Répondre à : (O) KOWKA – Le Mystère des Bondons

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Christine SétrinChristine Sétrin
Participant

    cocotte a écrit :

    Je m’attendais à des baisers, à une étreinte pleine de passion , mais m’écartant un peu de ce corps retrouvé, je vois des yeux qui ressemblent à deux plans d’eau insondables d’un ton noisette sauvage, parsemés de paillettes d’or comme des feuilles mortes flottant sur l’étang. Ils sont d’une brillance triste dans la lumière de la chapelle, et hélas le reflet de son cœur. Soudain entre les deux pétales de ses paupières, une larme translucide éclot. Je dois me rendre à l’évidence, elle m’a reconnu mais, elle ne se rappelle aucun de nos moments intimes. Je reste seulement son camarade de classe.

     

    24 octobre 1991 – Mercedes

     

    J’ai vingt-sept ans, accompagnée de Frédéric mon ami du moment, je dis du moment car je ne sais pas les garder longtemps, mon lourd passé me poursuit. Depuis ma perte de mémoire, j’ai oublié mon premier amour, pourtant il m'apparaît en rêve, régulièrement, et il ne reste qu'une sensation confuse au réveil, mais je sais que c'est lui. Fred et moi adorons les marchés aux puces, nous sommes à celui d’Isle sur Sorgues. J’y viens plus pour l’étalage à la Prévert qui me fascine que pour la recherche de la pièce rare. À Outre-Quiévrain d’où mon ami est originaire ils disent “brocante”, c’est, au pays des belles ducasses, une appellation plus consensuelle et joyeuse. Mais, moi, je préfère vide-grenier, vocable contenant déjà en lui tout le mystère, toute l’essence de l’objet et de son symbolisme, il exprime superbement bien la symbiose entre son origine obscure, mystérieuse et son devenir. Il exprime surtout l’attrait manifestement sensuel que nous partageons, nous avons la même approche du sujet, nous ne cherchons rien de particulier, et en même temps tout, et moi j’espère toujours trouver des traces de mon passé oublié. Fred, paradoxalement, est impressionné par « l’exotisme de nos étals». Pour lui c’est un endroit rabelaisien où s’accumulent, s’entassent tous les rebuts du destin, toute la pauvreté du monde, de notre société de consommation comme le maelström de Jules Verne qui attirait avec amour en son sein tout ce qui passe en deçà de la limite visible de son champ d’action. Les outils biscornus aux formes étranges à l’usage depuis longtemps oublié, les livres de tout format aux couvertures tristes ou, au contraire, riantes, vaisselle bon marché, céramiques et porcelaines mélangées, dépareillées et ébréchées, « fumettis », petites bandes dessinées vendues dans les kiosques de gare et les épiceries. Les souvenirs de voyages exotiques ou des dernières vacances à Palavas-les-Flots, des choses communes et sans histoire comme la toupie offerte par ma tante, les minéraux aux couleurs rutilantes, les coquillages et curiosités inquiétantes. Les vêtements dépareillés, usés et autres fripes joliment décolorées, les gadgets inutiles, les cadeaux publicitaires, les copies du plus mauvais goût, les petites voitures, les pantins dépenaillés et les poupées aux couleurs fanées. Mais comment pourrions nous y retrouver un ami égaré, un amour perdu au mois d’août ? Nous avons tous les deux la même façon d’appréhender l’âme de ces déchets sociaux. Il faut impérativement percer la surface apparente de l’image renvoyée, comme l’Alice de Lewis Carroll et son miroir magique ouvert sur un ailleurs. Ces objets prennent alors d’autres dimensions, ils muent en d’autres colorations, ils deviennent des portes ouvertes sur le rêve, sur le voyage immobile, celui-ci n’est-il pas plus beau, plus riche que celui du réel ? Il y a aussi le plaisir de l’œil de percevoir perdue parmi un capharnaüm d’objets obsolètes, disparates et incongrus, la perle merveilleuse digne d’une Haydée, égarée par Sindbad, échappée d’un conte oriental des Mille et Une Nuits. Comment décrire le bonheur que nous avons de trouver, sur le coin d’un banc, un album à la coiffe fatiguée, une rare édition Casterman de Tintin en noir et blanc, petite image ou une aventure de Ribouldingue, Filochard et Croquignol, la terrible équipe des Pieds Nickelés qui ont bercé notre enfance à tous deux, lui à Maubeuge, moi en Normandie, ou encore un célèbre album de chez Gautier-Langereau, comme « l’enfance de Bécassine ». Quelle extraordinaire aventure de trouver au fond d’une vieille boîte de bazar ayant contenu jadis des cigarettes turques ou des bergamotes de Nancy, ô merveille des merveilles, un des trente deniers au nom de César, que Judas reçut comme mirifique rétribution pour le baiser de sa trahison…

