Répondre à : WEBB, Mary – Le précieux fléau

Accueil Forums Textes WEBB, Mary – Le précieux fléau Répondre à : WEBB, Mary – Le précieux fléau

#162097
BruissementBruissement
Participant

    LIVRE 4
    Chapitre 2: Beguildy à la recherche du septième enfant

    Le soir de ce jour précisément, madame Beguildy rapporta le prétendu message à son mari et c'est ainsi que, le jour qui suivit celui de l'entraide à la moisson, Beguildy partit, plein de son importance, son bâton de bouleau à la main, pour chercher le septième enfant et rapporter le pain. C'était Jancis qui, ce matin-là était venue nous en informer, je lui dis que je ne trouvais pas cela bien de tromper ainsi le pauvre homme mais Jancis répondit: “Y'a pas de mal! Ça le rend heureux et on lui donnera de l'argent s'il trouve le septième enfant, alors quoi de mieux pour lui?”

    Elle était jolie comme un œillet, cette Jancis. Elle resta un moment pour nous aider à la vaisselle, puis tandis que j'allais travailler, elle s'assit dans la cuisine pour coudre un ourlet à sa robe de mariée. Après le thé quand elle repartit, Gideon lui dit:
    “J'pense qu't'as pas oublié”.
    Ses joues se colorèrent prenant la teinte rose de la fleur de laurier et elle partit en courant lelong du sentier forestier. Après le souper, Gideon me dit, l'air de rien, “Si j'suis pas rentré et qu'tu veux aller t'coucher, t'as qu'à laisser la clé au-dessus de la porte de l'étable”.
    Je répondis que je le ferais et n'ajoutai rien d'autre. Je le vis cependant se raser de près et mettre sa blouse du dimanche, aussi je sus que, quelle que fût la date prévue par le pasteur pour le mariage, le mariage aurait lieu ce soir et j'allai chercher une rose pour la mettre à sa veste. Quand il la vit, il eut l'air gêné, mais je  lui dis que, quand un gars allait voir sa fiancée dans les jours qui précèdaient leur mariage, il était d'usage de porter une fleur. Cela sembla lui redonner son assurance, il supposa que je n'avais rien deviné et il partit, sifflant haut et gaiement, par le chemin du bois où les feuilles commençaient à rougir et d'où l'on entendait des soupirs ici et là, prémisses d'un automne qui arrivait et où les marrons tombaient avec un petit bruit sec, pour les garçons qui voudraient jouer au conquérant sans restriction aucune.
    Triste, et même très triste, me fut la vue du sentier forestier quand la haute silhouette de Gideon fut passée et que je prêtais l'oreille au clapotis de l'étang, à la barque heurtant les marches et au hululement d'une chouette. Je me demandais pourquoi tout était si triste alors que la date du mariage était fixée pour bientôt, que  de belles roses étaient à leur apogée, que le blé était rentré et qu'en mon cœur le maître était venu! Et pourtant,  une sensation de mort planait  sur cette  soirée. Je fis un tour pour m'assurer que tout allait bien. Mère était endormie, silhouette sombre, petite et tranquille dans son grand lit. Bendigo était à l'étable confortablement installé, car  comme il était vieux et fatigué, on  l'y mettait avant octobre. Tout allait bien et je me demandais quel était donc ce mal que je pressentais dans l'air. Je le sus assez vite, même si, quelque temps encore, la vie se poursuivit selon son cours habituel. Chaque nuit, je plaçais la clé au-dessus de la porte de l'étable sans rien dire. Chaque matin le lit de Gideon était complètement défait mais je savais qu'il n'y avait pas dormi. Il sifflait aussi allègrement que n'importe qui maintenant et ne le faisait plus dans sa barbe comme avant. J'étais heureuse pour lui et contente de tout préparer pour la venue de Jancis. Le couple devait dormir dans la chambre d'amis qui n'avait pas été utilisée depuis de nombreuses années et qui était dans un mauvais état. Aussi avais-je acheté, avec l'argent du beurre, quelques rouleaux de papier peint bon marché, et je papiétais à l'insu de Gideon. Mère était dans la confidence,  elle était venue voir et elle avait applaudi en disant:
    _ “Regarde-moi ça, quel joli papier peint! Tu travailles bien ma chérie. Des roses et tout! À mon avis  les roses portent chance. Ta tante Dorcas avait eu des roses dans sa chambre de mariée et elle a pas eu d'enfant mort ou malade ou qui pleurait. Je me rappelle qu'elle en avait plaisanté en disant “Aucun ne meurt ou pleure”. J'espère que les enfants de Sarn vont pas trop pleurer pa'ce que je supporte pas qu'un enfant pleure. Sarn avait tant hurlé, c'était affreux à entendre. Il tapait contre le berceau de façon terrible. Il fallait toujours qu'il obtienne bien vite ce qu'il voulait et si ça venait pas il oubliait pas et pouvait pleurer toute la journée pour l'avoir.”
    Le jour où madame Beguildy entra chez nous en trombe, l'air hagard, la chambre était déjà entièrement papiétée et il me restait à poser une petite pièce de calicot chatoyant sur la coiffeuse.
    Le temps était encore superbe, de petits oiseaux voletaient autour des  nouvelles meules et les premières pommes commençaient à tomber. Ce fut de bonne heure le matin qu'elle arriva. J'étais en train de faire le beurre. Je n'avais pas vu Gideon, car il s'était pris un casse-croûte et était parti labourer un champ. J'étais donc dans la laiterie quand madame Beguildy se rua chez nous.
    _ Oh! ma pauvre, s'écria-t-elle, ma pauvre, le pire qui pouvait arriver est arrivé!
    _ Sapristi! de quoi parlez-vous?
    J'étais effrayée à la vue de son visage.
    _ Il est revenu!
    _ Qui? Pas monsieur Beguildy?
