Répondre à : WEBB, Mary – Le précieux fléau

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#162093
BruissementBruissement
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    LIVRE 3
    Chapitre 3: La Plus Belle Écriture

    Je peux dire que je franchis la distance qui me séparait de la ville plus vite qu'on ne le fait habituellement sur un  si long trajet. J'avais caché le couteau dans la haie par peur de  trébucher dessus. Chez l'apothicaire, c'était ouvert comme je l'avais supposé, parce qu'il était bedeau et ne pouvait contrarier le pasteur. Les grandes bouteilles rouges et vertes ne m'étaient jamais apparues aussi jolies c'était comme si elles avaient été remplies de l'eau de rivières du paradis. L'intérieur était agréablement sombre parce que la petite fenêtre était elle-même encombrée de pommades, de médicaments, de purges pour chevaux, de simples pour les vaches, d'emplâtres, de remontants, de brassées d'herbes qu'on ne pouvait même pas voir. Il y avait une délicieuse odeur de menthe poivrée, d'herbes et de savon. L'apothicaire me regarda gentiment par-dessus ses lunettes et me demanda  quel était le problème.
    _ Oh, un meurtre, monsieur, ou tout comme, dis-je, je vous supplie de fermer votre boutique et de venir, sinon, un homme tel que la ville n'en a pas vu auparavant et n'en verra jamais plus, sera mis à mort.
    À ces mots, cet homme de bien enfila ses bottes.
    _ quel  genre de remèdes dois-je prendre me demanda-t-il, vous me raconterez la suite sur le chemin.
    Je lui répondis qu'il fallait quelque chose contre les morsures de chien et quelque chose pour rétablir un homme près de la mort. Une minute après il avait mis son chapeau et nous étions sortis.
    _ Prenez une gorgée de brandy, dit-il vous êtes  épuisée;
    Mais je refusais et lui dis que si je ralentissais en route, lui, devrait continuer de se dépêcher pour arriver à l'arène au plus vite.
    Je ne ralentis en fait qu'à l'endroit où se trouvait le couteau pour m'en saisir puis je rattrapai l'apothicaire à la barrière de la prairie. Comme nous y entrions je vis une horrible lutte s'engager et il était vraiment temps d'arriver. Tous les chiens étaient passés sauf celui de Grimble.
    En approchant nous  entendîmes une clameur, Kester venait d'attacher le chien à la chaîne. Puis il y eut un autre tumulte dans la foule, et je vis (oh, mon pauvre amour!) que le chien avait  saisi la gorge de Kester.
    J'attrapais l'épaule de Grimble et lui dit:
    _ Rappelez votre chien
    Grimble ne bougea pas
    Une seconde de plus entre ces crocs et celui que j'aimais si chèrement serait mort et froid.
    Je fonçai en avant, et, moi, qui n'ai jamais, intentionnellement, fait de mal à aucune créature vivante, je courus sur la grosse bête hargneuse qui ne lâchait pas la gorge de mon maître et lui plantai le couteau en plein cœur.
    Le sang jaillit et le corps lourd s'effondra d'un coup entraînant Kester avec lui. Après avoir écarté les mâchoires du chien, je tirais Kester plus loin. Il semblait ne plus y avoir de vie en lui.
    _ De l'eau! criai-je à Huglet qui se trouvait le plus près.
    Va chercher de l'eau espèce d'assassin! Du brandy monsieur Camlet s'il vous plaît.
    Il se tint au-dessus de Kester
    _ Je dois brûler la morsure, dit-il mieux vaut le faire avant qu'il ne retrouve ses  esprits. Mais comment chauffer le fer?
    Je me levai. Je ne craignais plus personne. Ces gens n'auraient pas pu être plus effrayés si j'avais été une reine sanguinaire.
    _ Que six hommes trouvent du bois et en vitesse, et vous Grimble, trouvez un briquet
    _ J'en ai pas grommela-t-il
    _ Trouves-en un hurlai-je comme une sauvage en pointant mon couteau, trouves-en un…sinon…
    Le feu s'embrasa plus vite qu'il n'est possible de le dire. Nous versâmes un peu de brandy dans la gorge de Kester pour lui garder une étincelle de vie, puis monsieur Camlet brûla la morsure et Kester se réveilla dans un hurlement terrible, car si près qu'il était de l'engourdissement de la mort,  il ne pouvait s'être préparé à une telle douleur.
    _ Allons, allons, mon chéri! dis-je car son cri de détresse m'avait transpercé le cœur. Là, là, c'est fini maintenant. Personne ne te touchera plus.
