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Aux questions pressantes de sa soeur sur le sort qui leur était réservé, elle montra du geste le groupe des Indiens, avec une agitation dont elle n'était pas maîtresse et, pressant Alice dans ses bras:
“Là! là!” murmura-t-elle. “Tu peux lire notre destin sur leurs visages… Nous allons voir.”
Le geste et la voix entrecoupée de Cora firent plus d'impression que ses paroles, et aussitôt l'attention générale se porta sur le lieu où la sienne était fixée avec une anxiété que ne justifiait que trop l'importance de la question qui allait se décider.
Cependant Magua avait rejoint les sauvages qui, après avoir terminé leur dégoûtant festin, s'étaient étendus à terre comme des animaux repus. Il se mit à les haranguer avec toute la dignité d'un chef indien. Aux premiers mots qu'il prononça, ses auditeurs se levèrent dans l'attitude d'une attention respectueuse. Comme le Huron s'exprimait dans sa langue natale, les prisonniers, que la défiance de leurs gardiens tenait à la portée de leurs tomahawks, ne pouvaient comprendre que d'une manière conjecturale le sujet de son discours, d'après ces gestes significatifs dont l'éloquence d'un Indien est toujours accompagnée.
D'abord l'action et le langage de Magua eurent un caractère de calme et de modération. Quand il eut réussi à éveiller suffisamment l'attention de ses compagnons, il étendit si souvent la main dans la direction des grands lacs, qu'Heyward en conclut qu'il leur parlait du pays de leurs aïeux et de leur tribu lointaine. Les auditeurs laissaient échapper des signes fréquents d'approbation et, en répétant leur “Ouf” expressif, semblaient faire tacitement l'éloge de l'orateur.
Le Renard était trop habile pour négliger cet avantage. Il parla alors de la route longue et pénible qu'ils avaient faite en quittant leurs vastes territoires de chasse et leurs heureux villages pour venir combattre les ennemis de leurs pères du Canada. Il fit l'énumération des guerriers de leur parti, exalta leurs mérites divers, les services nombreux qu'ils avaient rendus à la nation, leurs blessures et le nombre des chevelures qu'ils avaient enlevées. Toutes les fois qu'il faisait allusion à quelqu'un de ceux qui étaient présents -et le subtil Indien n'eut garde d'en oublier aucun,- un éclair de joie orgueilleuse illuminait le visage de l'intéressé, qui ne manquait pas de confirmer par un applaudissement la vérité des paroles qu'on venait d'entendre.
Alors la voix de l'orateur baissa, et perdit l'accent animé et triomphant dont il avait célébré leurs exploits et leurs victoires. Il décrivit la cataracte de Glenn, la position imprenable de cette île de rochers, avec ses cavernes, ses courants rapides et ses tourbillons; il prononça le nom de la Longue Carabine et attendit, avant de poursuivre, que le dernier écho de la forêt eût répété le long hurlement de deuil dont fut accueilli ce nom abhorré. Il désigna le jeune officier captif, et rappela le souvenir d'un guerrier renommé que sa main avait précipité dans l'abîme. Il peignit ensuite la mort de cet autre guerrier qui, suspendu entre le ciel et la terre, avait offert à tous un spectacle si horrible; il alla plus loin: il renouvela l'effroi de ses auditeurs, en représentant à leurs yeux, sur les branches d'un arbre, cette scène poignante, la situation périlleuse de l'infortuné, son héroïsme et sa mort. Enfin il raconta la manière dont chacun de leurs amis avait succombé, n'oubliant jamais de faire un pompeux étalage de son courage et de ses vertus.
Ce récit terminé, sa voix changea de nouveau, et prit un accent guttural, doux, plaintif et harmonieux. Il parla des femmes et des enfants de ceux qui avaient péri, il peignit leur indigence, leur détresse physique et morale, leur injure laissée sans vengeance. Alors, montant sa voix sur un ton d'énergie terrible, il ajouta:
“Les Hurons sont-ils des chiens pour endurer tant d'outrages? Qui osera dire à la femme de Menougua que les poissons ont sa chevelure et que sa nation ne l'a pas vengé? Qui osera aller à la rencontre de la mère de Ouassaouattimi, cette femme si fière, avec des mains qui ne seront point teintes de sang? Que dirons-nous aux vieillards lorsqu'ils nous demanderont des chevelures, et que nous n'aurons pas un seul cheveu de la tête d'un Blanc à leur faire voir? Les femmes nous montreront au doigt. Il y a une tache noire sur le nom des Hurons, et il faut du sang pour la laver.”
Dès lors, sa voix se perdit au milieu des cris de fureur qui firent retentir l'air, comme si, au lieu de quelques individus, la nation entière eût été réunie sur cette colline.
