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LIVRE 4
Chapitre 4: Par un matin de mai
Sans les manières tranquilles de Mère, les jours s'écoulèrent plus tranquilles encore à Sarn. Elle me manquait bien plus que si j'avais dépendu d'elle, parce que c'est plutôt ceux qui dépendent de nous d'une façon ou d'une autre qui nous manquent le plus. Voyez ces mères dont les enfants ne se pendent plus à leur jupe elles se retrouvent désemparées quand ils ne sont plus là, n'ayant plus le cœur à l'ouvrage. Aussi durant les jours d'avril, qui s'allongeaient, je m'asseyais souvent pour pleurer, en me souvenant de ses pauvres petites mains suppliantes et de la façon qu'elle avait eu de m'accueillir avec tendresse quand je rentrais fatiguée le soir.
Il n'y avait plus que Gideon et moi, et Tivvy de temps en temps. Le travail se poursuivait, toujours le même, imprégné désormais d'une certaine tristesse. Gideon ne traversait jamais la cour sans maudire Beguildy qui était encore en prison à attendre son procès. Il y avait bien longtemps que nous n'avions pas eu de nouvelles de Jancis et de sa mère, et je n'avais pas reçu d'autres lettres de Kester. Le marché reprit à nouveau. Je veux dire que nous recommençâmes d'y aller avec de quoi remplir notre étalage. L'un de nous s'y rendait tandis que l'autre prenait soin de la ferme. J'entendis dire que, quand c'était le tour de Gideon, mademoiselle Dorabella venait lui acheter quelque chose. Il était connu qu'elle se montrait aimable avec Gideon et j'espérais seulement que cela ne viendrait pas jusqu'aux oreilles du châtelain. Je ne m'étonnais pas de son engouement pour lui parce que c'était un bel homme fort, avec beaucoup de caractère et d'autorité, et tellement agréable à regarder. De plus, à cette époque là, il y avait bien peu de jeunes seigneurs autour de Lullingford sans parler du fait que parmi eux certains partaient pour Londres tandis que d'autres ne revenaient pas de la guerre.
Gideon ne me fit part de rien de tout cela, mais je m'apercevais bien qu'il était flatté de plaire à mademoiselle Dorabella, et une fois, alors qu'elle était venue à notre porte demander à boire du lait, j'eus bien l'impression que sa main trembla quand il lui apporta la tasse. Cependant s'il pensait à elle, j'étais certaine que ce n'était que par convoitise des yeux, pulsion de la jeunesse et désir de se hausser, et non par amour, cet amour qu'il avait ressenti pour Jancis. Je ne crois pas qu'il ait plus jamais aimé quelqu'un depuis que ce premier amour fut empoisonné. Car assurément, le fléau tomba sur lui comme il tomba sur tout le reste. Pourtant, sans aucun doute, il était bien pris par mademoiselle Dorabella, et quand ce n'était pas elle, c'était Tivvy. Il n'éprouvait rien pour Tivvy, mais il était prêt à prendre tout ce qu'elle offrait, comme beaucoup d'autres jeunes hommes l'eussent fait, particulièrement après la grande détresse de sa vie et la perte de sa chère fiancée. Quand il ne travaillait pas il ne semblait se plaire que dehors avec Tivvy, comme s'il était perturbé à l'intérieur et il ne pouvait supporter que l'on parlât de Mère. Je trouvais la chose étonnante, parce qu'il n'était jamais apparu très soucieux d'elle quand elle vivait. Je me souviens, le jour de la Fête de mai, alors que nous partions pour le marché, parce que deuil ou pas, il fallait que les denrées soient vendues, je lui rappelai où Mère s'était tenue la dernière fois. Gideon sursauta et sembla nerveux en regardant l'endroit que j'avais désigné presque comme s'il avait craint de la voir revenir. Je remarquais qu'il lui arrivait de regarder sa chaise, l'air angoissé comme broyant du noir, ce qui m'inquiéta parce que ce n'était pas dans ses façons habituelles. Dans tout le reste il se comportait comme avant, tout comme la ferme, l'étang et le printemps gardaient le même déroulement. Le mois de mai était revenu, chaud et splendide, avec des boutons, des bourgeons, des pétales qui s'ouvraient et s'envolaient, des bouffées d'air délicieux et des averses de pluie douce qui tombaient sur la campagne comme cela s'était produit toutes les autres années. Les merles poursuivaient toute la journée leur jeu de séduction et les coucous s'y prenaient dès quatre ou cinq heures du matin. Les foulques sortaient avec leurs petits et traversaient l'étang, les oiseaux plongeurs construisaient leur nid bien abrité, les bergeronnettes jouaient auprès de l'eau et le héron se tenait sur le bord observant son ombre allongée dans l'eau lisse comme s'il se demandait combien de temps cela prendrait pour qu'elle soit aussi longue que celle du clocher. Les feuilles de nénuphar s'étalaient vertes et brillantes comme des bateaux vides, en attendant l'apparition des fleurs. Les jeunes feuilles des arbres de la forêt, prenaient de l'ampleur, l'herbe poussait haut et commençait à onduler, le blé s'élançait vif et brillant. Les hellébores des prairies se flétrissaient tandis que s'épanouissaient les campanules, bombant les pentes des bois d'une vapeur bleue. Tout était renouvelé et plus les couleurs devenaient éclatantes plus je pensais à Kester et à son tissage, et plus je m'en voulais de jouir de ce printemps alors que pauvre Mère reposait depuis peu dans sa tombe.