    C’est comme ça que, parmi un mélange hétéroclite de jouets cassés, vieilles boites, j’aperçus un coin jaune orange caractéristique, je la tirai hors du panier, oui c’était bien une vielle boite métallique de cigarette Camel. L’image du dromadaire avec la pyramide de Gizeh en arrière plan me ramena subitement neuf ans en arrière. Quand je disais que le voyage immobile…

     

    Je me rappelle, et oui je me rappelle, c’était l’année où je venais de terminer le lycée et j’étais avec papa en Égypte. A mon arrivée à Alexandrie, j’avais été très étonnée de l’animation qui régnait sur les pavés de la chaussée. Une vraie ruche vivante, les gens couraient de droite et de gauche, se heurtaient, se bousculaient, s’invectivaient, s’excusaient comme les abeilles des rayons de grand-père lorsqu’il voulait leur emprunter du miel. Ici contrairement à mon village du Nord de la France, dès le premier débarcadère les anneaux d’amarrage en bronze forgé étaient impressionnant par leur taille et imposant de lourdeur. A l’extrémité du quai, juste avant la grande avenue, trônait un obélisque monumental dressé verticalement sur le front de mer contrastant avec l’horizontalité de celui-ci. Le soleil tapait dur en cette journée et la lumière éblouissante écrasait un peu la grandeur du monument. Dans l’air chaud, de petits fétus de paille voltigeaient dans des ascenseurs sans parois, ils montaient, descendaient en une véritable chorégraphie aérienne qui me donnait le tournis. Les odeurs de crottin intimement mélangés aux parfums des épices exposés sur les étals, l’agitation de la foule qui semblait n’aller nulle part, tout ce bruit ne m’aidait en rien. Il était midi et bientôt cela allait se calmer, les gens rentreront chez eux. Arrivée à l’hôtel je m’empare du premier fauteuil venu et je me laissai tomber avec un soupir d’aise, juste en face de la porte qui donne sur le grand restaurant ou un brouhaha sourd signale l’importance du chaland. Une énorme jarre vide de son palmier miniature était emplie d’eau claire, pour rafraîchir l’atmosphère je suppose. Les occupants du restaurant entretenaient un bruit confus de couverts entrechoqués, de bouts de phrases, d’exclamation retenues, des appels désespérés ; le tout dans un parfum de poissons frits, d’huile d’olive, plus de temps en temps des relents de la rue s’y mêlaient. C’était magique et dépaysant au possible, on était loin des bruits feutrés des salons de chez nous.

    Dans l’après-midi, nous nous somme rendus au Caire, où nous avions rendez-vous au salon du Savoy, celui de la rue Soliman Pacha, bien que je crois qu’il n’y en a pas d’autre, du moins au Caire. J’y fêtais mes dix-huit ans et je ne pense qu’à Edmond mon amoureux chéri que j'ai dû abandonner lâchement, sans même le prévenir, tant mon départ était impromptu, papa venait de m’offrir le plus beau cadeau dont j’aurais pu rêver, une excursion en chameau dans le désert Egypto-Libyen. Nous accompagnons un groupe franco-anglais de ses relations. Je suppose que le passage par la toute jeune découverte de la grande nécropole du Fayoum, était pour beaucoup dans cette euphorie. Les plaquettes de bois peint recouvrant le visage des momies m’avaient émerveillée par leur réalisme et la fraîcheur de leurs couleurs. Elles étaient toutes plus belles les unes que les autres et dévoilaient ainsi toute une population vieille de plus de 2000 ans. Après la grande oasis de Fayoum, la méharée c’était dirigée vers l’oasis de Siwa près de la frontière libyenne. Nous étions douze, un chamelier, un guide, un cuisinier, les amis de papa, et enfin moi accompagnée de Saïd, mon petit protégé.

