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Le Taureau
Le pêcheur à la ligne volante marche d’un pas léger au bord de l’Yonne et fait sautiller sur l’eau sa mouche verte.
Les mouches vertes, il les attrape aux troncs des peupliers polis par le frottement du bétail.
Il jette sa ligne d’un coup sec et tire d’autorité.
Il s’imagine que chaque place nouvelle est la meilleure, et bientôt il la quitte, enjambe un échalier et de ce pré passe dans l’autre.
Soudain, comme il traverse un grand pré que grille le soleil, il s’arrête.
Là-bas, du milieu des vaches paisibles et couchées, le taureau vient de se lever pesamment.
C’est un taureau fameux et sa taille étonne les passants sur la route. On l’admire à distance et, s’il ne l’a fait déjà, il pourrait lancer son homme au ciel, ainsi qu’une flèche, avec l’arc de ses cornes. Plus doux qu’un agneau tant qu’il veut, il se met tout à coup en fureur, quand ça le prend, et près de lui, on ne sait jamais ce qui arrivera.
Le pêcheur l’observe obliquement.
– Si je fuis, pense-t-il, le taureau sera sur moi avant que je ne sorte du pré. Si, sans savoir nager, je plonge dans la rivière, je me noie. Si je fais le mort par terre, le taureau, dit-on, me flairera et ne me touchera pas.
Est-ce bien sûr ? Et, s’il ne s’en va plus, quelle angoisse !
Mieux vaut feindre une indifférence trompeuse.
Et le pêcheur à la ligne volante continue de pêcher, comme si le taureau était absent. Il espère ainsi lui donner le change.
Sa nuque cuit sous son chapeau de paille.
Il retient ses pieds qui brûlent de courir et les oblige à fouler l’herbe. Il a l’héroïsme de tremper dans l’eau sa mouche verte.
D’ailleurs, qui le presse ?
Le taureau ne s’occupe pas de lui et reste avec les vaches.
Il ne s’est mis debout que pour remuer, par lassitude, comme on s’étire.
Il tourne au vent du soir sa tête crépue.
Il beugle par intervalles, l’oeil à demi fermé.
Il mugit de langueur et s’écoute mugir.