C'est alors que vint ce jour, en plein milieu de cet exquis mois de mai, au moment où les églantiers autour de l'étang portaient une telle profusion de fleurs qu'ils formaient un solide mur blanc avec l'eau à leurs pieds. Il était aux environs de midi, cependant les oiseaux nous offraient aussi intensément qu'à l'aube, l'agrément de leurs chants parce qu'en mai, ils semblaient ne jamais être fatigués. Nous prenions notre repas à la cuisine, avant d'aller finir de butter les pommes de terre. Tivvy était venue nous aider, comme elle le faisait souvent maintenant, malgré le peu de remerciements prodigués par Gideon. Celui-ci ruminait constamment, le sourcil froncé, sursautant par moments comme au son d'une voix.
La cuisine était agréable après la chaleur de l'extérieur, car l'été était arrivée tôt cette année. Le soleil s'étalait en taches paisibles sur les dalles, et le lilas dehors, en fin de floraison et donc d'autant plus parfumé, apportait une forte note de fraîcheur par la fenêtre ouverte. Quelque chose passa la fenêtre et il y eut un petit coup léger frappé à la porte. Il me rappela la fois où Jancis s'était enfuie dans la neige et parvint jusqu'à nous. Je vins ouvrir et c'était bien elle, Jancis, blanche comme un fantôme s'appuyant sur le montant de la porte, entourée d'un châle dans lequel se trouvait, comme je pus à peine le voir, un bébé pas plus grand qu'une poupée.
_ Oh! Jancis dis-je, comment as-tu pu venir jusqu'ici?
Mais elle, blanche et égarée comme une sirène sortie d'un vieux conte, ne faisait que chercher derrière moi du regard, un amoureux bien humain.
Elle n'eut pour moi ni un mot ni un regard, et ne considéra pas non plus Tivvy. Nous n'existions tout simplement pas pour notre Jancis à cet instant. Elle s'était glissée à l'intérieur, comme une volute de brume tombée des montagnes d'hiver ou comme un enroulement de fleurs blanches échappées des arbres d'été, ou comme une revenante sortie de l'étang. Elle portait la robe qu'elle avait eu l'habitude de mettre pour ses rendez-vous, déchirée et froissée mais encore blanche, elle ne lui seyait pas autant que la bleue, mais quand Jancis traversa la cuisine, cette robe et le châle lui donnèrent l'aspect d'un esprit flottant dans les airs. Elle s'affala aux pieds de Gideon, posant le bébé par terre devant lui qui était assis dans le grand fauteuil près de la table. Cette table remplie de nourriture, Gideon à un bout et Jancis là, à même le sol, me firent penser à cette histoire de la Bible quand Jésus étant à une fête, une pauvre femme vint lui demander quelque chose qui lui fut refusée, mais elle insista en disant que les chiens mêmes, bénéficient de quelques miettes sous la table. C'était comme si toutes les merveilles de la vie étaient étalées sur notre table de chêne, jusqu'à la faire craquer sous le poids. Là se trouvaient les fruits de l'amour, le pain fait maison de la tendresse quotidienne, et la coupe qui étanche toute soif, le sel qui donne de la saveur à l'existence et tous ces petits plaisirs qui contribuent à faire de la vie un passage magnifique à traverser. Et Gideon avait le pouvoir d'en disposer. Sarn, de l'étang de Sarn, était le maître de la fête et il pouvait dire s'il le voulait: “Oh! laisse-moi te remplir une assiette et une chope!”. Il pouvait aussi s'accrocher à ses biens sans rien donner.
Jancis était agenouillée sur une dalle éclaboussée de soleil et ressemblait à un flocon de neige au moment du dégel. L'espace d'un instant elle pouvait avoir disparu, fondue. Cela me fit penser à ce jour dans la laiterie, quand elle y était venue avec l'espoir que Gideon la demanderait en mariage, dès ce moment-là. Je me souvins de cette nuit où j'avais souhaité son bonheur tandis que Beguildy était parti à la recherche du septième enfant et de la fois où elle vint vers moi entre ses deux bœufs blancs, telle une belle dame ressuscitée des anciens temps. Je la revoyais chanter “Le gravier vert”, ce fameux Noël où elle s'était enfuie, et comme sur son visage la lumière tombait verte de la fenêtre, et cette façon qu'elle avait à l'époque de dire:
“_ Oh! je voudrais jouer au Gravier vert!”