Pendant qu'il parlait, ceux qui étaient le plus intéressés au résultat de son discours pouvaient suivre clairement les progrès de l'orateur dans les traits de ceux auxquels il s'adressait. Ils s'étaient associés à ses récits de tristesse et de deuil par la sympathie et l'affliction; à ses assertions par des gestes d'assentiment; à la peinture de leur triomphe par une exaltation turbulente. Quand il parla de courage, leur contenance était ferme et résolue; quand il rappela leurs injures, la fureur s'alluma dans leurs yeux; quand il fit allusion aux railleries de leurs femmes, ils baissèrent la tête de honte; mais au mot de vengeance, il toucha une corde qui ne manque jamais de vibrer dans le coeur d'un Indien.
A peine leur eut-il dit que cette vengeance était en leur pouvoir, que tous se levèrent comme un seul homme, poussèrent un cri de rage, et coururent ensemble vers les prisonniers, en brandissant leurs couteaux et tomahawks. Heyward se précipita entre les deux soeurs et ces furieux; il saisit le premier qui s'avança, avec une force qui tenait du désespoir, et qui, pour un instant, réprima sa violence.
Cette résistance inattendue donna à Magua le temps d'interposer son autorité et, par ses exclamations rapides, ses gestes animés, il attira de nouveau à lui l'attention des sauvages. Habile à manier la parole, il réussit à les détourner de toute action immédiate, et les exhorta à prolonger les souffrances de leurs victimes. Sa proposition fut accueillie par des acclamations et exécutée avec la rapidité de la pensée.
Deux guerriers robustes se jetèrent à la fois sur Heyward, tandis qu'un autre s'assurait du maître de chant, beaucoup moins dangereux. Néanmoins aucun des deux captifs ne céda avant d'avoir opposé une résistance acharnée, bien qu'inutile. David lui-même étendit son assaillant par terre; et ce ne fut qu'après sa défaite que les Indiens, réunissant leurs efforts, vinrent à bout du jeune officier. Il fut garrotté et attaché au tronc du sapin, dont les branches avaient servi au Renard pour peindre au vif la chute du Huron dans la cascade.
Lorsque Duncan eut repris son sang-froid, il eut la douloureuse certitude que le même sort les attendait tous. A sa droite était Cora, liée comme lui, pâle et agitée, mais dont le regard brillant ne perdait aucun des mouvements de la troupe. A sa gauche, les liens qui enchaînaient Alice à un autre arbre lui prêtaient un secours que ses membres délicats, prêts à s'affaisser, n'avaient pas la force de lui donner; ses mains étaient croisées devant elle comme pour prier, mais au lieu de lever les yeux vers le ciel qui seul pouvait les délivrer, elle les fixait malgré elle sur Duncan avec une expression de faiblesse enfantine. David avait combattu, et cette circonstance, toute nouvelle pour lui, le rendait muet, occupé à réfléchir sur la convenance de sa conduite.
La vengeance des Hurons avait pris une direction nouvelle, et ils se préparaient à l'exécuter avec tous les raffinements de barbarie que leur avait transmis une pratique de plusieurs siècles. Les uns apprêtaient le bois du bûcher; celui-ci taillait des chevilles de pin pour les enfoncer toutes brûlantes dans la chair des condamnés; d'autres inclinaient vers la terre deux jeunes arbres voisins pour y attacher Heyward par les bras et leur laisser ensuite reprendre la direction verticale.
Mais il fallait à la haine de Magua des jouissances autrement cruelles.
Pendant que la fureur brutale de ses compagnons préparait ces moyens connus de tortures vulgaires sous les yeux mêmes de leurs victimes, il s'approcha de Cora, et lui faisant remarquer avec un air de méchanceté noire le destin qui l'attendait:
“Eh bien,” ajouta-t-il, “que dit à présent la fille de Munro? Sa tête est trop précieuse pour trouver un oreiller dans le wigwam du Renard! Aime-t-elle mieux qu'elle roule jusqu'au bas de la colline pour servir de jouet aux loups? Son sein ne veut pas nourrir les enfants d'un Huron; elle verra les Hurons cracher dessus.
-Je n'ai pas compris,” dit Heyward étonné. “Que signifie cela?
-Rien!” répondit-elle avec douceur et fermeté. “C'est un sauvage, un être ignorant et barbare, qui ne sait ce qu'il fait. Demandons à Dieu en mourant qu'il se repente et qu'il ait son pardon.
-Mon pardon!” répéta Magua, se méprenant sur le sens de ses paroles. “La mémoire d'un Indien est plus longue que la main des Visages Pâles; sa merci plus courte que leur justice! Réponds: enverrai-je la fille aux cheveux blonds à son père, et veux-tu suivre Magua aux grands lacs, pour porter son eau et préparer son grain?”
Cora lui fit signe de se retirer avec un sentiment de dégoût qu'elle ne put retenir.
“Laisse-moi,” dit-elle d'un ton solennel qui imposa un instant à ce barbare. “Tu mêles de l'amertume à mes prières et tu te places entre mon Dieu et moi!”
