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DU LAURENS DE LA BARRE, Ernest (du) – La Grotte de Roch-Toul
(Extrait du recueil Fantômes bretons, 1879)
I
Dans une excursion au pays de Léon, commencée au bord de la mer, du côté de Plonéour-Trez, et terminée au pied de la montagne d’Arhez — un antiquaire et un amateur de légendes de ma connaissance passèrent toute une belle journée de la fin d’octobre à visiter le bourg de Guimiliau et ses environs. Ils examinèrent, avec l’attention qui convient à des gens de l’art, l’église gothique, le calvaire en granit qui s’élève dans le cimetière — où l’on remarque, entre autres curiosités, Katel-Kollet, Catel, la fille perdue, la pécheresse bretonne, traînée par deux démons — et les fameux fonts baptismaux.
Le soir même, quoique le vent se fût élevé, abattant déjà sur les landes une brume humide et froide, les deux voyageurs voulurent pousser bravement jusqu’à la grotte de Roch-Toul. Le sergent d’église, vieux paysan qui sonnait depuis cinquante ans les cloches de la paroisse, consentit, non sans quelque étonnement, mêlé d’une certaine dose de terreur, à leur servir de guide au terrible souterrain.
Déjà le soleil devait approcher du sommet des collines, lorsqu’ils aperçurent l’énorme et splendide masse de Roch-Toul. Ils arrivaient par le bas de la coulée. La sombre ouverture de cette grotte de quartz, béante sur la pente rapide, les dominait d’une grande hauteur. Elle se détachait vigoureusement au milieu des roches blanches qui en forment l’édifice. En l’apercevant ainsi, on dirait le portique en ruines d’un temple de géants, dont les débris ont roulé de tous côtés, sous l’effort des âges passés.
L’aspect de ces lieux, surtout le soir, a quelque chose d’étrangement imposant, de terrible même. Aussi faut-il dire qu’à ce moment de l’expédition, bientôt nocturne, le guide, le brave bedeau, n’avançait plus qu’à l’arrière-garde.
Sans tenir aucun compte des terreurs du sergent d’église, et après avoir allumé une lanterne apportée à cet usage, les explorateurs entrèrent dans l’intérieur de la caverne.
Rien n’est plus fantastique que ce spectacle, vu la nuit, aux reflets de mille couleurs de la lumière sur les parois humides et polies des rochers.
L’antiquaire était au comble du ravissement. Son ami flairait comme une odeur de vieille légende dans ce sombre repaire. De temps à autre des oiseaux nocturnes, effarouchés par la clarté du fanal et par le bruit des pas, s’enfuyaient à tire d’ailes ou voletaient contre la voûte, au grand effroi du pauvre bedeau, qui récitait en breton les litanies de tous les saints.
Après avoir parcouru trente ou quarante pas, on se trouve arrêté au fond de la grotte. Le passage se rétrécit tout à coup, et devient tellement étroit qu’il paraît impossible de s’avancer plus loin. Nos voyageurs, satisfaits de leur expédition, s’assirent sur des rochers roulés à terre, et reprirent la conversation avec le bedeau, qui leur fit le récit que l’on va lire.
II
— Je ne sais depuis combien de centaines d’années l’événement est arrivé ; mais il est arrivé, cela est certain, puisque le coq chante encore sous l’autel de saint Guy-Méliau, la veille de la Toussaint, à minuit. Oui, la chose est arrivée, à preuve que mon parrain, Jean Kastel — que Dieu ait son âme ! — l’avait entendu dire une fois dans sa vie.
Pour lors donc, le sire de Guy-Méliau avait un fils unique, nommé Alanik. Alanik était jeune, riche et beau ; il était, de plus, vaillant autant qu’aucun autre seigneur de ce temps-là.
Il y avait à la même époque, dans la paroisse de Lampol, un seigneur avare et méchant, qui, ayant perdu son argent et ses terres en prouesses de mauvais aloi, n’avait pour toute ressource et tout bien qu’une fille, nommée Fina, belle, belle comme un pré de mai, et encore plus rusée que belle.
Je vous ai dit que Fina était le seul bien qui fût resté à son père ; voici comment : tous les jeunes seigneurs qui avaient aperçu une seule fois un des yeux bleus de la blonde fille, en devenaient épris à mourir. Le père disait à l’amoureux : « Donne-moi d’abord cinq cents écus de bel argent… Bon ! mais ce n’est pas assez, l’ami. Rapporte-moi le trésor qui est au fond de Roch-Toul, et Fina sera ta moitié de ménage. »
Et voilà le pauvre garçon, laissant au manoir de Lampol son cœur et sa bourse, de se mettre en route au clair de la lune, vu que dans le jour le trésor n’eût pas été visible, à ce qu’on disait. Il entrait dans le souterrain, à la nuit, seul, sans autres armes qu’une pelle et une torche. Que se passait-il alors ? Aucun de ces aventuriers n’est revenu le dire… C’était un deuil général à vingt lieues à la ronde. La moitié des seigneurs du Léon avaient perdu leurs aînés dans ce souterrain de malheur, si bien que Fina commençait à avoir peur de rester toute sa vie penhérez (héritière à marier).