Toutes les choses qu'elle avait jamais dites ou faites étaient répandues autour d'elle, alors qu'elle restait agenouillée, ses cheveux dorés lui retombant sur les épaules. Qu'elle fut si pâle, toute blanche et d'or, et que Gideon vêtu de foncé fut si sombre, ajoutait encore à l'impression, qu'elle venait d'un autre monde, tout comme le bébé, car lui aussi était pâle, et sa tête minuscule, montrait sous un pan du châle écarté, un clair duvet blond. Il n'avait aucune ressemblance avec Gideon. Il ne paraissait pas même être un bébé véritable mais plutôt un leurre qu'une fée aurait placé par une nuit d'été sur un pétale de fleur de nénuphar. C'était là un bien étrange bébé, comme je n'en avais jamais vu! Je dus m'appuyer sur le montant de la porte et les larmes roulèrent sur mes joues, et pour ne pas éclater en sanglots, je me promis de donner à Jancis le meilleur repas qu'elle eut jamais mangé dès que tout cela serait fini, et elle aurait un œuf tout frais de notre meilleure pondeuse, dont les œufs valaient un paquet d'argent parce que cette race de poule était primée. Je n'aurais su dire pourquoi il me plaisait autant de m'imaginer la voir manger cet œuf-là plutôt qu'un autre qui aurait pu être plus gros. Et je me promis de donner un bon bain au petit bébé qui en avait bien besoin, paraissant avoir été roulé dans la cendre. Oh oui! comme j'avais envie de le nourrir de lait, de remettre en état le vieux berceau de joncs, de confectionner une petite courtepointe et de déposer le bébé tout propre et rassasié dans ce berceau pour qu'il se reposât dans l'air ensoleillé! Ainsi avec le temps, il perdrait ce terrible regard désabusé d'un vieillard, comme si tout ce qu'il y avait à connaître, il le connaissait déjà et ne l'appréciait pas. Je voulais le voir tenir un énorme bouquet bien tassé de coucous.
Pendant tout ce temps Tivvy était restée assise près de Gideon, la bouche ouverte de surprise et paraissant avoir vu un fantôme.
Gideon était de marbre. Aucun sentiment n'animait son visage, ni pitié, ni colère. Tout cela lui paraissait bien lointain. C'était comme une vieille histoire qu'il avait oubliée, où, certes Jancis avait été l'héroïne mais pourquoi l'avait-elle été, et ce qu'elle avait été ou fait était sorti de son esprit, parce que cette histoire s'effaçait de sa mémoire. Si elle était venue plus tôt, à Noël, par exemple, il l'aurait sans doute frappée dans sa colère. Mais alors, il l'aurait probablement embrassée ensuite. Tandis que là, il ne frappait ni n'embrassait.
Tout ce qu'il avait ressenti pour elle s'était éteint avec l'incendie de cette nuit de septembre, et le péché du père était retombé sur la fille. Parce que quand Gideon la regardait, il voyait ses meules en flammes, et dans les yeux bleus de Jancis, il distinguait les reflets rouges du feu, comme on peut voir par un matin clair les dernières lueurs sauvages de l'orage. C'était tout ce qu'elle représentait pour lui désormais. Et bien que sa haine pour Beguildy fût tout aussi intense qu'avant, pour Jancis il n'avait plus aucun sentiment, ni haine, ni désir, pas même de la convoitise, encore moins de l'amour. Mademoiselle Dorabella avait investi son esprit et Tivvy satisfaisait son corps. Il n'y avait plus de place pour Jancis. Il se tenait là assis, dans notre vieille cuisine, si calme, et cependant si dense de murmures, si pleine des souvenirs de tous les Sarn, passés ici, depuis Tim qui avait eu la foudre dans le sang jusqu'à Père, mourant dans un râle affreux après un accès de colère. Je pensais à Mère filant ici, jour après jour, dont le rouet ronronnait comme un petit engoulevent et je songeais à toutes les autres femmes des Sarn, et à moi-même, toujours à se priver et à trimer pour le fléau. On aurait dit que le fléau était comme l'attrape-mouche, cette plante carnivore qui attire les petites bêtes par un étalage de bonnes choses et une fois à l'intérieur, la plante les enserre, les attache et emmêle leurs pattes pour qu'elles ne puissent s'échapper. Des lys de la plate-bande me parvenait un parfum lourd qui rappelait ceux d'une chambre mortuaire. J'aurais voulu que Jancis dise quelque chose pour qu'on en finisse d'une façon ou d'une autre, afin de pouvoir m'occuper au plus tôt du bébé. Mais elle ne disait rien et le temps passait. Je regardais, dehors, l'étang de Sarn, qui ressemblait à un miroir dont le cadre vert aurait été comme ciselé par quelque précieux travail d'orfèvrerie. On ne percevait aucun bruit sauf le chant devenu triste des oiseaux qui se faisaient la cour ici et là et le bourdonnement d'une abeille qui entra dans la cuisine, puis s'avisant, repartit dehors.
Enfin Jancis leva la tête vers Gideon et le regarda:
_ Sarn dit-elle puis à nouveau “Sarn!”
Tandis qu'elle disait cela j'eus l'impression que de nombreux auditeurs se pressaient là, se penchant hors de l'air, serrés ensemble comme les pétales de la pivoine blanche, impatients de savoir ce qui sortirait de cette entrevue.
Elle étreignit ses mains et posa ses yeux bleus sur Gideon, semblant écarter le bébé un instant comme si son tour viendrait plus tard de défendre sa propre cause.
_ Tu te rappelles Sarn reprit-elle, comme on jouait au Conquérant avec les grosses coquilles rose et blanche des escargots, là-bas près de l'eau, et tu gagnais presque toujours et je perdais? Tu te rappelles comme je voulais jouer au “Gravier Vert”?