L'impression qu'elle avait produite sur Magua ne fut pas de longue durée. Il reprit en montrant Alice avec une ironie insultante:
“Vois, l'enfant pleure; elle est bien jeune pour mourir! Il faut la rendre à Munro pour peigner ses cheveux blancs, et conserver la vie dans le coeur du vieillard.”
Cora leva les yeux sur sa jeune soeur, et rencontra son regard suppliant qui trahissait l'amour de la vie.
“Que dit-il, chère Cora?” demanda la voix tremblante d'Alice. “N'a-t-il pas parlé de me renvoyer à notre père?”
Après l'avoir regardée fixement, l'âme en proie à des émotions contradictoires, Cora lui répondit, et sa voix pleine et sonore prit une expression de tendresse presque maternelle.
“Alice, le Huron nous offre la vie à toutes deux,” dit-elle; “il fait plus encore, il offre de vous rendre, ainsi que notre admirable Duncan, à nos amis, à notre père, à notre malheureux père qui pleure l'absence de ses enfants, si j'abaisse ma fierté rebelle, mon orgueil inflexible, jusqu'à consentir…”
La voix lui manqua, et joignant les mains, elle regarda le ciel, comme si, dans sa détresse, elle eût imploré le secours de la sagesse infinie.
“Achève,” s'écria Alice. “Consentir à quoi, ma chère Cora? Oh! s'il s'était adressé à moi… Pour te sauver, pour consoler notre vieux père, pour délivrer Duncan, avec quel bonheur je consentirais à mourir!
-Mourir!” répéta Cora d'un accent plus ferme. “Cela est facile; mais l'alternative le serait moins. Il exige,” ajouta-t-elle, en baissant la voix et toute honteuse de révéler une proposition si dégradante, “il exige que je le suive au désert, que j'aille habiter chez les Hurons, que j'y demeure; en un mot, que je devienne sa femme!… Parle à présent, mon Alice, fille de mon coeur, soeur de mon amour, et vous aussi, major Heyward; aidez ma faible raison de vos conseils. Dois-je racheter la vie par un tel sacrifice? Alice, et vous Duncan, consentez-vous à la tenir de moi à ce prix?… Répondez… Disposez tous deux de moi, car je vous appartiens entièrement.
-Moi y consentir!” s'écria le jeune homme indigné. “Cora, Cora, c'est se jouer de notre misère! Ne parlez plus de cette abominable alternative; la seule pensée en est plus horrible que mille morts.
-Je m'attendais à cette réponse,” reprit Cora, le teint brillant et les yeux pleins d'éclairs. “Et mon Alice, que dit-elle? Pour la sauver, je me soumettrai à tout sans murmure.”
Heyward et Cora écoutaient dans une incertitude pénible; aucune réponse ne se fit entendre.
La question de sa soeur semblait avoir foudroyé Alice; tout son être frêle et sensible s'était replié sur lui-même. Les bras pendants, les doigts agités de légères convulsions, la tête penchée sur son sein, elle restait comme suspendue à l'arbre, gracieuse et touchante image de la délicatesse blessée de son sexe. Sous cette défaillance physique luttait pourtant la conscience. On le vit bien lorsqu'elle revint à elle-même: elle secoua la tête en signe de désapprobation insurmontable; ses traits se ranimèrent, et le sentiment qui l'oppressait mit une flamme dans son regard. Alors elle trouva la force de murmurer:
“Non, non, non! plutôt mourir comme nous avons vécu… ensemble!
-Meurs donc!” s'écria Magua, en grinçant des dents avec une rage qu'il n'avait pu réprimer plus longtemps à cette manifestation soudaine de fermeté dans celle qu'il croyait être la plus faible de ses victimes.
En même temps, il lança contre elle son tomahawk, et la hache, fendant l'air sous les yeux d'Heyward, coupa quelques boucles flottantes de la chevelure d'Alice, et s'enfonça profondément dans l'arbre, un peu au-dessus de sa tête.
A cette vue, le désespoir mit Duncan hors de lui. Réunissant toute sa vigueur, d'un effort violent il brisa ses liens, et se précipita sur un autre sauvage qui se préparait, en hurlant, à frapper un coup plus sûr. Ils se saisirent et tombèrent l'un sur l'autre. Le Huron, dont le corps presque nu offrait peu de prise, échappa vite à l'étreinte de son adversaire; il se releva et lui appuya un genou sur la poitrine avec la pesanteur d'un géant. Déjà Duncan voyait briller en l'air le fatal coutelas, lorsqu'il entendit au-dessus de sa tête un sifflement, accompagné plutôt que suivi par l'éclatante détonation d'une arme à feu.
Tout à coup il sentit sa poitrine soulagée du poids qui l'oppressait, et l'Indien roula sans vie à côté de lui.