Accueil › Forums › Textes contemporains › (O) CHAUVELIER, Françoise – Petite fiction en abyme › Répondre à : (O) CHAUVELIER, Françoise – Petite fiction en abyme
Petite fiction en abyme
Platon est dans tous ses états. Il parait que les prisonniers mènent grand tapage dans la caverne. Pourtant jusque là tout marchait pour le mieux au livre VII de ” La République”'. On en était au moment crucial lorsqu'une poignée de philosophes conscients de leur rôle d'éducateurs décide de descendre dans la grotte rejoindre les prisonniers pour les convaincre de sortir prendre l'air et voir un peu ce qui se passe dehors. Tout était prévu et devait donc bien se passer.
Quoique … Déjà Platon a eu les pires ennuis avec un dénommé Protagoras, un sophiste de première celui-là, qui prétend “que l'homme est la mesure de toute chose”. Certes Platon ne peut nier que la sensation soit vraie à l'instant où on l'éprouve et constitue à ce titre une mesure de vérité ! Mais comme le fait remarquer Socrate, le pourceau et le babouin aussi ont des sensations. De là à prétendre qu'ils soient eux-mêmes mesure de toute chose… Platon n'a absolument pas envie d’être entouré de ces créatures malodorantes et bruyantes.
Puis il a fallu qu'Aristote s'en mêle. Un ingrat cet homme ! Il a été son disciple pendant près de vingt ans et le voilà qui regarde de haut le Monde des Idées sous prétexte que les réalités empiriques sont les seules données réelles que l'on peut étudier. Platon veut bien que la relation de fils spirituel à père soit parfois lourde à porter, Sophocle s'est bien employé à le dire et il a fallu qu'un certain Freud en rajoute, mais un tel manque de considération et de reconnaissance tout de même … !
Maintenant c'est au tour de Nietzsche d’entrer en cabale. On dit qu'il raille le vieux maître, Socrate en personne, en le décrivant en plébéien inculte, chipoteur, faisant peu de cas de l'art et de la vie, tout occupé qu'il est de connaissance et de morale. Question art pourtant, on ne faire de reproches à Socrate qui défend avec ardeur les plus beaux édifices d’Athènes et n'hésite jamais à louer haut et fort les proportions d'Alcibiade et autre Charmide, jeunes gens aux corps bien faits si ce n'est à l'esprit toujours bien tourné. Bref. Il parait que ce Nietzsche déverse les pires invectives contre les platoniciens, leur reprochant d'inventer un Monde des Essences présenté comme seul monde vraiment vrai. Il accuse aussi Platon de prétendre que le monde du voir, du sentir, du toucher, autrement dit le monde sensible de tout le monde n'est qu'un monde d'apparences. Certains affirment que Nietzsche se démène comme un beau diable pour convaincre ses collègues de caverne que le Monde de la Vérité n'est qu'une vaste plaisanterie, une “illusion métaphysique” figée dans une absurde éternité , un monde incapable de saisir le devenir en action. On a rapporté à Platon des propos blessants : Nietzsche l'aurait traité de « nihiliste » sous prétexte que son Monde ne serait qu'un pur néant. Voilà donc où on en est après toutes ces années de travail.
Accablé Platon s'endort la tête entre les mains. La sonnerie du réveil déchire les premières lueurs du matin.
Inès s'étire en baillant, se frotte les yeux et s'assied dans son lit. « Déjà six heures ! Quelle nuit !
Elle se lève et prend sur son bureau les fiches cartonnées sur lesquelles elle a travaillé la veille. « Je n'y comprends plus rien. Alors Platon, c'est le monde intelligible le seul monde vrai. Mais Nietzsche, qu'est ce qu'il vient faire là-dedans ? Ah oui, la critique des Idées, des arrières mondes. Au nom de quoi déjà ? Au nom de .. de « l'innocence du devenir ». C'est cela ! Le monde intelligible de Platon, on ne peut pas le connaître et en plus il n'est qu'une illusion, l'illusion d'une éternité qui n'existe pas.
Inès rejette sur la table ses fiches d'élève bien appliquée et file sous la douche. « Ma fille tu n'as pas de temps à perdre, c'est le grand jour ! Dans une heure, épreuve de philo … Ce n'est pas le moment de commencer à réfléchir ! ».