Sa voix faible s'arrêta un instant et une chose étrange survint, car alors que je la regardais attentivement, il me sembla que de nombreuses voix lointaines, reprenaient les mots de cette vieille chanson et la chantaient allègrement à plusieurs voix à la façon des chanteurs de nos contrées. Parce que si quelqu'un chante par ici, il choisit sa partition, les gens étant grands amateurs de cette musique qu'ils ont sentie germer dans leur âme. Ainsi j'entendis ce chant avec les notes gracieuses des sopranos et les roulements des voix graves, tandis que les altos et les ténors reprenaient les mots et relançaient de nouvelles notes qui approfondissaient le chant qui plaidait tout entier pour Jancis. Il semblait très bas et lointain et cependant riche de beaucoup de voix.
“Gravier vert, gravier vert, l'herbe est si verte!
Oh la plus belle fille jamais vue encore.
Qu'en du lait je te baigne et de soie te vête
Puis j'écrirai ton joli nom à l'encre d'or.”
Qu'ai-je réellement entendu? Je n'ai jamais su. Le Pasteur disait que ce n'était que mon imagination fertile qui avait joué avec des éléments du passé. Je ne sais pas. Seulement, que ce fût en imagination ou en réalité, j'ai bel et bien entendu ce mélodieux chant polyphonique si joliment interprété, où chaque note était claire et chaque voix intervenait au moment approprié, mais tout cela je l'entendais de très, très loin.
_ Te souviens-tu du soir où tu m'as vue sous la lumière rose, Sarn, quand tu revenais de Lullingford avec les moutons? Et le jour où on a trouvé le nid des mésanges meunières à longues queues qui comptait quatorze oisillons et tu m'as embrassée pour chacun d'eux.
Gideon ne remua ni ne dit mot.
_ Et quand je m'étais enfuie de la ferme des montagnes et que Prue m'avait accueillie, toi, tu te tenais au milieu de cette cuisine quand tu m'as dit “Embrassons-nous jeune fille!”. Et dans la laiterie, une fois tu m'as dit que j'étais comme faite de fleurs de mai et de lait. Et la fois chez Callard, un soir, je portais leur bébé quand monsieur Callard faisait répéter à ses enfants “le combat de taureau c'est pas bien”, est-ce que tu te rappelles ce que le grand-père Callard a dit tout d'un coup, ” j'vois deux bébés dans ses bras, le nôtre et le sien qui va venir!”
Et au bal de la fête de la moisson, pendant que les autres sifflaient si merveilleusement, nous deux, on dansait”.
À ce mot de moisson un frémissement parcourut le visage de Gideon et je me demandais bien pourquoi Jancis se mettait à évoquer ce moment jusqu'à ce que je comprenne qu'elle avait oublié la cause du reproche que Gideon lui faisait. Tout ce qu'elle savait désormais c'était qu'il ne l'aimait pas alors la raison de ce désastre, quelle qu'elle fût ne lui importait pas.
“_ Et quand Père est parti trouver le septième enfant et que tu est venu, nous étions si bien ensemble? oh et même le matin où Père est revenu nous l'étions encore et tu disais ” reste plus que cinq jours ma petite chérie!” et j'ai répondu “Que Dieu te rende heureux!” Et depuis ce temps, Sarn, je ne t'ai pas vu une seule fois jusqu'à aujourd'hui”
Gideon toujours immobile, persistait dans son mutisme alors elle posa sa main sur son bras.
_ Est-ce que tu t'en rappelles Sarn? redemanda-t-elle
_ Ouais répondit-il l'air indifférent “j'm'en rappelle mais c'est y'a longtemps. Un temps que j'oublie”
_ Mais y'avait pas encore le bébé. Il y a le bébé Sarn, le tien et le mien
Elle éléva l'enfant comme pour le placer sur ses genoux. Mais il le repoussa.
_ Un garçon dit Jancis, pas une fille pour t'encombrer avec des femmes. Un garçon pour s'occuper assez vite des cochons pour toi et dans peu d'années il conduira la charrue. Oui, je t'assure, ce sera un bon gars pour toi, il travaillera bien et rassemblera deux fois autant ce que son grand-père a dispersé.”
Le pauvre bébé eut un mouvement comme s'il se sentait accablé d'un lourd fardeau.
Gideon jeta un œil sur lui, maintenant qu'il devenait digne d'être regardé puisqu'il pouvait correspondre à ses attentes. Alors, il eut un rire bref et cruel.
_ Quoi? dit-il Tu m'offres ça pour m'aider? merci bien! S'il réussi à vivre, ce que j'crois pas, il s'ra jamais bon à rien d'autre qu'à se faire dorlotter dans la maison et à se nourrir de douceurs.
Et le pauvre petit bout de chou, comme s'il comprenait qu'il n'avait pas réussi l'épreuve, se mit à pleurer. À ce bruit, Gideon repoussa la table et se leva. Il se dirigea vers la porte arrière de la cuisine qui menait plus rapidement au potager. Quant il fut à la porte il s'arrêta une minute pour dire:
_ Tu f'rais mieux de retourner d'où tu viens, vous n'êtes pas bienvenus ici, ni l'un ni l'autre.
Sur ce, il ferma la porte et sortit.