    _ Si! lui-même. Et tout allait si bien. Parti pour quinze jours que j'pensais. Et nos deux tourtereaux si beaux ensemble. J'aurais jamais cru que Sarn pouvait être si aimable avec quelqu'un comme il a été avec moi, et Jancis radieuse comme une Reine de Mai. Mère, qu'elle me disait, j'suis plus heureuse que j'aurais cru possible. Ah! et ton frère aussi était heureux! Il a pu voir  que ses doutes et ses  craintes à propos du jeune Camperdine avaient pas lieu d'être. Si j'l'avais pas laissé venir il aurait pu croire  que le jeune homme fréquentait not' maison. C'était la meilleure façon. Plus quelqu'un veut quelque chose plus il croit que les autres aussi veulent cette chose. Mais quand il a vu que tout était juste et sans détours, lui aussi il a été juste et  sans détours. Mère, qu'il m'a dit, parce que, c'est vrai, c'est c'que j'allais devenir bientôt  devant Dieu et les anges bénis, Mère, qui'm dit, laissez-moi rester cette nuit et les suivantes jusqu'au mariage. C'est que, c'est pour bientôt, qu'il disait, sinon j'aurais pas demandé et puis, elle est d'accord. Alors je leur ai donné not' chambre et j'ai dormi sur le lit de Jancis à la cuisine. Je leur ai mis ma meilleure courtepointe et mes plus beaux draps ceux qu'avaient pas de reprise et une descente de lit sur le sol. Et puis, j'ai tué une volaille et leur ai concocté une bonne  sauce. Ben après j'les ai laissés entre eux à souper devant le feu et j'suis partie bien qu'y m'avaient gentiment demandé de rester. Mais une nuit de noce c'est une nuit de noce, alliance au doigt ou pas. Et quand ils allaient au lit, j'rangeais tout et j'faisais la vaisselle . Je venais d'l'avoir faite et je m'étais assise près du feu en pensant au temps où j'm'étais mariée avec Beguildy, et comme ç'avait été un beau jeune homme comme c'est difficile à croire maintenant, mais il a pas mérité mon attachement ce méchant vieil  homme ronchon. Donc j'étais assise-là à me dire qui faudrait que j'aille tirer le verrou et racler le feu, quand j'ai entendu un petit bruit dehors et vl'a que Beguildy entre. J'en s'rais tombée par terre.
    _ Bon femme qui'm'dis où est Jancis?
    _ Elle dort que'j'dis.
    _ Et depuis quand tu donnes à la fille not'chambre et toi du dors dans son lit?
    Là-dessus, il fonça dans la chambre où étaient les jeunes. L'enfer s'ouvrit, pour sûr. Il a lancé d'affreuses imprécations sur Sarn comme j'en ai jamais entendu et en entendrai jamais.
    _ Et avec toutes tes astuces, t'auras pas la fille en mariage a dit Beguildy
    _ Vous pouvez rien arrêter a répondu Sarn, aucun pouvoir au monde peut rien arrêter maintenant.
    _ Pourtant, c'est c'que j'veux, a dit le maître, est-ce que j't'ai pas maudit par le feu et par l'eau. J't'ai pas déjà dit que t'étais né sous la planète de quat' sous et que tu peux pas garder ton argent? J't'ai pas déjà dit que tu s'ras pauvre dans la vie et que tu mourras par l'eau? Hein?
    _ C'est dommage pour vous a dit Sarn, tout intelligent que vous êtes, vous vous êtes trompé, la récolte est rentrée et j'suis riche.
    _ t'as pas le dixième, non, le centième de la fortune du jeune châtelain. Ses poches s'ront pleines d'argent français,  a hurlé Beguildy et t'auras pas ma fille, Sarn.
    _ Apparemment, j'l'ai déjà, répondit Sarn d'un calme inébranlable. Et ça, ça a mis Beguildy en fureur, il a attrapé l'arme qu'était près de la fenêtre toute prête pour tirer sur les renards et est venu sur ton frère la crosse en avant.
    _ Mon Dieu! dis-je
    _ Tu peux l'dire, Prue Sarn, continua madame Beguildy. J'ai hurlé, Jancis aussi, et depuis la cuisine j'ai couru dans la chambre, pa'c'que j'étais restée en dehors jusque-là, pensant qu'ça plairait pas à Sarn qu'était dans ses vêtements de nuit, et même s'il était aussi agréable que j'pouvais le souhaiter je voulais pas le gêner plus qu'il l'était déjà. Mais avant que j'arrive, Sarn avait déjà cogné mon homme qu'était allongé par terre comme une bûche et c'était bien mérité. Pa'ce que Beguildy c'est un méchant homme, très têtu et qui traîne sa rancune année après année. Je crois que ça a commencé quand ton père lui a redemandé une couronne qu'il lui avait prêtée alors que Beguildy avait supposé qu'il la lui avait donnée. Oui, ça a beau être mon homme, j'peux dire qu'il est terrible quand il a du ressentiment. Bref, Sarn l'avait mis KO et il me dit “prenez-lui les pieds, Mère, on va l'mettre à la cuisine, parc'que mort ou vif, j'veux plus qui m'dérange cette nuit.” Oui.  C'est c'qu'il a dit et aussi “j'serais peut-être pendu pour ça mais cette nuit j'veux pas être dérangé”. Ton frère est aussi froid et tranquille qu'un étang gelé mais c'est un homme redoutable quand on le provoque. Alors j'ai aspergé d'eau mon homme et lui ai fait boire de l'alcool et en peu de temps il s'est remis, mais avant, j'avais pris la précaution de l'attacher dans le lit. Il s'est débattu de toutes ses forces mais la corde était solide et à force de lui donner de l'alcool il a fini par se calmer et s'endormir. Si bien qu'au matin quand ton frère est reparti, je l'ai détaché et quand il s'est réveillé je lui ai demandé ce qui avait bien pu le faire rentrer plus tôt. Il m'a répondu que les mauvaises nouvelles voyagaient vite et qu'il  avait des oreilles après tout, il était à peine arrivé à hauteur de chez Mallard vers les montagnes quand un homme lui a dit que Sarn dormait chez lui. Les gens ça fouine partout! J'lui ai fait son petit déjeuner et il est sorti. Calme, il était bien trop calme, alors j'suis venue te prévenir, parce que, quand il a cette colère froide il peut être dangereux.”