Un beau jour, pourtant, Alanik, qui avait aperçu Fina au pardon de Lampol, déclara au sire de Guy-Méliau qu’il mourrait de chagrin s’il ne mettait pas une bague d’or au doigt de Fina. Le bonhomme essaya de détourner son fils ; mais tout fut inutile, et il fallut bien y consentir à la fin.
Voilà donc Alanik parti pour le manoir de Lampol. Ce n’était pas chose facile que d’y entrer.
— Pan, pan. — Qui est là ? — C’est moi, Alanik.
— Alanik, un vagabond… Quai, quai ici, Polidor.
— Mais je suis Alanik de Guy-Méliau, vous savez ?
— Nous n’avons rien à démêler avec toi, Alanik de Guy-Méliau, répondit encore le tailleur, barbe rouge, jambes tortes et figure de singe, qui gardait la porte du manoir, assis sur ses talons, comme un bouledogue.
— Pourtant, je voudrais bien parler au seigneur Lampol, répliqua Alanik, un peu déconcerté.
— Détale, détale vivement, mauvais garnement ! D’ailleurs, je sais ce qui t’amène : nous n’avons pas besoin de toi au manoir. Il n’est venu ici que trop de vagabonds se moquer de ma noble maîtresse. Nous n’en voulons plus.
Il est bon de vous dire que le tailleur, Barbe-rouge, était sorcier et qu’il savait ce qu’Alanik venait chercher à Lampol ; et, comme le misérable singe mitonnait, depuis quelque temps, le projet insensé de garder Fina pour lui — oui, ma foi, pour lui-même ! — il avait résolu d’éconduire à l’avenir tous les prétendants. Il craignait qu’à la fin quelque malin compère ne découvrît le trésor caché qu’il projetait aussi de fouiller pour son compte, dès que l’occasion lui semblerait favorable.
Mais la penhérez avait entendu les paroles courroucées du tailleur. Elle venait justement, à ce moment-là, du côté de la porte, pour voir un beau justin que le singe était en train de lui broder pour le prochain pardon de Saint-Thégonnec. Elle regarda par le petit judas du portail, et vit notre joli garçon sur le point de s’en aller. Il paraît qu’Alanik était de son goût, car elle ne fut pas longtemps à repousser Barbe-rouge dans son taudis, et à ouvrir la porte au jeune homme, qui tomba à ses genoux en lui disant : « Ma chérie. »
Inutile de conter tout ce qui s’ensuivit, si ce n’est qu’au bout de trois jours Alanik obtint la promesse de la main de Fina… s’il rapportait au papa le trésor de Roch-Toul. Fina, domptée par la douceur de son fiancé, eut beau demander à son père que cette condition fût oubliée cette fois, le vieux n’y voulut point consentir. Il fallut bien se résigner.
Mais Fina ne s’appelait pas Fina pour rien. Elle savait que le tailleur était sorcier. Maintes fois, elle avait eu recours à ses maléfices et n’ignorait pas que le singe consultait, pour deviner l’avenir et les bons endroits où trouver des louzou, un vieux coq rouge qu’il gardait en mue dans son taudis.
Elle résolut donc de s’en emparer. Un soir que Barbe-rouge avait, par ses soins, avalé un coup de trop, elle ouvrit la cage, emporta le fameux coq et conduisit son fiancé jusqu’à Roch-Toul. Alanik lâcha devant lui l’oiseau de la passion, puis ayant dit kénavo (à revoir) à sa douce, qui avait les larmes aux yeux, il pénétra dans le souterrain. Fina s’en revint triste à la maison. Elle était bien changée depuis qu’elle avait un véritable attachement dans le cœur… La nuit passa là-dessus, puis le jour et la, nuit encore…
Le surlendemain, Barbe-rouge (il avait deviné le tour) vint sournoisement dire à sa maîtresse qu’à Guy-Méliau, depuis la veille, on entendait un coq chanter sous l’autel. Fina se vit dans l’obligation d’écouter les propos. du compère et de lui parler bellement, afin d’en tirer quelque chose.
Barbe-rouge lui apprit qu’Alanik s’était perdu dans la caverne, parce qu’il n’avait pas emporté un certain collier magique. Ce collier, fait d’argent et de perles fines, était en la possession du singe, mais il avait juré par les cornes du diable de ne le donner qu’à celle qui consentirait à l’épouser, lui, Barbe-rouge.
Fina sentit, au premier moment de sa fureur, une grande envie d’étrangler le misérable j mais nous savons qu’elle avait de la ruse dans sa cervelle de femme ; aussi s’apaisa-t-elle tout à coup, et lui répondit-elle de sa plus douce voix d’oiseau trompeur :
— Ma foi, Barbe-rouge, tu es bien laid, je l’avoue, mais tu as tant d’esprit, que je serai ta femme si tu m’aides à trouver le trésor de Roch-Toul.