    Monsieur Camlet banda sa plaie et je lavais son visage avec de l'eau froide et lui donnais plus de brandy.
    _ La plaie n'est pas profonde dit monsieur Camlet, nous sommes arrivés juste à temps
    _ Sûr on ne pouvait qu'être là à temps, dis-je, je suis son ange gardien aujourd'hui.
    Et après cela la prairie verte se mit à tourner devant moi et je m'évanouis. Quand je revins à moi, Gideon et Jancis étaient assis sur l'herbe auprès de moi et tout le monde était parti.
    _ Où est-il? demandai-je
    _ Qui? Le Tisserand? répondit Jancis il va bien et on s'occupe de lui. Ils l'ont ramené à Lullingford et madame Callard restera avec lui.
    _ Elle est rudemenet contente à propos du p'tit taureau dit Gideon. T'as sauvé la vie d'ce gars pour sûr Prue. J'ai rien vu de pareil. On venait juste d'arriver à la barrière du pré et voilà que'j'te vois. Nom de nom que j'me dis. Et j'ai rien pu dire d'autre. J'ai couru, Jancis aussi, mais t'avais fait l'affaire du chien avant qu'on arrive vers toi. Tu mérites  une médaille Prue!
    _ Tu peux pas rentrer à poney chez toi, Prue, s'inquiéta Jancis, dis Sarn si j' courais demander à Miller d'la prendre? Et j'pourrais revenir l'aider dans son travail un jour ou deux?
    _ Tu peux ben demander à Miller, merci, c'est une bonne idée. Mais pour ce qui est de revenir, t'sais ben que t'es la servante de Grimble maintenant et pour trois ans.
    _ C'est pas moi qui l'ai voulu. C'est Père et toi qui ont fait de moi sa servante.
    _ Oui, mais t'as vu la maison, pas vrai? Tu vas travailler pour ça et pour le bal des chasseurs et pour la vaisselle en argent.
    _ Oui, j'ai vu la maison et je trouve que l'endroit fait vieux, sombre et triste, même si la bâtisse est neuve et je préfèrerais pas de bal s'il faut pour ça être une esclave.
    Elle se mit à pleurer, mais cela n'influença nullement Gideon.
    _ Il te faut aller chez les Grimble de même que tu iras au bal des chasseurs quand le temps viendra, alors pourquoi faire tant de tintouin?
    _ Et pourquoi est-ce que je dois y aller , Sarn?
    _ Parce que c'est ce que j'ai décidé répondit Sarn
    Il le disait presque de la façon qu'il aurait dit: ”  parce que c'est prévu comme ça” C'était comme si sa fiançée lui demandait  de venir danser pour les fêtes de mai, mais qu'il était, lui, pieds et poings liés.
    Quand elle partit, on me donna du thé au “Pichet de Cidre” parce que j'étais encore toute tremblante. Puis Miller m'aida à grimper dans la carriole et le  vieux cheval de diligence qui avait connu, le  son joyeux de la corne, la pleine lumière et l'excitation des grand-routes, se mit à partir au petit trot. Car il semblait avoir pris l'humeur de madame Miller, et ne se préoccupait guère de retrouver la maison. Madame Miller n'avait rien à dire et Miller non plus comme d'habitude, quant à Polly elle dormait. Quelques instants plus tard madame Miller et Tim en firent autant. Nous avancions tristement par une soirée froide. C'était le crépuscule puis  vint la nuit. Gideon était loin devant parce que Bendigo, malgré son âge, était un bon trotteur. Le poney du moulin, attaché à l'arrière de la carriole avançait en clopinant, ce qui rendait un son triste.
    Ce silence et cette mélancolie me convenait puisque j'étais moi-même triste et silencieuse. Celui que j'aimais avait mal et je ne pouvais aller vers lui. Il était couché aussi faible qu'un bébé et il y avait seulement madame Callard pour s'occuper de lui. J'en oubliais, qu'ayant six enfants, elle savait fort bien s'occuper de personnes fragiles et démunies, car c'est bien une tendance chez les amoureux que de croire qu'eux seuls peuvent venir en aide à leur bien-aimé. Certes, il y a un peu de vérité là-dedans, et même peut-être plus qu'un peu. Nous cheminions lentement  au travers d'une campagne ni vallonnée ni vraiment plate, par une nuit ni sombre ni éclairée, nous sentant ni contents ni désolés. Je m'imaginais que nous étions emmenés pour une région au-delà du monde qui ne serait ni l'enfer ni le paradis. Nos six têtes,  en comptant celle du canasson, se balançaient en cadence et je nous croyais tous endormis même le vieux cheval de diligence,  lorsque le meunier parla, à travers son sommeil, semble-t-il.