    Je la rassurais, lui disant que je ne voyais pas quel tort pouvait faire un vieil  homme tel que lui, d'autant qu'on savait bien que ses sorts et tous ses trucs, n'étaient que sornettes risibles rien de plus? Mais cela ne réussit pas à la convaincre, elle continuait à répéter que du mal se préparait, et voulait que Dieu fasse que le jour du mariage arrive vite, puis elle repartit chez elle, en se tordant les mains, l'air aussi hagard qu'à son arrivée, tandis que des mèches de ses cheveux voltigeaient sous un vent d'orage.

    Car en effet, une véritable tempête, qui avait débuté deux ou trois jours auparavant, s'installait et elle soufflait sur la paille éparse des champs et celle qui voletait en débris dans la grange, l'air en était saturé, sale et suffocant. Je partis dans le champ trouver Gideon et je dus m'approcher au plus près et crier pour qu'il pût m'entendre. Les rugissements venus des cimes des arbres  aussi impressionnants que le bruit d'un barrage après la fonte des neiges et les hurlements sortis des cheminées, vous faisaient apprécier d'être entre quatre murs et sous un toit. Je demandais à Gideon au moment où l'on prenait notre thé, s'il pensait que le vent  pouvait soulever le faîte des meules? Il me dit que non, ils étaient très lourds. Il ne restait plus que deux jours avant la venue du marchand qui fixerait le prix du grain et seulement trois avant le mariage. Sachant cela et étant tranquillisée à propos de Beguildy, qui ne s'était pas trop ressenti du coup reçu, j'écoutais le vent avec plaisir, et fit quelques toasts en pensant à Kester. Assurément ce mugissement du vent dans la cheminée est bien plaisant quand tout va bien. Je proposais d'aller se coucher tôt, et Gideon acquiesça puisque nous avions activement travaillé et que la récolte était à l'abri. Aussi allâmes-nous au lit dès huit heures, et je m'endormis aussitôt, le bruit sourd et continu de la tempête dans les oreilles.