— Le trésor, dit l’autre, nous le trouverons, belle fille, et je mettrai un louis d’or sur chacun de tes yeux bleus, sur ta bouche de rose aussi, et des piles, des piles dans tes mains et à tes pieds !
— C’est charmant, reprit Fina en riant, et moi, je t’appellerai Barbe-d’or… Ah ! ah ! ah !…
Elle s’en donna de rire, malgré sa colère, et le tailleur passa plus d’une heure avec elle, l’idiot, à se griser de vin et de faux amour. Le méchant dupeur, dupé à son tour, ressemblait en cela à tant de gens de ce monde, qui, même au moment de se marier, jouent (ô malheur !) jouent au fin et se trompent mutuellement.
La nuit venue, la lune levée, ils partirent pour le souterrain. Jambe-torte avait bien de la peine à suivre la maligne créature, qui marchait vite, afin de l’essouffler. C’était comique de voir ce tortik trottant après la belle fille, comme un carlin après une comtesse. Enfin, ils entrèrent dans la grotte. Le collier magique brillait à la main de Barbe-rouge, et l’on passait aisément par tous les détours. La conversation, il faut le dire, allait son train, et le singe amoureux en était déjà rendu à sa douzième déclaration, lorsque Fina lui dit :
— Tu causes fort bien, assurément, Barbe-rouge ; mais je veux une preuve, une seule preuve de ta confiance.
— Dix, si tu le désires, répliqua l’impudent coquin.
— Une seule me suffira : nous sommes promis, n’est-ce pas ? Tu peux donc me confier ce collier qui te gêne pour courir.
— Hein ! Je ne sais pas, fit Barbe-rouge, en regardant de travers.
— En ce cas, rien de fait, reprit la rusée d’un air résolu.
— Te perdre ! s’écria le tailleur consterné, non, non, par les cornes du diable !
Et il plaça le brillant collier sur le cou blanc de la jeune fille.
— Merci, lui dit-elle… Maintenant, voici un passage très-étroit ; passe le premier, pour me montrer la route… Sois tranquille, je saurai bien t’éclairer… Allons, passe, je le veux.
Le passage, en effet, devenait très-dangereux : il fallait descendre des marches inégales, et une bonne lumière n’était pas de trop. Barbe-rouge s’avança en hésitant. Alors Fina porta les mains à son cou, afin d’intercepter les rayons du collier magique. La grotte devint à l’instant noire comme une tombe, si bien que le tailleur trébucha sur les pierres et roula, au bas de la pente, dans le fond d’un trou plein d’eau.
— À l’aide, à l’aide, criait le misérable, je me noie !
— Rends-moi mon fiancé, disait Fina, en éclairant la caverne ; rends-moi Alanik.
— Malheur ! Elle m’a trahi… À l’aide ! Je meurs !
— Rends-moi mon fiancé ! te dis-je.
— Par pitié, tends-moi la main ! criait encore Barberouge ; nous le retrouverons, car j’entends la voix de mon coq.
— Dis-moi où est Alanik ; tu dois le savoir, traître.
— Il est…, il est là, derrière ces rochers…
— Est-il vivant encore ?
— Il est pâle comme trépas… J’étouffe… Hâte-toi de nous secourir… Moi d’abord.
Fina, au comble de l’angoisse, s’élança dans le passage difficile. Elle resta sourde, vous le pensez bien, aux derniers cris de Barbe-rouge, qui râlait en buvant de l’eau ; et, tournant de tous les côtés les rayons du collier magique, elle découvrit bientôt celui qu’elle cherchait. Alanik, pâle et couvert de sang, était étendu sur la terre. La vue de Fina le ranima un peu. La jeune fille lui donna à boire une liqueur qu’elle avait apportée, et pansa les blessures qu’il s’était faites en tombant sur les pierres…
Si vous voulez apprendre la fin de l’histoire, vous saurez que les fiancés réussirent, après bien des peines, à sortir du souterrain. Par exemple, ils y laissèrent trois choses : le trésor, le coq enchanté et le sorcier mort… Trois choses assez méprisables, comme tous les biens et les intrigues de la terre, et qui s’y trouvent encore, à ce qu’on dit.
Ces choses, on ne vient plus les chercher ici ; mais, hélas ! que de gens, en ce monde, qui convoitent d’autres trésors, par des sentiers tout aussi ténébreux !
Alanik et Fina vécurent-ils heureux ?… On le dit du moins. Le père avare, n’étant plus détourné par les mauvais conseils de Barbe-rouge, fut apaisé au moyen d’une belle poignée d’or, et les noces se firent à Lampol. Vous avez vu, dans l’église, de beaux fonts baptismaux… Ce fut Alanik qui les fit construire pour le baptême de son premier-né.
Rennes, 7 mai 1871.