    Enfant unique, enfant inespérée, venue après 15 ans de mariage, j’étais chouchoutée par ma mère,et je crois que j’étais la petite princesse de mon père, qui ne savait que trouver pour me faire plaisir. Noble de naissance, maman était issue d’une vieille aristocratie sévère et, disons-le, coincée, à cheval sur les principes, elle n’avait de cet héritage familial, qu’un port de tête altier, et une coiffure toujours impeccable. Pour le reste, elle était pour moi, une mère attentive, aimante, et même parfois trop. Me couver était peu dire. Comment avait-elle pu me laisser partir avec mon père surtout en Égypte, nous ne l’avions jamais compris .

    Par contre, nous avions très vite compris la difficulté de la progression sur un terrain aussi mouvant que le sable du désert, surtout que nous devions descendre régulièrement de notre dromadaire pour ne pas le fatiguer inutilement. Mais après quelques longues minutes le corps s’adaptait et l’effondrement doux du sable à chaque pas finissait même par être plaisant. Les dunes blondes, grises, blanches à certains endroits succédant aux ravines et oueds asséchés créaient une sensation de plénitude merveilleuse, le silence et le crissement du sable qui s’écoule soulignait la majesté de cette après-midi. Le crépuscule vit les dunes prendre des couleurs orangées, puis rougeâtres et même pour certaines des nuance violine et lie de vin.

    Le soir, le cuisinier nous offrait de la semoule avec des languettes de viande d’agneau grillées sur le feu. Même le bois était transporté par les dromadaires, une essence plus lourde, plus massive. Le guide nous expliqua l’itinéraire du lendemain et les difficultés que nous allions rencontrer, autour d’un un thé très parfumé, son sourire franc et joyeux, celui qu’on ne réserve qu’aux intimes, nous réchauffait le cœur. La nuit bien installée maintenant amenait une température qui dégringolait à une vitesse qui nous obligea à nous installer dans les sacs de duvet et nous nous installâmes autour du feu. Peu dormirent cette nuit tant la nuit était scintillante d’étoiles. On y voyait les constellations, devinait les signes du Zodiaque, un tel ciel évoquait l’immortalité, l’éternité, un calme intérieur infini. Il était facile de comprendre la fascination que ce genre de voûte céleste avait eu sur les anciens égyptiens. Cet émerveillement se transforma petit à petit en une sérénité, un bien-être où l’âme est en accord parfait avec l’esprit et le corps. Puis je m’endormis sans même m’en rendre compte, Saïd lui dormait depuis longtemps du sommeil de l’innocence.

    Nous sommes repartis dès l’aube après un thé pris sur le pouce dans la nuit encore très sombre. Ce départ précoce était justifié par l’envie de marcher le plus possible avant que les rayons ardents du soleil n’écrasent toute la vie du désert.

    C’est en passant le sommet de la dune que je compris immédiatement la terrible journée que nous allions subir. Les météorologues nous avaient promis une semaine de beau temps et pourtant à l’horizon, une barrière rouge d’une dizaine de mètres de haut fonçait à notre rencontre à la vitesse d’un cheval au galop. C’était le terrible Khamsin, le symbole du dieu Seth, un symbole de mort pour qui se laisse surprendre. Je fis braquer mon chameau comme mes compagnons et c’est à l’abri de leur corps que nous nous abritâmes et c’est bien sûr le moment que choisit mon foulard pour courir la prétentaine, le foulard de maman auquel elle tenait tant. J’ai couru quelques pas pour l’attraper et je me suis retournée pour rejoindre mes compagnons mais déjà un brouillard de sable me les cachait tous, mes amis, mon dromadaire. Je me suis mise à l’abri sous un surplomb rocheux providentiel, où la soie s’était enfin arrêtée. Je me suis recouverte de ma djellaba, entouré ma tête de ma longue chéchia de randonnée, et je me suis coulée dans l’anfractuosité face à la roche, dos au désert. Le vent hurlait sa haine du vivant, il était accompagné d’un sable qui m’ensevelissait dans un bruit assourdissant, je me souviens de ma peau transpercée par des milliers de petites aiguilles comme si un essaim d’abeilles se posaient autour de nous, le tout, dans un frémissement électrique de mauvais augure. Je m’étais pelotonnée contre le rocher quand tout à coup l’intensité du bruit tomba. Subitement j’étais bien. Cela me rappelait les moments où j’étais dans les bras d’Edmond, mon chéri, il me serrait un peu fort mais j’aimais ça, il me susurrait les mots que tous les amants rêvent d’entendre. Le doux gémissement du sable, le bruissement de mon sang qui résonnait à mon oreille, les murmures charmeurs d’Edmond, tout cela m’engourdissait, tout doucement je m’engourdissais… Non surtout pas me dis-je, surtout pas dormir. Le crissement du sable, le gémissement de mes sens, les chuchotements d’Edmond, tout se mélange, je suis bien… sable, sang, mon amoureux… je bascule, je sombre. Je plane au milieu de nulle part, du néant. Seul un silence angoissant souligne ce vide et ensuite, même ce silence disparaît. Puis plus rien du tout, même plus Edmond.