    Quand, tout à coup, je me réveillai en sursaut, avec l'impression que le Jugement dernier venait d'arriver. Je vis une forte lumière et j'entendis un grondement oppressant ainsi que des coups à la porte et des cris dans la nuit. Je restais allongée, abasourdie, récitant le “Notre Père” aussi vite que possible, en regrettant de ne pas avoir été plus régulière à l'église. Puis je perçus la voix de Gideon appelant de la fenêtre et d'autres voix en bas et l'une d'entre elles était celle du Sammy du Sacristain. Cela me réconforta au milieu de ma peur irraisonnée, car je me disais que Sammy saurait bien trouver le verset adéquat et le prononcer  même lors de la nuit du Jugement dernier. Parce que nous étions bien en pleine nuit, et même au début de celle-ci, puisqu'on se rendit compte après coup, qu'il y avait eu à peine deux heures qu'on s'était couchés. Gideon se précipita dehors et m'appela en passant près de ma porte. Je me levai donc et m'habillai, décidant qu'il valait mieux être vêtue, Jugement dernier ou pas, même si, sur les  tableaux, les rachetés étaient représentés dans leurs vêtements de nuit. Il  me semblait qu'en attendant d'aller au paradis, j'aurais tout de même, du mal à me sentir à l'aise, debout, devant Sammy, en chemise de nuit.
    Je descendis l'escalier en courant, sortis dehors et je vis. J'eus alors le sentiment que même la fin du monde aurait été préférable, parce qu'alors on aurait été pourvus en tout, sans plus de récolte à fournir, sans argent à gagner dans le travail et la peine. Et tous auraient été à la même enseigne alors que là c'était pour nous seulement, ce malheur qui nous écrasait comme la roue d'une charrette écrase un fétu de paille.
    Car le terrible rugissement, c'était notre blé qui brûlait. C'était la moisson toute entière, le travail de toutes ces années, le fond de l'âme de Gideon et tout notre avenir. On ne voyait ni cieux ébranlés, ni étoiles en flammes, signes avant-coureurs de la fin du monde, ni la trompette retentissante de l'archange au milieu des nations tremblantes. C'était seulement le blé. Seulement, tout ce qu'on avait. Seulement, ce qui aurait pu faire de Gideon un homme bon, un homme amoureux, puisqu'ayant réussi il aurait pu cesser de nous rendre esclaves et se serait contenté de travailler raisonnablement comme tout le monde. Seulement ce blé, qui voulait dire un peu de confort pour Mère, un peu d'espoir pour moi. Seulement ce blé, qui aurait donné à Jancis des enfants chéris et sa place au foyer et un peu d'amour,  peut-être. Ô mon âme, c'était le blé!  je m'accrochais à la barrière de la cour et sentis mes cheveux soulevés par ce vent terriblement chaud. Des silhouettes noires couraient dans la lumière rouge, comme dans un tableau sur l'enfer. Mais, elles ne servaient à rien, totalement inutiles. Le vent prodigieux hurlait et poursuivait sa route, attisant le feu. Je vis que tout avait commencé avec l'orge qui se trouvait à l'ouest de la grange, direction d'où venait le vent. Il n'y avait plus d'orge maintenant. À la place où elle avait été se trouvaient deux hautes constructions rondes faites de feu rougi à blanc, absolument effrayantes à voir, étant de la taille et de la forme des meules mais faites de feu liquide. Il n'y avait plus de matière en elles et c'était stupéfiant de les voir debout. De temps à autre une partie de ce feu liquide tombait sans bruit et l'on pouvait distinguer à l'intérieur des cavités de cendre grise, un feu rouge et menaçant qui couvait. Voilà ce que pourrait bien être le monde, à la fin des temps, quand il  sera embrasé par un feu intense. Il continuera peut-être, comme il l'a toujours fait, seulement ce ne sera plus cette terre entourée de brumes, ce globe accueillant peint sur son pourtour, de charmants motifs de mers bleues, de vertes montagnes. Ce sera une substance gâtée par le feu comme une pomme se gâte quand les guêpes y sont entrées, et qu'elle devient légère, vide et sans intérêt.     
    C'est ainsi que notre orge, tombait sans bruit comme par une force invisible. La voir disparaître de cette façon était pire que si elle s'était effondrée d'une seule masse, car alors on aurait pu encore y discerner comme une meule. Tout cela avait l'air d'une farce de quelque démon qui aurait dit: “Ben qu'attendez-vous? voilà vos meules d'orge, faites-en du pain et mangez-le”. Je regardais ces deux démons côte à côte, arrondis et de la taille de nos bonnes meules d'orge, et je me remémorais l'orge, oh! la belle orge scintillant sous un vent d'aurore! Je rappelais à mon souvenir le labourage en vue de sa culture, entouré de tant d'espérance, puis sa semence, entre les semailles du blé d'hiver et celles du blé d'été, Gideon et moi montant et descendant les champs avec les sacs de semences jetés sur l'épaule ou avec le profond récipient rond qui contenait assez de graines pour une traversée aller-retour du champ, alors que nous balancions nos bras d'un grand geste généreux, comme si nous nourrissions le monde entier, activité que j'ai toujours eu plaisir à regarder.
    Car, la récolte, bien qu'elle soit belle à voir en tant que résultat de tout le travail de l'année dans la ferme, contient quelque chose d'avide et de mesquin comparée au geste ample de semer. On doit se pencher sur cette récolte, ramener les gerbes vers soi, les tenir contre sa poitrine, jalousement, les attraper et les emporter. Il y a, selon moi, une sorte de dureté à récolter avec la faucille, chose qu'on ne retrouve pas avec la faux, qui est un large mouvement de destruction dépourvu d'amour ou de colère, comme le jugement de Dieu. De même le battage est un acte tout de colère, mais sans aucune volonté ou désir de posséder ou de garder, alors que récolter est toute avidité tandis que semer est don total. C'est ainsi que vous allez, montant et descendant, les larges champs, portant ces graines que vous avez épargnées avec tant de soin, après les avoir soustraites à la balle et conservées pour ce moment. Et quoique, cela soit tout ce qu'il vous reste, vous n'y attachez pas d'importance, vous les prenez à pleines mains pour les lancer au large, sans l'intention d'en conserver un peu. Vous continuez droit devant, et plus votre main en est remplie plus vous vous réjouissez, et vous les envoyez au loin, d'un côté puis de l'autre, au point qu'une personne, non au fait des usages campagnards, vous prendrait pour un fou. Car on dirait que vous nourrissez tous les oiseaux de la contrée, puisqu'en effet, toute une nuée de corneilles se pressent dans les sillons ainsi que des étourneaux et quantité de petits oiseaux qui ne sont pas des volailles bonnes  à manger.
    C'est une merveille de voir la semence dorée jetée en l'air dans la lumière du soleil, éparpillée ici et là  par un léger vent de printemps; ou s'il s'agit du blé d'hiver, vraisemblablement par une tranquille journée sombre, aux couleurs et à l'odeur moelleuses d'une vieille bière brune.
    J'étais toujours partante pour les semailles, alors que Gideon n'y attachait pas d'importance et même s'y montrait plutôt réticent, lançant les graines dans une envolée retenue, et peu fournie si bien qu'il gâchait la terre et le travail.  C'est à cela que je pensais, et aussi aux délicieuses soirées, que Mère et moi aimions passer à admirer les petites pousses d'orge, brillantes et éparses, qui ensuite s'étoffaient, jusqu'à ce que la terre brune devînt entièrement verte, puis qui jaillissaient plus hautes et plus brillantes, épaisses et pointues, et qui enfin étant devenues encore plus longues et douces, se laissaient traverser par le vent, comme une étendue d'eau sur laquelle  un bateau trace un sillon, et qui trouvaient alors à s'exprimer d'une seule voix et d'un seul chant en offrant leurs épis verts tressés au mûrissement, élaboré jusqu'à la perfection d'un or lumineux tout de pureté comme si Dieu venait à peine de retirer sa main au-dessus d'elles. Feuilles d'or, tiges d'or, épis d'or dont les longues barbes aussi, étaient  d'or. Cependant cet or-là était plein d'innocence, pas comme l'autre,  le fléau. Oh comme je me souvenais bien de ces tranquilles matinées de dimanches, quand j'allais au puits et que je laissais un moment mes seaux pour  déambuler près des champs de céréales étendus sous le vaste ciel bleu pâle tels des créatures satisfaites qui se reposaient. Alentour, des petits oiseaux gazouillaient leur contentement, une brise faisait onduler les plantes, des corneilles volaient bien haut dans le ciel et une seconde floraison or pâle du chèvrefeuille faisait face au bleu du ciel. Il y avait une chaleur qui vous enveloppait et le don princier des senteurs de blé. Quelle autre fragrance pouvait lui être comparée? Il s'y mêlaient tant d'odeurs,  qui dépassaient toutes les autres senteurs. On y trouvait un peu d'été et du givre, de l'eau, et la quintessence de la pierre que le blé puisait par ses tiges creuses, on y devinait l'odeur de pain, de la vie pour les hommes et les bêtes.

    Toutes  ces pensées m'étaient venues, en désordre et confusément, tandis que je m'agrippais à la barrière, le visage fouetté par le vent brûlant, trop anéantie pour bouger. Il existe des malheurs qui vous dynamisent et vous font vous précipiter pour sauver votre vie, mais il y en a d'autres, qui sont plus durs encore et vous ôtent la force de faire quoi que ce soit. Car une sidération s'abat sur vous, comme sur le lapin quand la belette l'a repéré et qu'il sait que plus rien n'est possible.

