Répondre à : SÉGUR, Comtesse (de) – Mémoires d’un âne (Extraits)

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VictoriaVictoria
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    EXTRAIT 3 – Le Pont

    Il y avait pourtant des journées que je n’aimais pas; c’étaient celles où ma maîtresse me louait à des enfants du voisinage. Elle n’était pas riche, et, les jours où je n’avais pas à travailler, elle était bien aise de gagner quelque chose en me louant aux enfants du château voisin. Ils n’étaient pas toujours bons.

    Voici ce qui m’arriva un jour dans une de ces promenades.

    Il y avait six ânes rangés dans la cour; j’étais un des plus beaux et des plus forts. Trois petites filles nous apportèrent de l’avoine dans une auge. Tout en mangeant, j’écoutais causer les enfants.

    Charles — Voyons, mes amis, choisissons nos ânes. Moi, d’abord, je prends celui-ci (en me montrant du doigt).

    — Toi, tu prends toujours ce que tu crois le meilleur, dirent à la fois les cinq enfants. Il faut tirer au sort.

    Charles — Comment veux-tu que nous tirions au sort, Caroline ? Est-ce qu’on peut mettre les ânes dans un sac et les en tirer comme des billes ?

    Antoine — Ah ! ah ! ah ! Est-il bête avec ses ânes dans un sac ! Comme si on ne pouvait pas les numéroter, 1, 2, 3, 4, 5, 6, mettre les numéros dans un sac, et tirer au hasard chacun le sien.

    — C’est vrai, c’est vrai, s’écrièrent les cinq autres. Ernest, fais les numéros pendant que nous allons les écrire sur le dos des ânes.

    Ces enfants sont bêtes, me disais-je. S’ils avaient l’esprit d’un âne, au lieu de se donner l’ennui d’écrire les numéros sur notre dos, ils nous rangeraient tout simplement le long du mur : le premier serait l, le second 2, et ainsi de suite.

    Pendant ce temps, Antoine avait apporté un gros morceau de charbon. J’étais le premier, il m’écrivit un énorme 1 sur la croupe; pendant qu’il écrivait 2 sur la croupe de mon camarade, je me secoue fortement pour lui faire voir que son invention n’était pas fameuse. Voilà le charbon parti et le 1 disparu.

    — Imbécile ! s’écria-t-il; il faut que je recommence.

    Pendant qu’il refait son n° l, mon camarade, qui m’avait vu faire, et qui était malin, se secoue à son tour. Voilà le 2 parti. Antoine commence à se fâcher; les autres rient et se moquent de lui. Je fais signe aux camarades, nous le laissons faire; aucun ne bouge. Ernest revient avec les numéros dans son mouchoir : chacun tire. Pendant qu’ils regardent leurs numéros, je fais encore un signe aux camarades, et voilà que tous nous nous secouons tant et plus. Plus de charbon, plus de numéros; il faut tout recommencer : les enfants sont en colère. Charles triomphe et ricane; Ernest, Albert, Caroline, Cécile et Louise crient contre Antoine, qui tape du pied; ils se disent des injures; mes camarades et moi, nous nous mettons à braire. Le tapage attire les papas et les mamans. On leur explique la chose. Un des papas imagine enfin de nous ranger le long du mur. Il fait tirer les numéros aux enfants.

    — Un ! s’écrie Ernest. C’était moi.

    — Deux ! dit Cécile. C’était un de mes amis.

    — Trois ! dit Antoine. Et ainsi de suite jusqu’au dernier.

    — A présent, partons, dit Charles. Moi, d’abord, je pars le premier.

    — Oh ! je saurai bien te rattraper, lui répondit vivement Ernest.

    — Je parie que non, reprit aussitôt Charles.

    — Je gage que si, répliqua Ernest.

    Voilà Charles qui tape son âne et qui part au galop. Avant qu’Ernest ait eu le temps de me donner un coup de fouet, je pars aussi, mais d’un train qui me fait bien vite rattraper Charles et son âne. Ernest est enchanté, Charles est furieux. Il tape, il tape son âne; Ernest n’avait pas besoin de me frapper, je courais, j’allais comme le vent. Je dépasse Charles en une minute; j’entends les autres qui suivent en riant et en criant :

    — Bravo ! l’âne n°1 ; bravo ! il court comme un cheval.