    La tempête passée tout le monde se releva, en piteux état, déshydraté mais heureux d’être en vie, mais très vite, ils se rendirent compte de ma disparition et celle de papa, ils retrouvèrent mon chameau, seul. Puis après des heures de recherches vaines, consternés et attristés, ils se résignèrent à retourner au Caire.

    Saïd tarabusta le guide pour que l’on retourne sur les lieux du drame. C'est en scrutant scrupuleusement le sol, que Saïd trouva au pied d’une pointe rocheuse, émergeant du sable, un morceau du foulard rouge qui dépassait du sol. Frénétiquement il commença à creuser puis  le guide lui donna un coup de main et fini par me retrouver allongée sous la roche, engoncée dans le tissu de ma djellaba. J’avais le visage tourné vers le rocher et l’espace de la crevasse qui continuait en s’amenuisant, m’avait sauvée la vie. Un énorme scorpion noir tout étonné de trouver la sortie de son abri obstrué, creusait sous mon épaule pour trouver une issue au piège qui s’était refermé sur lui aussi. Alors que le guide faisait rouler mon corps hors de la cavité, le scorpion surprit par la lumière recula au fond de la crevasse et s’introduit en marche arrière dans une fente du rocher et disparut à la vue. J’étais comme Lazare sortant de son tombeau tout entouré de ses bandelettes et comme lui, j’étais vivante, un souffle très léger faisait frémir ma bouche.

    Ils me ramenèrent au Caire le plus vite possible en me mouillant le visage régulièrement. Ils me déposèrent à l’hôpital de Zamalek. Je semblais souffrir, j’étais totalement déshydratée et respirais avec difficulté. Les médecins me mirent en perfusion intensive.

    Ils ne retrouvèrent pas papa qu'ils espéraient à côté de moi. Les jours suivants, toute une équipée, malgré des recherches minutieuses, chercha en vain.

    Je me suis réveillée, je ressentais comme un feu d’artifice, j’avais des vagues de nausées, le corps me brûlait, la douleur était trop forte et je m’enfermais dans une vision en noir et blanc, surtout du blanc, beaucoup de blanc, trop de blanc…

     

    Je marche dans une sorte d’ouate blanche un peu cotonneuse même. Un silence hallucinant règne autour de moi. La seule chose que je perçois c’est la bordure du trottoir qui défile imperturbablement sous mes pas. La seule chose bizarre c’est la couleur bleue de cette bordure, un bleu gris qui ne ressemble pas au petit granit dans lequel sont faites les bordures de trottoir. Je l’observe un peu mieux, oui me dis-je, elle est bizarre, elle est trop étroite et puis c’est quoi cette poignée qui subitement émerge lentement comme à regrets du brouillard. Je la fixe et je me rends compte d’un coup, que ce n’est pas une bordure de trottoir et que d’ailleurs je ne marche pas. Il s’agit en fait d’un chambranle de fenêtre. Et même d’une grande baie sur laquelle l’eau de l’arrosage du parc joue presque silencieusement du djembé.