    Le feu se trouvait maintenant dans les plus grandes meules de blé. Il passa et elles ne furent plus. Bientôt elles deviendraient comme l'orge. C'étaient de bonnes meules, de celles qui montaient aussi hauts qu'il était possible sans danger, et solidement étayées, parce qu'on avait eu une telle récolte, qu'on ne pouvait trouver de la place qu'en montant les meules. C'était aussi du bon blé, à la tige longue et sans trace de mildiou. Ce blé nous avait pris à tous deux le plus clair de notre temps, en semailles, en récolte et, en chargement sur les plus gros chars, il avait pris la journée entière. Et maintenant il n'était plus! Il n'était plus qu'un grand amas de feu avec les formes noires  de deux meules et bientôt le feu passerait et il n'en sortirait plus de bruit, seuls resteraient deux abris gris blanc pour les démons avec de sinistres lueurs rouges au milieu sur les lieux effondrés. Il y avait d'autres meules de blé sur les bords mais les prochaines meules qui allaient s'enflammer étaient celles d'avoine. Cette avoine délicate, si pâle et fine comme de la fougère qu'une dame mettrait volontiers sur sa table!

    Comme elle était belle cette  avoine, si raffinée et jolie, prenant les teintes dorées de toutes les herbes à la mi-été. J'ai toujours préféré l'avoine à toutes les céréales. Et soudain, j'eus un cœur de mère pour ces avoines. Le feu pouvait prendre le blé et l'orge mais il ne prendrait pas mon avoine. Je grimpai sur la barrière et me mis à courir vers les petites silhouettes qui s'agitaient. J'attrapai Gideon par la manche et lui criai:
    _ Tu dois sauver l'avoine! Oh sauve l'avoine  si jolie et si fine!
    Mais il ne répondit rien. Il était en train de travailler comme un fou, et je vis que c'était justement l'avoine qu'il essayait de sauver, l'avoine et les meules de blé en bordure. Sammy et lui creusaient, entre les meules intactes et celles dévorées par le feu, des tranchées, qu'il faudrait remplir d'eau.
    _ Où est Tivvy? demandai-je car maintenant j'avais repris mes esprits et j'avais besoin de toute l'aide possible.
    _ à la recherche de Père, répondit Sammy suant et grommelant tout en maniant sa pelle car le feu gagnait du terrain.
    _ Est-ce que je prends Bendigo pour aller chercher de l'aide, ai-je demandé, ou bien je prends les seaux pour commencer à aller chercher de l'eau?
    _ Oui, ça! affirma Sammy, Fais ça, pour l'aide ce sera beaucoup trop tard.

    Gideon ne dit pas un mot. Il était dévasté par une folie sourde, mais il travaillait comme dix hommes. Que ce fut à cause de l'horreur en son esprit, du stress du travail ou de l'intense chaleur du feu, la sueur dégoulinait de son visage en rigoles et ses vêtements étaient ruisselants d'eau. Ainsi trempé et tout près du feu, il se trouvait enveloppé dans un nuage de vapeur, ce qui lui conférait un aspect étrange. Il donnait l'impression d'être sous une malédiction ou même, déjà en enfer.

    Je libérais Bendigo, les moutons et les bœufs à demi-fous de frayeur dans leurs abris pour les laisser partir dans la forêt. Je réveillai Mère et lui dit de s'habiller et d'aller à l'étang puiser de l'eau pendant qu'on ferait une chaîne avec les baquets qui seraient envoyés de main en main. Je rassemblais tout ce qu'on avait en seaux et baquets et réalisais qu'il était bien dommage d'avoir tant d'eau dans l'étang et de ne pouvoir éteindre notre incendie qu'à la mesure de ces pauvres récipients. Voilà, me suis-je dit depuis lors, quand les gens ronchonnent pour ceci ou cela et ne sont pas heureux, ce n'est pas tant la faute de la création, qui est comme un grand lac qui recèle tout ce dont ils ont besoin, mais c'est la faute de la petitesse de leurs baquets.