Jancis resta où elle se trouvait, stupéfaite et abasourdie. Une plume légère éperdue dans le vent ou un pétale de nénuphar voguant sur l'eau ne pouvait pas être plus égaré qu'elle en cet instant. Je courus à elle pour la porter, elle et son bébé sur le banc, car vraiment elle était bien légère, c'était pitié de la sentir si frêle.
“_ Maintenant, voyons lui dis-je, pas un mot avant d'avoir bu et mangé! Place la bouilloire à chauffer Tivvy, voilà une bonne fille, le temps que je tièdisse un peu de lait pour le bébé.
Jancis ne disait rien mais très vite des larmes commençèrent à couler sur ses joues. Elle prit un peu de thé et je lui demandai comme elle avait fait pour venir jusqu'ici.
“_ Je suis venue à pied, répondit-elle, et mon pauvre bébé était si lourd. On ne penserait jamais à le regarder, quel poids c'est.
Je savais qu'il ne pesait pas beaucoup plus qu'un poulet, et je sus donc comme ma pauvre Jancis devait être fatiguée pour trouver lourd un si petit fardeau.
_ À quoi donc a bien pu penser ta mère pour te laisser ainsi faire cette longue marche?
_ Mère est morte
_ Oh mon Dieu! J'en suis bien désolée, dis-je, elle était une femme bien aimable et droite.
_ C'est gentil me répondit Jancis mais sans la moindre chaleur.
Elle était, comme celle qui, dans le jeu des Couleurs Précieuses, avait risqué le tout pour le tout, jouant la carte nommée Précieuse et qui avait perdu. Elle était hors du jeu maintenant, avec plus rien à perdre ou à gagner. Je n'ai osé mentionné son père et quant à elle, elle n'en parla pas.
_ Bon, lui dis-je, ta maison est ici, tu sais cela Jancis ma chérie
_ Ma maison peut pas être ici, si Sarn m'aime pas Prue.
_ Mais si, mais si! m'écriai-je, même si j'ai juré sur le Livre d'obéir à Gideon comme un apprenti, une femme ou un chien, eh bien! aujourd'hui je m'opposerai à lui! Tu dormiras dans mon lit cette nuit ma petite. Ton enfant et toi dormirez ici à partir de maintenant.
Elle eut un petit sourire triste, comme pour dire “merveilleux” et s'allongea tenant son bébé. Mais à cet instant Tivvy qui devenait de plus en plus irritée, éclata:
“_ tu crois qu'elle va vraiment dormir ici Prue Sarn? Moi j'suis sûre que non! C'est possible que t'es pas au courant, mais je vas me marier avec Sarn. Oui! Il s'ra obligé de m'épouser pour mon bien mais aussi pour le sien.
Jancis rouvrit les yeux et la considéra de l'air d'une voyante qui sonde les pensées.
_ Je sais que ce sera pour ton avantage Tivvy, s'il consent à t'épouser, dis-je d'une façon sèche et caustique car je ne pouvais pas supporter Tivvy, ça c'est bien la vérité, et je suppose qu'il doit pas trop tarder, toi qui es la fille du sacristain n'est-ce pas! Mais la question reste, le fera-t-il? Je suis presque certaine que non. Je suis désolée pour toi Tivvy et j'aurais rien dit devant Jancis si t'avais pas commencé.
Le visage de Tivvy était écarlate mais elle ne se démonta pas.
_ J'ai bien dit que c'était pour son bien comme pour le mien, répondit-elle.
_ Je vois pas en quoi, dis-je, et que Dieu me pardonne d'avoir été si cinglante avec cette fille, en quoi cela pourrait-il, être bon pour Gideon, en quelque façon, de t'épouser?
_ eh bien! je vas vite te le montrer ajouta-t-elle
_ Celle qu'il a vraiment aimée c'est Jancis, Tivvy, elle a été sa fiancée chérie et même sa femme sans l'anneau.
Elle ne tint pas compte de ce que je disais.
_ Je vas te dire pourquoi ce sera bon pour Sarn qu'il se marie avec moi, le thé à la ganteline, voilà pourquoi!
_ Du thé à la ganteline? T'es pas folle Tivvy?
_ Tout le monde sait que je connais rien aux plantes. Tout le monde sait que Sarn a donné des feuilles de ganteline à sa vache. Toi et moi, on sait que le docteur croyait que ta mère avait l'air d'avoir pris de la ganteline.
Elle dit cela de plus en plus lentement, penchée en avant, les deux mains sur la table.
_ tout le monde sait, Prue Sarn, que ton frère trouvait que madame Sarn était un fardeau. Tout le monde sait qu'il voulait absolument que ça s'arrête. Et moi, je sais, et s'il m'épouse pas au plus vite, tous les autres vont savoir aussi, ce qu'y avait dans le thé qu'il a fait pour sa mère et qu'il m'a dit de lui donner fort.
_ C'était quoi? dis-je le cœur malade
_ d'la ganteline!
Le mot claqua comme un coup de dents. Je sus que c'était vrai.
_ J'peux l'prouver ajouta-t-elle, parce que , par chance Mère est venue apporter à madame Sarn cette chemise de nuit qu'elle lui avait cousue et quand j'suis descendue après avoir porté le thé à madame Sarn, j'en ai versé une tasse pour ma mère comme il en restait et de suite elle m'a dit “C'est du thé à la ganteline”. Oui, ma mère sait très bien de quoi la tienne est morte, mais elle en dira rien si Sarn se marie avec moi.
