SCHWAB – Les dents de la mère (Validé)

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  • #338291
    Christina SchwabChristina Schwab
    Participant

      Bonjour,
      J’aimerais bien vous proposer cette petite récréation, si vous êtes d’accord, pour adoucir un peu la rentrée.
      Bien cordialement,
      Christina

      Les dents de la mère
      Je ne suis pas une adepte de la mastication automatique. Rien ne m’a jamais plus horripilée que la vue d’un charmant minois qui, prenant sa bouche pour un stade de football, et tout en laissant celui-ci largement ouvert au public, occupe son temps à se renvoyer la boule de gomme d’une prémolaire à l’autre. Exceptionnellement cependant – ne voulant pas perdre une belle occasion de laisser parler mon cœur – je me suis forcée un peu pour accepter la friandise que mon bel adolescent de fils me proposait. Me retrouvant aussitôt piégée sous son regard attentif et vigilant – attention, pas de triche, interdiction de jeter en loucedé – je mastique et remastique l’élastène aliment, jusqu’à ce que, de mère promue top, je me transforme en reine déchue et… dépourvue de couronne. Celle-là même qui faisait agréablement partie d’un petit quatuor pianistique, situé juste à l’avant de ma bouche et témoin privilégié d’une jeunesse quelque peu mouvementée. Ainsi me retrouvais-je indente après avoir été infante.
      Sur le moment – nous sommes dans le train, en plein périple de retour de vacances –, récupérant cette compagne de tant d’années dans le creux de ma main je la considère un instant, puis, voyant qu’au fond elle n’est pas à proprement dire cassée, je la replace délicatement sur son habitacle. J’appuie un bon coup et ô miracle, elle tient toute seule. Si bien que je l’oublie jusqu’à la prochaine utilisation le soir, au souper. Cette fois, je me retrouve face à mon miroir, regardant la vérité en face. L’image réfléchie me projette des années en arrière, dans mes livres d’histoire, quand l’explorateur arrivé en terre inconnue rencontre l’indigène souriant de tous ses chicots. Il ne me manque plus que la ceinture de bananes et la lance acérée.
      Par bonheur mon dentiste peut me recevoir dans deux jours. Pour une fois j’essaie d’avoir un réflexe de l’écrivain que je prétends être – j’y vais même de quelques photos –, et me promets de tirer profit de ces deux jours afin de faire une étude en règle des différentes impressions que cet incident me procure. Coup de chance pour un auteur. Évoquer l’importance du paraître, du regard des autres, de l’impuissance à remédier à un inconvénient majeur, et prise de conscience de l’utilité de ladite dent dans ma mâchoire. Je me rends compte, une fois de plus, que la nature est bien faite. Non seulement les dents de devant servent à agrémenter, habiller, le sourire séducteur de leur propriétaire, mais en plus elles exercent une fonction de rabattage de la nourriture vers l’arrière de la bouche, indéniablement utile. Retirez cette barrière, et les inconvénients s’accumulent. Une sorte de zozotement tout d’abord, de plus en plus perceptible dans le langage, à mesure que celui-ci prend de la vitesse. Puis une maladresse dans la mastication qui la rend relativement malaisée.
      La nature a définitivement horreur du vide. L’effet produit sur l’entourage immédiat est intéressant aussi. Cris d’orfraie de mon adolescente, regard écœuré de mon adolescent, pourtant coresponsable de mes maux actuels. Je me rends compte que mes petits tiennent à leurs habitudes et que mon clavier en fait partie intégrante. Sortie pour acheter du pain et faire deux autres courses, je tombe sur ma voisine qui, me sentant gênée, n’a de cesse de me faire parler, bien que j’aie commencé par lui expliquer la raison de mon embarras. La boulangère, elle, s’en amuse, et me raconte, à grands renforts de détails, que la même mésaventure lui est arrivée. C’est bien, au moins je ne dois pas répondre ; écouter, en ce moment, me convient tout à fait.
      De retour à la maison, nous prenons le café, et je raconte à mon compagnon les circonstances qui m’ont valu, autrefois, le remplacement de cette dent parmi deux ou trois autres. Je ne peux même pas m’en plaindre, je l’avais bien cherchée cette mandale-là. Mais je ne regrette pas, cependant, d’avoir réussi à quitter rapidement ce prince charmant aux poings démonstratifs. Par contre, je ne sais pas si c’est le genre de mésaventure que Mère-grand ose, devant flambée et chocolat chaud, raconter à ses petits-enfants. Beaucoup de sensations diverses se bousculent dans ma tête au cours de ces deux jours. La reconnaissance, ou plutôt la gratitude, que cela soit arrivé maintenant, alors que j’ai un peu moins de peine à boucler les fins de mois. Mon dentiste d’autrefois ne m’avait-il pas dit : « Vous voilà tranquille pour dix ans » ? Cela fait tout juste trente ans, je m’en tire bien.
      La gratitude aussi que cela m’arrive à un temps de ma vie où l’homme qui vit à mes côtés est le plus tolérant, le plus compréhensif que la terre ait porté. Grosse, édentée, chauve, bancale, je sais qu’il m’aimera toujours – il me l’a dit –, et en prendre conscience renforce encore mon élan d’amour. Je constate également que je suis, mieux qu’autrefois, capable de relativiser. Pas de quoi en faire un plat. Rien qui ne puisse être réparé. Ma beauté légendaire – mon sourire étant mon dernier atout majeur au sein de mes doubles mentons – n’est donc pas définitivement périmée ?
      J’en viens à me louer des progrès de la science. Que serait devenue ma cousine du Moyen Âge ? Il est vrai qu’il y aurait eu peu de chances qu’elle ait atteint mon âge canonique de cinquante-trois ans. Mais encore, pas d’implants, pas de greffes, pas de couronnes à cette époque. Et les conséquences d’une mauvaise mastication sur le transit alimentaire ? Et les maladies qui en découlent ? Ils périrent dans d’atroces souffrances, voilà les mots mal digérés qui hantèrent les cauchemars de mon enfance. Heureusement, c’était le sort réservé aux méchants. Entre alors sur la scène de ma rêverie le phénomène de la foi. Dieu aurait-il laissé cela arriver même à une gentille ? Mais oui, mais oui bien sûr, pour important que cela puisse paraître à l’échelle individuelle, ça n’en reste pas moins une anecdote aux yeux de la nature, et certainement pas une punition divine, méritée ou non. On m’a dit que Dieu nous aimait tellement qu’il nous a donné le libre arbitre. Libre à nous donc de nous entre-tuer. Il n’est pas là pour intervenir autrement qu’en consolateur, en tout puissant recolleur de morceaux.
      Mon dentiste n’est pas tout à fait du même avis, qui en profite pour me soulager d’une bonne centaine d’euros pour un point de colle et cinq minutes de boulot. J’aurais mieux fait de la confier à la petite souris, je suis sûre qu’elle m’en aurait donné trois fois six sous…

      #339011
      Pauline PuccianoPauline Pucciano
      Maître des clés

        Félicitations Christina,
        Votre texte « Les dents de la Mère » a été retenu par notre comité de lecture. Dans l’ensemble, les DDV l’ont trouvé amusant et, selon le mot d’esprit de l’un d’entre eux, incisif ! Ils en ont apprécié l’auto-dérision. Vous pouvez dès à présent proposer votre lecture sur le site.

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