    Mère vint avec moi comme une enfant, très désemparée et silencieuse.
    _ Est-ce que je dois puiser maintenant Prue? me demanda-t-elle
    _ Oui, tu peux commencer pour que tous les seaux soient prêts, ai-je répondu. Mais le moment où il faudra puiser le plus vite que tu pourras, c'est dans deux ou trois minutes quand on viendra.
    _ Maintenant Sarn, dit Sammy, arrête de creuser,  faut qu'on aille chercher l'eau.
    Car, quoique la chose pût paraître incroyable, en cette terrible nuit, ce ne fut pas Gideon qui donnait des ordres mais Sammy ou moi. Gideon faisait avec frénésie ce qu'il y avait à faire et continuait tant que c'était utile, travaillant comme un bœuf  au battage du blé. Il jeta la pelle à l'intervention de Sammy et vint avec nous à l'étang.
    Mère peinait à puiser. Elle paraissait de plus en plus petite à mesure que l'inquiétude s'épaississait autour d'elle, comme une personne qui aurait avalé une potion magique pour devenir invisible. Elle ne ressemblait à rien de plus qu'à ces petits oiseaux bruns qui viennent se  reposer un peu près de l'eau, au cours de leur voyage et puis repartent vers une destination que personne ne connaît.
    _ Dieu merci, voilà Père, s'écria Sammy. Ce fut un bon gars cette nuit-là, notre Sammy, et tant que le feu dura il ne cita qu'un seul texte,  assez impressionnant du reste: “l'incendie s'attise en brûlant”, quoique, sans doute il avait dû penser à bon nombre d'entre eux.
    C'était bien vrai, le Sacristain déboulait du bois suivi de près par Tivvy et assez loin derrière, une voix mécontente nous parvenait par le vent, c'était celle de la femme du Sacristain qui pestait de se retrouver seule.
    _ Maintenant, intervint Sammy, que Père aille dans la cour lancer l'eau pour juguler le feu, que Tivvy rassemble les seaux vides et court les porter à madame Sarn, quant à toi, moi et Prue, on devra courir apporter les seaux remplis. Je pensais qu'on aurait pu faire une chaîne et apporter l'eau de main en main mais on est trop peu.
    Alors pour la première fois, Gideon s'exprima:
    _ Jamais, dit-il, jamais je n'ai eu beaucoup d'aide autour de moi, il n'y a eu que moi et ces deux-là.
    Après ça il mit son bras au travers du visage, comme il avait coutume de le faire, petit, quand les  choses allaient mal et il pleura.
    Oh! il n'est facile pour personne de supporter de voir ainsi un grand et fort gaillard d'homme pleurer comme un petit garçon!
    _ Voyons! voyons! Sarn! commença le Sacristain, aussi bouleversé que nous, il faut te reprendre et continuer, “Dieu a donné et Dieu a repris”
    À ces mots Gideon revint à lui.
    _ Dieu? Non c'est pas Dieu! C'est Beguildy. Quand les meules seront sauvées, j'irai le chercher et le rôtir.
    Aucun de mes mots ne pourraient transcrire le ton effroyable que prit Gideon pour dire cela. J'aurais voulu lui demander comment il pouvait le savoir si toutefois il le savait vraiment, mais nous n'avions pas le temps de parler. On allait et venait en courant avec deux seaux pleins chacun, ce qui après une heure, suffit à épuiser un homme fort, alors une femme! Transporter des seaux d'eau est un travail aisé, quand il n'y a pas à se presser ou quand on utilise un joug pour le faire. Mais courir en titubant à travers une chaleur intense, ce que l'on fit un long moment, en sachant que si l'on s'arrêtait, l'avoine partirait en fumée, voire même si l'on ne s'arrêtait pas, était bien suffisant pour couper tout élan à n'importe qui.
    L'avoine disparut. Le feu sauta le fossé et voilà,  un nouveau  brasier énorme apparut. Je perdis tout courage après cela, et si j'ai continué à courir c'était sans espoir aucun.
    _ Oh j'suis tellement fatiguée, dit pauvre Mère, mais je ne pouvais pas la laisser se reposer
    _ Si on peut rien sauver, dis-je, tu seras encore obligée de soigner les cochons, Mère;
    C'est pourquoi, elle pencha à nouveau son pauvre vieux dos, se tenant à moitié dans l'eau malgré ses rhumatismes. Un cri retentit pour commander de sauver la grange, car si la grange était perdue, la maison le serait aussi. À cette nouvelle, Mère cessa de puiser l'eau, je fus obligée d'appeler Tivvy pour la remplacer, et nous ramenâmes nous-mêmes nos seaux vides. Une fois en levant les yeux j'aperçus Mère en train de sortir des choses de la maison. Plus tard, je vis qu'il s'agissait de sa couture, de la bassine en cuivre pour les confitures, d'un échantillon de couture qu'elle avait fait petite, et d'une image de Père découpée dans du papier noir, faite par le beau-frère du pasteur, qui était à moitié étranger. Les gens pensaient qu'il devait être un peu simple d'esprit pour jouer avec des ciseaux et du papier comme un enfant, bien qu'ils admettaient qu'il l'avait fait fort bien, ils se disaient qu'étant en partie étranger il ne savait rien faire d'autre. Alors que Mère avait eu terriblement peur de Père vivant, elle chérissait cette image de façon la plus étrange. Il en était ainsi des autres choses, et six pots de pâte de prune et Pussy dans son panier.

    Ce ne fut qu'à l'aube, quand le vent s'arrêta et qu'une pluie fine commença à tomber qu'on vint à bout de l'incendie. Il s'était enfin éteint et nous réussîmes  à sauver la grange et la maison. La lumière rouge disparut du ciel et l'embrasement quitta l'étang. Car durant toute la nuit, l'eau de l'étang avait donné l'impression de brûler aussi, transformée qu'elle était par le reflet des flammes. Tout ce qu'on y voyait, était confus et sens dessus dessous, les flammes rouges et jaunes, la fumée enflée par le vent, les meules chauffées à blanc, creuses et inclinées, la ferme et la grange et nos petites silhouettes noires comme des marionnettes dans toute cette agitation.