_ Je croirais jamais ça, m'écriai-je mais Tivvy dit:
_ Au contraire, tu y crois déjà!
Et c'était vrai, Jancis aussi y croyait. Elle eut un gémissement et murmura:
_ C'était écrit Prue! C'est comme ça. J'ai pas de maison maintenant Prue, pas un abri sur cette terre. Ni mon bébé ni moi on a quelque part où aller. Qu'allons-nous faire mon petit?
L'enfant entendant qu'on lui parlait et se sentant rassasié puisqu'il venait juste de finir son repas, sourit, l'air satisfait.
Jancis ferma les yeux et ne s'intéressa plus à ce qui se disait.
Mais Tivvy arriva près du banc et lui dit:
“_ Si tu restes la nuit entière, Jancis Beguildy, nous publierons la chose à tous!
Et alors, je suis désolée de dire que je n'ai pas pu me maîtriser, et fonçant sur Tivvy je la frappai au visage proprement!
_ Sors de là! dis-je, disparais cruelle mégère, avant que je t'écrase. Jusque-là j'ai détesté personne, mais toi je te déteste. Comment peux-tu être si méchante pour cette pauvre fille? Tu peux te mettre avec Gideon comme d'ailleurs c'est déjà fait. Mais dès que tu franchiras le seuil de la maison, moi je partirai. En attendant, aujourd'hui, c'est toi qui pars!
Et je peux dire qu'elle le fit au plus vite, totalement décontenancée de voir la douce Prue Sarn dans un pareil état de colère.
“_ Maintenant reste couchée et repose-toi, pendant que je vais voir Gideon, dis-je à Jancis.
_ Non, va pas irriter Sarn, Prue, me répondit-elle. Mais je vais me reposer. Oui, Bébé et moi avons tous les deux besoin de repos. Nous allons prendre un long repos, Prue. Et merci de tout cœur pour tout.”
Je sortis. Gideon travaillait comme sept. J'étais convaincue que ce qu'il avait dit d'horrible à Jancis n'était que sa façon de cautériser la plaie de son propre cœur. Je croyais vraiment qu'il s'y trouvait encore une graine d'amour, et que s'il n'y avait pas eu Tivvy, elle aurait pu grandir et s'épanouir. Je n'ai jamais été du genre à tourner autour du pot, aussi allai-je droit à Gideon et lui dit:
“_ Tivvy dit que tu as donné du poison à Mère. Est-ce que c'est vrai?
_ Sapristi! cette femme a besoin d'une bonne raclée commença Gideon et si elle me force à me marier avec elle ce s'ra son cadeau de noces.
_ Lui as-tu donné du thé à la ganteline pour qu'elle le donne à Mère, oui ou non?
_ Mère m'avait dit qu'elle aimait mieux mourir et c'était ben un fardeau
Il n'essaya jamais de minimiser la chose ou de la nier, c'était pas dans ses manières.
_ Alors te voilà un meurtrier et j'en ai fini avec toi.
_ T'avais juré de faire ce que j'voulais.
_ Le meurtre annule toutes les promesses, répondis-je.
_ J'veux pas d'la Tivvy ici. Elle sait pas s'tenir dit-il.
_ Apparemment t'as pas le choix, lui dis-je, c'est Tivvy ou la pendaison à ce que je vois. Si je pouvais te sauver, je l'ferais parce que t'es mon frère, et j't'aime bien aussi. Quand on a travaillé avec quelqu'un jour après jour, sillon après sillon, pelle contre pelle, comme je l'ai fait avec toi, gars, on peut qu'aimer cette personne ou la détester. Et toi, Gideon, je peux pas te détester même si j'ai essayé ces dernières minutes! Pourquoi donc as-tu fait une si méchante action? Tu dois vraiment, par la grâce de Dieu, te repentir dans la poussière et dans la cendre et plus penser à rien d'autre, sinon le diable mettra certainement sa marque sur toi, alors tu arriveras à rien de bon dans cette vie et tu finiras en enfer dans l'autre. Ta propre Mère Gideon!
Mais il ne faisait que dire:
_ Elle avait dit qu'elle aimait mieux mourir et c'était ben un grand fardeau”
_ Bon je vais partir, voilà je te préviens dis-je très en colère.
_ J'espère, que tu resteras jusqu'aux foins et à la moisson de blé, me répondit-il aussi tranquillement que d'habitude, comme s'il n'avait fait aucun mal du tout, ce que, je crois, il pensait vraiment, selon la façon qu'il avait de voir les choses.
_ Non répondis-je, arrange-toi avec Tivvy.
_ Elle est d'aucune utilité dans une moisson. Elle est tellement paresseuse
_ Je resterai jusqu'à ce qu'elle vienne et pas un jour de plus. Et j'aurais rien promis du tout si j'savais pas qu'elle était dans l'état de se marier au plus vite. Je suis franchement très déçue de toi, Gideon sur tous les points.
_ Y'a aucune raison me répondit-il, quoi donc que j'ai fait? Endormi une vieille femme qui voulait dormir. Et pour c'qu'est de Tivvy elle a eu ce qu'elle m'a demandé.