    L’amour-propre me donne du courage; je continue à galoper jusqu’à ce que nous soyons arrivés près d’un pont. J’arrête brusquement; je venais de voir qu’une large planche du pont était pourrie; je ne voulais pas tomber à l’eau avec Ernest, mais retourner avec les autres, qui étaient bien loin derrière nous.

    — Ho là ! ho là ! bourri, me dit Ernest. Sur le pont, mon ami, sur le pont !

    Je résiste; il me donne un coup de baguette.

    Je continue à marcher vers les autres.

    — Entêté ! bête brute ! veux-tu tourner et passer le pont ?

    Je marche toujours vers les camarades; je les rejoins malgré les injures et les coups de ce méchant garçon.

    — Pourquoi bats-tu ton âne, Ernest ? s’écria Caroline; il est excellent. Il t’a mené ventre à terre et t’a fait dépasser Charles.

    — Je le bats parce qu’il s’entête à ne pas vouloir passer le pont, dit Ernest; il s’est obstiné à revenir sur ses pas.

    — Ah ! bah ! c’est parce qu’il était seul; maintenant que nous voilà tous il passera le pont tout comme les autres.

    Les malheureux ! pensai-je. Ils vont tous tomber dans la rivière ! Il faut que je tâche de leur montrer qu’il y a du danger. Et me voilà reparti au galop, courant vers le pont, à la grande satisfaction d’Ernest et aux cris de joie des enfants.

    Je galope jusqu’au pont; arrivé là, je m’arrête brusquement comme si j’avais peur. Ernest, étonné, me presse de continuer : je recule d’un air de frayeur, qui surprend plus encore Ernest. L’imbécile ne voyait rien; la planche pourrie était pourtant bien visible. Les autres avaient rejoint, et regardaient en riant les efforts d’Ernest pour me faire passer et les miens pour ne pas passer. Ils finissent par descendre de leurs ânes; chacun me pousse, me bat sans pitié; je ne bouge pas.

    — Tirez-le par la queue ! s’écrie Charles. Les ânes sont si entêtés, que lorsqu’on veut les faire reculer, ils avancent.

    Les voilà qui veulent me saisir la queue. Je me défends en ruant; ils me battent tous ensemble : je n’en bouge pas davantage.

    — Attends, Ernest, dit Charles; je passerai le premier, ton âne me suivra certainement.

    Il veut avancer, je me mets en travers du pont; il me fait reculer à force de coups.

    « Au fait, me dis-je, si ce méchant garçon veut se noyer, qu’il se noie, j’ai fait ce que j’ai pu pour le sauver; qu’il boive un coup, puisqu’il le veut absolument. »

    A peine son âne met-il le pied sur la planche pourrie, qu’elle casse, et voilà Charles et son âne à l’eau. Pour son camarade, il n’y avait pas de danger, car il savait nager comme tous les ânes. Mais Charles se débattait et criait sans pouvoir se tirer de là.

    — Une perche ! une perche ! disait-il.

    Les enfants criaient et couraient de tous côtés. Enfin Caroline aperçoit une longue perche, la ramasse et la présente à Charles, qui la saisit. Son poids entraîne Caroline, qui appelle au secours ! Ernest, Antoine et Albert courent à elle; ils parviennent avec peine à retirer le malheureux Charles, qui avait bu plus qu’il n’avait soif, et qui était trempé des pieds à la tête. Quand il est sauvé, les enfants se mettent à rire de sa mine piteuse; Charles se fâche; les enfants sautent sur leurs ânes et lui conseillent en riant de rentrer à la maison pour changer d’habits et de linge. Il remonte tout mouillé sur son âne. Je riais à part moi de sa figure ridicule. Le courant avait entraîné son chapeau et ses souliers, l’eau ruisselait jusqu’à terre; ses cheveux, trempés, se collaient à sa figure, son air furieux achevait de le rendre complètement risible. Les enfants riaient, mes camarades sautaient et couraient pour témoigner leur gaieté.

    Je dois ajouter que l’âne de Charles était détesté de nous tous, parce qu’il était querelleur, gourmand et bête, ce qui est très rare parmi les ânes.

    Enfin, Charles disparut, les enfants et mes camarades se calmèrent. Chacun me caressa et admira mon esprit; nous repartîmes tous, moi en tête de la bande.





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