    Peu de temps après la fin de l'incendie, arriva la femme du sacritain. Elle avait eu peur de Bendigo, piétinant et reniflant à travers bois, si bien qu'elle l'avait pris pour le Chasseur Noir. Les bois de Sarn, qui étaient très anciens, contenaient de nombreux arbres creux, aussi se réfugia-t-elle dans l'un d'eux et y resta jusqu'à l'apparition du jour. Mais alors, une fois dedans, elle eut beaucoup de mal à en sortir étant plus corpulente qu'une personne ordinaire et ayant l'habitude  de se mettre plusieurs couches de vêtements. Du coup si le stress et la peur lui avaient permis de se faufiler dans la cavité, il ne lui fut pas facile de s'en extirper dans son sang-froid. Cependant une fois arrivée, elle se mit aussitôt à nous préparer un petit-déjeuner, et vraiment nous en avions bien besoin, pas seulement pour réparer l'effort passé mais aussi pour pouvoir faire face à la journée qui venait.
    _ Oh! dit-elle regardez-vous Tivvy et Prue, vous êtes aussi blanches que des fantômes! et vous madame Sarn vous devriez être au lit, et c'est là que vous irez dès que vous aurez mangé et bu un peu. Et quant à toi Sarn! oh! quel homme! quel homme tu me fais plus peur encore que Bendigo, ah oui! vraiment! Et vous mes chers hommes? Installez-vous maintenant, installez-vous et venez boire et manger!
    Elle disait cela exactement comme elle aurait dit ” Prenez place pour le jeu des Couleurs Précieuses”
    _ Ce que j'aimerais savoir, dit Mère, c'est comment Sexton et Sammy ont su que nos meules étaient en feu?
    _ J'l'ai su répondit Sammy, parce que Tivvy et moi, comme on revenait tard du moulin, on a vu Beguildy qui arrivait lentement sur le chemin, l'air de prendre des précautions. Alors j'ai dit à Tivvy qu'on allait le suivre, ça fait un moment que j'ai un œil sur ce méchant vieil homme qui ne suit pas les voies du Seigneur. “C'est à leurs fruits que vous les reconnaitrez”. Et puis ça paraissait bien bizarre de sa part de venir voir Sarn à pareille heure, vu qu'il a l'habitude de se coucher tôt. Alors, on l'a suivi en gardant une bonne distance. Et juste au moment où on atteignait la lisière du bois, on a vu une formidable flamme qui venait du côté le plus loin de la cour et une minute après on voyait Beguildy revenir en courant sur le chemin du bois, on a juste eu le temps de se cacher. Dès qu'il nous a dépassé on s'est précipité et c'était la petite meule du coin, et près d'elle voilà ce qu'on a trouvé.
    Sammy montrait le couvercle du briquet de Beguildy, que tout le monde reconnaissait bien parce qu'il y avait écrit à l'intérieur son nom en rouge, si fier qu'il était de savoir écrire.
    _ Quel imbécile de l'avoir perdu là dit madame Sexton
    _ Non Mère dit le Sacristain, ce n'était pas tant la bêtise de Beguildy. C'était la main du Seigneur qui a enlevé le couvercle du briquet et l'a placé là pour que Sammy le voit. Oui, voilà ce que c'était.
    _ “Dans la main du Seigneur, il y a une coupe” Psaume soixante-quinze, verset huit, ajouta Sammy
    _ Sauf que c'était pas une coupe, gloussa Tivvy qui se montrait toujours plus stupide quand elle était surexcitée, “c'était qu'une partie d'un vieux briquet en fer”
    _ S'agit d'la malédiction intervint Mère, Il a maudit mon fils Sarn par le feu et par l'eau, et voilà que c'est que la première, la deuxième va suivre. C'est à cause du péché que t'as mangé Sarn. Y'a que du malheur ici depuis que tu l'as fait. Oui depuis que mon pauvre  mari est mort dans ses bottes,  on a eu bien du mal à vivre ici, bien du mal avec les cochons et les rhumatismes, et ces labours qui en finissaient pas et maintenant tout est parti comme si rien avait été fait.
    _ Ah! c'est que le feu est vorace dit madame Sexton
    _ “Je les consumerai en un instant” Nombres 16. “Ce grand brasier nous consumera tous” Deutéronome 5. “Le feu consuma les palais de Benhadad” Jérémie 49 ajouta Sammy
    _ Trois textes à la suite! Brave garçon, oui brave garçon! s'écria le Sacristain.
    _ Sauf que c'est Beguildy qui aurait dû être consumé remarqua sa femme.
    _ Le terrible dans pareille méchanceté intervint Tivvy, c'est que c'est  dans le sang. Ça va de père en fils. On sait jamais quand ça s'arrête. Je me demande,   monsieur Sarn, si faudrait pas réfléchir avant de se marier avec la fille d'un serpent. J'ai jamais aimé les Beguildy et particulièrement Jancis.
    _ Mais bonté divine, la fille est très bien! s'écria sa mère et Sexton ajouta:
    _ Ce qui est caché dans les os apparaîtra dans la chair.

    Gideon regardait autour de lui et son visage gris avait pris des rides comme un vieil homme. Il ne fut plus jamais le même après cette nuit. On ne peut pas donner un coup de massue sur la tête d'un bœuf et espérer qu'il reste pareil après ça. Il essaya de parler, mais les mots eurent du mal à venir. C'est alors qu'il y eut un bruit de piétinement dehors et Bendigo passa devant la fenêtre en trottant.
    _ Ah! dit Gideon en se dirigeant vers la porte.
    Devinant ce qu'il voulait faire je me précipitai vers lui. Par chance les vaches étaient en train de rentrer du bois, en gémissant doucement parce que l'heure de la traite était passée depuis longtemps. Si bien qu'au lieu de plaider pour Beguildy, je dis: regarde les vaches qui reviennent, elles vont s'empoisonner si on ne les trait pas.
    Madame Sexton m'appuya du fond de la pièce en disant:
    _ Surtout faut pas les laisser comme ça. Le beau-frère d'un de mes cousins avait le meilleur troupeau qu'on pouvait voir. Il venait du Cheshire. C'étaient de belles vaches jamais malades, et la maison regorgeait de bonnes choses, du bon lait, du beurre, du fromage et des quantités de baquets plein de petit lait pour les cochons, et c'étaient de beaux cochons gras, et le beau-frère de mon cousin était un bel homme bien grassouillet qui avait une belle femme grassouillette et douze beaux enfants grassouillets.
    Je me dois de préciser que, madame Sexton qui était ronde elle-même, ne jugeait les gens qu'en fonction de leur poids, et les gens maigres auraient tout aussi bien pu ne pas naître selon elle.
    Elle poursuivit:
    _ Ils étaient tous aussi gras que du beurre et remplissaient le banc d'église à le faire craquer jusqu'au jour où il laissa les vaches s'empoisonner. Oh! ça pas été un bon jour pour eux. Y'a plus eu de prospérité après ça. Les vaches ont dépéri, les cochons ont dépéri, et peu après, la famille a dépéri aussi. Il a pas fallu longtemps pour que cette belle famille grassouillette ne devienne plus que quatorze misérables maigrichons.
    Tivvy était en plein fou rire, parce que les histoires de sa mère l'amusait presque toujours  en dépit du fait  qu'elle était souvent  giflée pour cela.
    _ La traite d'abord, mon gars dis-je à Gideon, tu iras à la Maison de Pierre après.
    Que Dieu me pardonne de l'avoir ainsi trompé, mais je voulais le sauver du péché de meurtre.
    À peine fut-il à l'étable en train de traire que j'amenais Bendigo vers la porte en criant au Sacristain de le monter et de prendre Sammy avec lui, parce que Bendigo pourrait bien porter les deux jusqu'à Plash, puis de se saisir de Beguildy et de le présenter à l'officier du comté à Lullingford pour le soustraire à la colère de Sarn. Ainsi, s'il allait en prison, Gideon ne pourrait l'attraper et il ne serait condamné qu'à une peine juste selon la loi.
    _ Je vois dit Sammy, “Que je tombe entre les mains du Seigneur, plutôt qu'entre les mains d'un homme” 2 Samuel 24.
    On ferait mieux d'y aller Père.
    _ Est-ce que Jancis et madame  Beguildy vont aller aussi en prison, s'enquit Tivvy
    _ Bien sûr que non, voyons! répondit Sammy. Elles n'ont rien fait. En réalité Jancis est une jeune fille très bien et je l'aurais moi-même épousée, si elle avait eu un esprit convenable, une âme plus humble et un maintien plus sobre et austère.