Calme? oui il était aussi calme que l'étang quand il était profondément gelé.
Mais j'éclatai:
_ Et Jancis alors? et son pauvre petit que tu as fait venir au monde? Ils sont ni vieux ni pressants, eux!
Pour toute réponse il montra le sol noirci dans la cour et dit:
_ Tu sais de qui c'est la fille.
Mais, dans un soupir, il ajouta, comme s'il avait oublié ma présence: “Pourtant, fut un temps où j'l'ai vraiment aimée”
Aussi le laissai-je à ses pensées pour retourner en courant dans la maison, et en ouvrant la porte arrière je dis:
_ Me revoilà Jancis chérie, j'ai apporté un œuf de la poule primée pour le battre avec du lait pour toi.
Mais personne ne répondit et quand j'arrivai à la cuisine, le banc était vide. Je courus dehors puis pris, après la grille d'entrée, la voie pavée, cette bonne route faite par les Romains il y a de cela bien longtemps. Et pourtant, comparée à l'étang cette route n'était pas si ancienne parce que les eaux furent troublées deux mille fois depuis le début de la route, d'après les dires du Pasteur, alors qu'elles l'avaient été un nombre incalculable de milliers de fois avant et qu'elles le seraient encore jusqu'à ce que le monde disparaisse comme l'enveloppe d'une libellule. Je courais lelong de la route par une chaleur intense, la terre sableuse brillait dans la lumière, les ombres étaient courtes et très nettes. J'atteignis assez vite le premier tournant puis le suivant et encore celui d'après au cas où Jancis aurait marché plus vite que je n'aurais cru. Mais on ne voyait personne sur cette route même au loin, pas la moindre mère blanche et dorée portant une poupée blanche et dorée. Seule, la camomille par touffes sur les bords, était revêtue de ces teintes d'or et de blanc, et mon cœur fut enveloppé de ses senteurs fortes. Je me dis qu'il se pouvait, qu'elle ait voulu monter à ma chambre pour laver son bébé. Je revins en courant et appelai et cherchai du haut en bas de la maison. Mais il n'y avait personne dans la maison exceptée Pussy, qui me regardait avec tristesse et pénétrait dans les pièces, quelques pas devant moi. Je partis voir dans la grange, le grenier et la bergerie. Pourquoi ai-je eu l'idée d'aller voir là-bas, je ne sais, je devenais désespérément impatiente de la retrouver quelque part. Je courus par le sentier qui menait au bois au cas où elle aurait eu envie de marcher par là, car c'était par où Gideon l'avait si souvent raccompagnée chez elle. Je courus partout dans la forêt appelant jusqu'à faire fuir les pigeons ramier dans un cliquetis sonore mais personne ne répondit. Il n'y avait que la forêt autour de moi. Il n'y avait que les boutons d'or éphémères pour colorer de jaune les buissons qui entouraient l'étang chaque touffe de fleurs étant doublée dans l'eau claire et les murs d'églantiers se trouvaient toujours là blancs et verts. Un sentiment de perte et de solitude m'envahit. Je courus vers Gideon qui était au potager à l'arrière de la maison.
“_ Je trouve pas Jancis lui dis-je
_ J'lui ai dit de retourner d'où elle était venue répondit-il de la même manière qu'avant, tentant de cautériser la plaie.
_ Elle pouvait pas le faire lui dis-je, parce qu'elle a pas d'argent et que sa mère est morte, quant à ce qui arrivera à son père il n'y a que la cour d'assises qui le sache apparemment, car elle, elle savait pas. Elle a fait tout le chemin à pied depuis Silverton, Gideon. Elle avait pas même de l'argent pour la diligence. Toutes ces lieues épuisantes qu'elle a parcourues pour venir jusqu'à toi. Et voilà comment tu l'as reçue?
Il ne répondit rien à cela et reprit son travail.
_ Tu dois venir chercher cette pauvre fille, dis-je. Immédiatement. Tu dois venir tout de suite. Il faut que tu penses à un autre endroit où chercher. Trouve rapidement où on doit aller Gideon! Parce que je peux plus. Et si on a pas d'autres idées c'est qu'il reste que…
Frissonnante, j'indiquai du doigt l'étang.
_ Quoi donc, me fit-il en colère quoi tu veux me faire peur c'est ça?
Il planta la bêche dans la terre comme si un ennemi s'y cachait et vint avec moi autour de la maison et des bâtiments. Puis il monta la route disant qu'elle aurait pu être emmenée par quelqu'un, ce qui me fit craindre pour l'état de sa raison, sachant bien qu'il ne pouvait y avoir personne pour la prendre sur cette route à part nous et les charrettes fantômes dont les gens disaient qu'on pouvait les entendre de nuit, rouler et grincer sur cette vieille route. Mais rapidement, Gideon revint n'ayant pas eu signe de vie de Jancis.
“Nous devons draguer le fond de l'étang dis-je. je doute qu'il faille aller bien loin. Elle aura vite perdu pied étant si petite et elle a pas eu beaucoup de temps. Elle y est allée par la voie romaine.