    Au dehors, il fait sombre. Depuis le début du jour, le temps était suspendu à cette chape grise avec cette nuance violine qui accentue le côté tragique des nues. Le bleu du ciel se dérobait comme l’amante qui joue, cachée sous la couverture. Il était lisse, uniformément sombre comme l’eau d’un lac mort. L’eau d’un de ces lacs préhistoriques que l’on aimait à imaginer perdu dans un paysage vert ébène, spongieux et terrible. Un lac sans âme, aux eaux sans fond, où rien ne se reflétait si ce n’était l’ombre de la mort. Un lac que l’on s’empressait d’oublier, que l’on chassait le plus vite possible de son esprit.

    Il devait être presque cinq heures quand l’arrosage du jardin cessa, dans un dernier râle. Le soleil, tout aussitôt, prit possession de tout l’espace. Il était partout ; sur les cimes des hauts palmiers qui tendaient leurs ramures aux feuilles meurtries, sur le lac qui soudain prenait vie, s’éclairait et, double parfait, reflétait avec émerveillement ce qu’il voyait aux alentours. D’abord les murs du centre hospitalier, dont le blanc, jusqu’alors invisible, éclatait comme la joie d’une jeune communiante. Jamais je n’avais vu de blanc aussi lumineux. Ensuite, sur les carreaux tout dessinés encore de lignes mouillées, constituées de centaines de minuscules gouttes d’eau évoquant mille arc-en ciel, qui envahirent soudain la chambre. Un rideau de dentelle transforma ces mille éclats de lumière en dix mille étoiles multicolores. Elles explosèrent alors en millions de constellations scintillantes réchauffant le bleu du bois clair de la fenêtre, se reflétant comme un immense univers à travers la psyché de la coiffeuse et faisant vibrer le couvre-lit au crochet, l’animant de tressaillements joyeux.

    Seules, dans un coin, sur l’appui de fenêtre, sept montres anciennes restaient suspendues au temps qui n’existait plus, reflets fidèles de ces choses du passé que l’âme de collectionneur de papa chérissait. Souvenirs arrêtés d’êtres depuis longtemps disparus, objets devenus dérisoires, figés à l’heure de l’éternité. Dans la chambre calme et silencieuse, seul le tic tac du réveil emplissait tout l’espace; lui aussi comptait le temps qui s’écoule et si on l’écoutait suffisamment longtemps, le temps s’écroulait et disparaissait très lentement. Le muezzin de la mosquée lança l’adhan, au loin un autre lui répondait, ils annonçaient la prière du soir. Cet appel syncopé et mélodieux était paradoxalement accompagné de mélopées berbères, des chants langoureux, lénifiants. Le soleil, dans un dernier sursaut d’orgueil, lança ses rayons, subitement rougeoyants, au travers de la chambre, épousant une dernière fois l’argenté du miroir, le bleu du bois de la fenêtre, le blanc du lit et même ce visage calme posé sur l’oreiller.

    J’ouvris les yeux, les mélopées berbères me berçaient comme dans mon enfance, une femme entra avec une tasse de thé chaud et parfumé, me regarda assise dans le lit blanc.

    – Mercedes tu es revenue de ton long voyage, quel bonheur !

    Elle me dit qu’elle était ma Samira, ma nounou, celle qui me chantait des chants berbères appropriés, des chansons d’amour quand j’avais du vague à l’âme, des berceuses quand je n’arrivais pas à m’endormir, elle était celle qui nous avait accompagnée en Europe quand Maman ne supporta plus le climat chaud et sec de l’Égypte, elle était celle qui s’exila pour mon bonheur. Mais cette femme, ridée comme une pomme reinette ayant passée l’hiver au grenier, m’était totalement inconnue. Les larmes me montèrent au yeux, coulèrent sur les joues et finirent par mouiller le drap, je laissais ma tête retomber sur le coussin, j’étais si lasse.

     – Attends, ne pleure pas, c’est tellement merveilleux que tu sois revenue du monde des ombres, les anciens dieux t’ont donné une seconde chance, ils t’ont fait retrouver le chemin des vivants, même si tu n’a pas de souvenirs, ils vont revenir crois-moi, prends patience, je cours prévenir le médecin de ton réveil.

