendant qu'il irait en avant examiner certains indices suspects.
    Duncan obéit, et un spectacle qui lui parut aussi singulier que nouveau s'offrit à ses regards.
    Sur une étendue de plusieurs acres, les arbres avaient été abattus, et la lumière d'un beau soir d'été, tombant sur cet espace découvert, présentait un brillant contraste avec les douteuses clartés qui régnaient dans la forêt. A peu de distance du lieu où se tenait Duncan, le ruisseau avait formé un petit lac, qui couvrait presque tout le creux d'un vallon. De là l'eau s'échappait par une pente si douce et régulière, qu'elle semblait être l'ouvrage des hommes plutôt que celui de la nature.
    Une centaine de huttes de terre s'élevaient sur les bords du lac, et y plongeaient même à moitié, comme si l'eau eût débordé au delà de ses limites ordinaires. Leurs toits arrondis, merveilleusement façonnés pour servir de défense contre les éléments, indiquaient plus d'art et de prévoyance que les Indiens n'en déploient dans la bâtisse de leurs habitations régulières, et, à plus forte raison, de celles qu'ils occupent provisoirement dans un but de chasse ou de guerre
    Mais l'endroit était-il désert? Duncan était porté à le croire, quand au bout de quelques minutes il s'assura du contraire. Un groupe de formes humaines, à ce qu'il lui parut, s'avança au bord du lac, marchant sur les pieds et sur les mains, et traînant derrière elles quelque chose de lourd, peut-être une machine de guerre. Au même instant, quelques têtes brunes se montrèrent à l'entrée des habitations, et tout le village parut bientôt peuplé d'êtres qui se démenaient en tous sens avec tant de célérité, qu'on n'avait pas le temps de reconnaître leur dessein ou leurs occupations.
    Alarmé de cette agitation suspecte et inexplicable, notre observateur était sur le point d'imiter le cri du corbeau; mais un bruit soudain dans les broussailles attira son attention d'un autre côté.
    Il tressaillit et recula involontairement, en apercevant un Indien à cent pas de lui. Au lieu de donner l'alarme, ce qui aurait pu lui être fatal, il resta immobile, et surveilla la conduite du nouveau venu. Il lui fut facile de se convaincre qu'il n'avait pas été découvert. L'Indien paraissait occupé, comme lui, à considérer les huttes basses du village et les mouvements furtifs de ses habitants.
    Il était impossible de découvrir l'expression de ses traits sous le grotesque tatouage dont ils étaient couverts; on y démêlait toutefois un caractère de tristesse plutôt que de férocité. Sa tête était rasée suivant l'usage, à l'exception d'une touffe de cheveux, d'où pendillaient trois ou quatre vieilles plumes de faucon. Une pièce de calicot presque en loques protégeait tant bien que mal sa maigre poitrine, et le bas du corps était passé dans une simple chemise, dont les manches remplissaient une destination tout autre et bien moins commode que celle qu'on a coutume de leur donner. Ses jambes étaient nues et cruellement déchirées par les ronces; mais il avait aux pieds une bonne paire de mocassins, faite de peau d'ours. En somme, l'extérieur de cet individu était triste et misérable.
    Duncan observait avec curiosité la personne de son voisin, quand le chasseur vint se placer en silence auprès de lui.
    “Vous aviez raison,” lui dit tout bas le major; “nous avons atteint leur campement, et voici un sauvage qui va nous gêner.”
    Oeil de Faucon posa la crosse de son fusil à terre, et suivant la direction que lui indiquait le doigt de Duncan, il allongea le cou et examina à son tour l'étranger suspect.
    “Ce n'est point un Huron,” dit-il, “et il n'appartient même à aucune des tribus du Canada; et cependant vous voyez à ses haillons que le coquin a pillé un Blanc. Oui, Montcalm a battu les forêts pour grossir son armée, et il a réuni la plus abominable bande de hurleurs et d'assassins! Savez-vous où il a mis son fusil ou son arc?
    -Je ne lui ai point vu d'armes, et il ne semble pas avoir de mauvaises intentions. A moins qu'il n'avertisse ses camarades qui, comme vous le voyez, se promènent au bord de l'eau, nous n'avons pas grand-chose à redouter de lui.”
    Le chasseur, se tournant vers Heyward, le regarda quelque temps avec une stupéfaction qu'il ne prit pas la peine de dissimuler. Alors, ouvrant la bouche, il partit d'un éclat de rire, mais de ce rire particulier et silencieux que l'habitude du danger lui avait fait contracter depuis si longtemps.
    Après avoir répété la phrase du major: “Ses camarades qui se promènent au bord de l'eau,” il ajouta:
    “Voilà ce que c'est que d'avoir étudié dans les colonies et d'y avoir passé sa jeunesse! … N'importe, le drôle a les jambes longues, et il ne faut pas s'y fier. Tenez-le sous le canon de votre fusil, pendant que je vais, en traversant les broussailles, le prendre par derrière et le faire prisonnier. Surtout ne tirez pas!”
    Déjà Oeil de Faucon était à moitié entré dans le taillis, lorsque Heyward, étendant la main, l'arrêta pour lui dire:
    “Si je vous vois en danger, ne puis-je faire feu?”
    L'autre le regarda un moment sans trop savoir comment il devait prendre cette question; puis faisant de la tête un signe affirmatif, il répondit en continuant à rire à la muette:
    “Feu de peloton, major!”
    L'instant d'après, il avait disparu dans le feuillage. Duncan attendit avec impatience avant de l'apercevoir de nouveau. Puis il le revit se traînant à plat ventre contre la terre, dont la couleur de son vêtement le faisait à peine distinguer, et s'avançant en ligne directe derrière celui qu'il voulait surprendre. Parvenu à quelques pas de ce dernier, il se releva lentement et sans bruit.
    Soudain un étrange tumulte se fit entendre sur les eaux, et Duncan, y jetant un coup d'oeil à la hâte, vit une centaine d'êtres tout noirs se plonger à la fois dans le lac. Saisissant son fusil, il reporta toute son attention sur l'Indien. Au lieu de s'effrayer, le sauvage, qui se croyait seul, tendit le cou et observa ce qui se passait dans la vallée avec une sorte de curiosité stupide.
    Pendant ce temps, Oeil de Faucon avait levé la main sur lui, mais sans raison apparente il la ramena et eut un nouvel accès de gaieté silencieuse. Enfin, bien loin de saisir sa victime à la gorge, il lui frappa légèrement sur l'épaule, et lui dit à haute voix:
    “Eh bien! l'ami, vous voulez donc enseigner le chant aux castors?
    -Tout de même,” répondit l'autre. “Pourquoi le Tout-Puissant, qui leur a donné la faculté de perfectionner ses dons à ce point merveilleux leur refuserait-il la voix pour proclamer ses louanges?”

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