Car comme je l'ai dit déjà, cette large route de pierre faite par les Romains commençait devant notre maison pour descendre traverser le village et atteindre au bout, l'étang où disait-on des cloches tintaient certains soirs.
J'avais eu raison puisque, juste à l'endroit où la route se perdait dans les eaux se trouvait un des chaussons du bébé. J'avais remarqué que le ruban desserré était presque parti, il aurait dû s'en aller tout de bon si le bébé avait agi comme les autres nourrissons riant et donnant des petits coups de pieds pour sentir ses propres forces. Mais il était comme une pauvre créature de cire inerte et sans doute le petit chausson était resté en place jusqu'à ce que l'enfant eût senti l'eau froide et se débattant, il trouva la mort, lui qui n'avait jamais trouvé goût à la vie.
Ils étaient couchés là dans un lit de feuilles de nénuphars, et nous les retirâmes sans un mot et les portâmes chez nous. Je les lavai et les habillai de blanc, et nous les couchâmes sur le lit de Mère et je les couvris de fleurs, du lilas blanc, des églantines, des lys jaunes d'or et ces coucous dorés que l'enfant aurait, sans doute, assemblés en gros bouquets s'il avait pu grandir.
Gideon ne dit rien durant tout ce temps, et ne les regarda pas beaucoup mais continua son travail dehors.
Cependant, tout au long des trois jours qui précédèrent les funérailles, les voisins vinrent les voir d'ici et de plus loin. Parce que le retour de Jancis et de son enfant ainsi que la noyade firent grand bruit comme il n'y en a pas souvent dans ce coin de chez nous où les choses se passent plutôt tranquillement, et même le grand-père Callard ne pouvait se souvenir de pareille histoire.
Les gens arrivaient, les femmes pleuraient en voyant Jancis bien qu'elles avaient été dures comme la pierre à son égard et les jeunes gens restaient un instant debout près du corps sans rien dire, la regardant comme s'ils en avaient été amoureux.
“Les péchés des pères, commença le Sacristain dans son oraison pour les deux défunts, et pas seulement les péchés des pères, inutile de se voiler la face, chers tous, et bien qu'il soit triste de le dire, la pauvre femme n'était pas aussi bien qu'elle aurait dû être, puisque l'enfant n'est pas né dans le cadre du mariage. Non, chers tous, ce ne fut pas même un enfant d'orge puisqu'il n'y eut pas de mariage du tout. Nous ne savons pas qui était le père” continua le sacristain en regardant Gideon d'une façon qui montrait qu'il le savait très bien et le dévoilerait assurément si Gideon n'épousait pas Tivvy; “Nous ne savons pas qui était le père de l'enfant mais nous savons très bien d'où elle venait. Oui nous savons qui était son père à elle, chers voisins. Nous savons qu'elle fut engendrée par l'étrange homme du diable. Nous savons que l'incendie de la récolte n'était presque rien comparé aux choses secrètes et inconnues qu'il a faites. Ce qui est arrivé était prévisible parce que ce qui est ancré dans le sang finit par sortir dans la progéniture, chères âmes”.
_ C'est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez Matthieu sept, ajouta Sammy.
Puis, après avoir regardé un long moment les deux têtes blondes, comme on regarde quelque oiseau rare qu'on ne reverra jamais plus, il se dit pour lui-même et d'un ton très bas que je fus seule à entendre étant la plus proche de lui:
_” Ils furent beaux et agréables dans leur vie et ne furent pas séparés dans leur mort”.
Et il eut de la peine à respirer, oubliant chapitres et versets.
Les enfants des Callard arrivèrent deux par deux pour voir les corps. Et comme après, ils restèrent tous au pied du lit , regardant l'enfant dans le creux du bras de sa mère, ils s'écrièrent, tous ensemble, comme ils le faisaient pour le combat de taureau:
_Oh comme elle est jolie la petite poupée!
Et le meunier acquiesça trois fois de la tête comme pour dire, voici deux petits chatons qui sont là où ils devraient être.
Alors le grand-père Callard dit: “deux enterrements en un mois! ça m'rappelle le temps de la grande épidémie dans le pays et nous les vivants on était fatigués des enterrements.
Et c'est étrange, mes amis, que ces deux-là devaient mourir, alors qu'ensemble ils n'ont pas trente ans et que moi, j'ai quatre-vingt-onze ans. Et jusque-là j'ai évité le fléau qui s'abat partout sur ce vieux monde amer, “le fléau de mort”!
Gideon ne disait toujours rien. Mais la nuit qui précéda celle où nous les amenâmes au cimetière, je l'entendis s'agiter, et je craignis qu'il ne se fasse du mal par une soudaine représentation de l'horreur commise, parce que quoique lent et calme dans la vie courante, il lui arrivait parfois d'agir brusquement dans la précipitation. Aussi suis-je allée voir ce qui se passait.
Il se tenait debout à côté du lit. Comme j'entrais, il venait juste d'étendre sa main pour saisir dans ses grands doigts hâlés la natte des beaux cheveux dorés si épais qui avaient toujours été la fierté de la pauvre Jancis. Quand il se retourna à mon arrivée, il eut l'air d'un enfant pris en faute, il baissa la tête et murmura comme s'il devait expliquer ce geste, et en fait, il l'expliqua bien:
“fut un temps où j'l'ai aimée”