    Je suis rentrée en Europe où maman m’avait réservée une place dans une maison de convalescence et où, on espérait, j’allais achever de me remettre.

     

    Ce matin, le chaton, petit fripon, est sur l’appui de la fenêtre extérieure de la chambre à coucher. La garde de nuit a dû le laisser sortir. Il est assis, hiératique tel Bastet l’Égyptienne. Il observe le jardin, mine de rien, et surtout le vieux palmier dattier qui pousse sur la façade de la maison de repos. Il l’observe du coin de l’œil sans le regarder vraiment, mais chaque fois que les tourterelles viennent manger aux boules de nourriture par leurs dieux déposés, ses moustaches frémissent. Et, inconsciemment, ses babines se retroussent sur un sourire soit-disant cruel. Je lui ouvre la fenêtre, il entre, dédaigneux, passe sous le lit et va m’attendre au-dessus de l’escalier où là, enfin, avant de descendre, il quémande sa caresse matinale. Alors, impatient, il se dresse sur ses pattes de derrière et envoie sa tête à la rencontre de ma main. Cette nouvelle journée commence paradoxalement sous les meilleurs auspices.

    Je suis dans le grand hall où je casse des amandes de la dernière saison. Excellent exercice d’ergothérapie m’a dit Ernest l’animateur. Je suis assise à la grande table en bois, celle avec la nappe cirée imitant une page d’écriture copte. Un agréable rayon de soleil s’invite par la porte grande ouverte sur le calme du parc. Les palmiers sont encore pour la plupart en tenue estivale, ce qui en soi est peu courant dans la dernière semaine d’octobre. Le soleil vient de la gauche ce qui est parfait pour moi qui suit droitière. Mon chaton adoré est assis sur un coin de la table et regarde avec attention mon travail. Il aimerait jouer avec les amandes, il ronronne pour m’amadouer, car il sait que la table lui est interdite. Il règne un silence fantastique seulement troublé par le petit craquement répétitif du casse-noix lors de chaque éclatement de fruit sec. Le ronronnement s’arrête, le chaton tend une patte vers une amande qui roule jusque vers lui. Je fais, psitt, il recule et le ronronnement reprend de plus belle. Il n’y avait pas beaucoup d’amandes cette année, ni beaucoup de fruits d’ailleurs, mais elles sont plus douces que d’habitude.

    Terminé les amandes, un peu d’écriture maintenant, il fait si calme, le temps est tellement lent et épais. Aïe, le crayon a attiré l’attention de minou, il vient voir de plus près les mots créés sur le papier. Je crois qu’il devine que certains parlent de lui. Des corneilles passent, elles retournent au nid pour la nuit, c’est l’appel de la vie qui passe. Comme j’ai repris le crayon, il vient s’installer sur mon bras gauche, celui exposé au soleil, il observe avec beaucoup de curiosité son mouvement. À nouveau son ronron s’arrête et d’un coup il s’endort. Le soleil, le chaton endormi, les amandes étalées sur la table, tout est présent pour cet instant de plénitude. Seule ma perte de mémoire est gênante, une larme sourd de l’œil droit, coule le long de la joue et puis tombe de toute sa hauteur sur la page fraîchement écrite et y dessine un splendide hiéroglyphe. Edmond, maman et moi, nous nous étions revu dans la chapelle de Milly-la-Forêt, celle aux beaux dessins de Cocteau, sans rien éveiller chez moi.

    Mais le centre estimait que j’étais guérie et j’ai repris mes études en archéologie au grand étonnement de tout le monde. J’ai réussi ma défense de thèse avec brio sur le sujet rébarbatif, « Le monnayage des Volques Arécomices et leur influence dans la basse vallée du Rhône », mon seul regret l’absence de papa, je suis certaine qu’il aurait été fier de moi.

     

    Et voilà qu’une boite de cigarettes Camel, me rappelle tout en force, cet amour fou qui nous tenait dan ses rets, comment ais-je pu oublier ces moments de pur bonheur. Edmond, pense t-il encore à moi, mon dieu quel égoïsme et lui, comment a-t-il vécu cela ? Peux-t-il encore y avoir un espoir de bonheur pour nous deux, je ne sais, mais je l’espère…



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