    Ils partirent juste à temps car Gideon arrivait en courant de l'étable, leur criant de s'arrêter.
    _ Ils vont mener Beguildy en prison, lui dis-je, tu dois pas avoir un meurtre sur la conscience, les choses vont assez mal comme ça.
    _ Ça m'aurait soulagé,  répondit-il, avec un regard bizarre. Tout est perdu en moi, et ça m'étouffe, ca m'étouffe. Le tuer m'aurait soulagé. Maintenant j'aurai pas ma réparation.
    _ Mais tu peux quand même pas tuer le père de ta future femme?
    _ Femme? De quelle femme tu parles?
    _ de Jancis! Tu seras mariée à Jancis dans une semaine.
    _ Quoi? répondit Gideon l'air sauvage et féroce. Tu crois que je vas épouser la fille d'un démon? J'te l'dis, même pour sauver ma vie, j'l'épouserais jamais. Non j'verrai plus cette fille, en tous cas pas volontairement, ce s'ra seulement si elle se trouve sur mon chemin.
    _ Gideon, Gideon! Dis pas ça! Oh Gideon, y'a des choses dans la vie qui valent plus que l'argent, et c'en est une. Laisse tomber, gars! La richesse ça veut rien dire. Sois content de c'qu'on a et épouse la pauvre enfant qui t'aime tant, et si l'argent vient tant mieux, s'il vient pas c'est pas grave. Mais refuser le mariage à cette pauvre fille après ce qui s'est passé, tu peux pas. Ton cœur peut pas être aussi dur;
    _ Ben si, plus dur même que le granit des montagnes ou le quartz. Si t'laisses cette fille s'approcher de moi, je l'écrase comme on écrase une mite. Voilà j't'ai avertie. Pourris: voilà c'qu'ils sont. Tel père, telle fille. Un visage souriant mais trompeur, qui sait si un jour ou l'autre elle aurait pas l'idée de tout brûler jusqu'à c'qu'y est p'us rien? J'me demande même si elle est pas allée lui apporter le briquet  c'te nuit. Camperdine peut ben la prendre et bon débarras. J'lui en fait cadeau.
    _ Mais Gideon t'as quasiment été mariée avec elle, la semaine qui vient de passer. Imagine qu'il y ait un bébé, alors?
    _ Un bébé? Quoi? Que mon gosse soit le sien? J'te l'dis, si pareille chose arrive, je l'étrangle de mes mains. Comprends que c'est du mauvais sang, infecté, rusé, de la vermine voilà c'qu'ils sont. Pas dignes de vivre. Grâce à Dieu, les gens peuvent être pendus pour incendie criminel. J'verrai à c'qui soit pendu. Et dis bien à la fille de pas m'approcher, ce s'ra mieux pour elle.

    Je n'osais rien ajouter de plus. Qu'aurais-je pu dire, alors que le plus petit sentiment d'humanité en mon pauvre frère s'était asséché dans l'incendie? Seul un fou continue de puiser dans un puits à sec. Gideon paraissait plus  grand, le dos contre les bois noirs et trempés, inondés qu'ils étaient par cette pluie qui aurait pu tout sauver la nuit précédente; l'orage d'automne grondait tandis que les feuilles mortes tourbillonnaient et s'agitaient dans l'air comme le faisaient les herbes du fond de l'étang à l'époque des eaux troubles. Les vêtements de Gideon pendaient sur lui, brûlés et noircis par le feu. Son visage était enfumé, si bien que les rides à peine visibles se voyaient clairement maintenant, et je suis certaine qu'à partir de cette nuit-là il eut aussi plus de rides. Ses yeux qui avaient habituellement la froideur de l'eau, étaient brûlants de haine dès qu'il pensait à Beguildy  ou à l'un des siens, mais aux autres moments son visage était terne et vide comme celui de quelqu'un de las,  d'épuisé qui n'a plus d'espoir, un visage perdu.
    Je lui dis qu'on pourrait tirer les pommes de  terre, dans l'espoir que, le fait de savoir qu'il possédait encore quelque chose pourrait le réconforter. Il vint sans un mot travailla dur et consciencieusement, mais de temps à autre il s'arrêtait et regardait autour de lui, l'étang silencieux et froid, les cieux assombris de nuages et les bois sous l'orage, de façon étrange. J'eus l'impression que  l'esprit de cet homme était comme un oiseau à l'aile cassée. Et à midi, quand je partis faire notre repas, et que j'eus frappé sur le plateau pour l'appeler, il ne vint pas. Je le trouvai dans la grange près de l'endroit où des monceaux de cendre se consumaient encore, allongé visage contre terre aussi inerte et sourd qu'un homme mort et je pense vraiment que son cœur était mort dès ce moment-là.

    ×