    _ “J'peux pas les supporter”, formula-t-il avec un petit hochement de tête vers sa femme et ses enfants. J'aimerais ben que ce soit des p'tits chats pour les noyer dans la mare du moulin. J'aimerais que le monde entier soit un p'tit chat.”
    Il n'ajouta rien de plus. Ce fut comme quand on récite le credo, solennel et houleux. Et voilà tout ce que le meunier m'eût jamais dit, et je pense que c'était dans son sommeil.
    Nous trottâmes encore jusqu'à ce que nous atteignîmes le moulin sombre et l'eau silencieuse de la mare qui ressemblait à un crêpe lisse et noir. Mme Miller et les enfants descendirent et détachèrent le poney et Miller me reconduisit à Sarn. La nuit était pleine d'une odeur d'eau et de  mousse,  avec ici ou là une bouffée de senteur de primevère. Je songeais à la maison du tisserand qui semblait être sortie de terre comme par un sortilège, et à lui, couché là dans sa cuisine avec le métier à tisser qui lui barrait le visage de raies d'ombre,  projetées par la lumière du jour, les cheveux mêlés et trempés de sueur tant il souffrait.
    Je me disais que si Madame Callard ne lui avait pas parlé gentiment, je taperais son bébé. Mais je savais qu'elle ne le ferait pas. C'était une bonne âme même si j'ai toujours pensé qu'elle avait l'esprit comme un coquillage, creux, qui restituait l'écho d'autres esprits, ce qui était bien le cas.
    Quand nous fûmes chez moi, Mère était sur le seuil, très inquiète. Elle me dit une chose que personne d'autre n'avait dite et à laquelle je n'avais pas même pensé:
    _ T'aurais pu te faire tuer, Prue!
    Elle s'assit et se mit à pleurer, si bien qu'il me fallut la taquiner un peu et lui demander quelque chose à manger pour lui montrer que j'étais vivante et bien portante. Alors elle me fit un  repas comme jamais on n'en a eu, bien qu'elle aurait dû être couchée depuis longtemps. Apparemment Gideon lui avait raconté l'histoire mais elle voulait en savoir plus. Longtemps insatisfaite elle continua de réclamer des détails. Puis elle mit ses lunettes et me considéra attentivement, assise là, dans la grande chaise en chêne. J'étais un peu gênée par cette façon de m'observer, qui était celle d'une poule couveuse quand quelqu'un vient l'épier, et qu'elle ne bouge ni une aile ni une plume, l'air de dire “Je veille sur ce qui est à moi”. Mère semblait regarder derrière moi quelque chose qui m'effrayait. C'était peut-être mon destin, comme elle croyait qu'il serait. C'était quelque chose qui menaçait de me faire souffrir, j'en  étais persuadée, car après un petit moment, elle parut moins à l'aise et se redressant sur sa chaise, elle me dit du ton de quelqu'un qui ne veut pas qu'on le lui interdise:
    _ Nous l'aurons ce tisserand!
    Elle ne fit aucun commentaire sur ce que je lui avais dit, pas un mot du genre que cela avait été une folie de sauver la vie d'un jeune homme étranger, sans la permission de personne. Elle ne faisait que continuer à hocher la tête de temps à autre en disant:
    _ Ah que vienne l'été et nous aurons le tisserand
    Puis elle exprima l'envie d'aller se coucher et je partis écrire dans mon cahier.
    Il n'y eut pas de changement dans notre vie,  sauf que les dimanches étaient plus maussades sans la venue de Jancis. Elle manquait aussi à la Maison de Pierre qui paraissait plus solitaire sans elle et madame Beguildy n'était plus que la moitié d'elle-même. Elle s'accrochait à moi et ne cessait de raconter les petites manières et les dires de Jancis comme si elle était morte. Ce qui irritait beaucoup Beguildy, parce qu'à vrai dire, lui aussi était désolé du départ de Jancis, pas seulement à cause du jeune châtelain, mais parce que, à sa façon malhabile, elle fournissait tout de même une bonne dose de travail. Il avait coutume de rétorquer “maintenant arrête tout ce bruit, femme. La fille sera de retour très vite avec vingt livres dans la poche, ma chère. Alors cesse de parler d'elle comme si elle était morte, pauvre folle! Une éclatante jeune fille, voilà ce qu'elle est! Et de ses livres d'or elle nous en donnera dès qu'elle apprendra où est son devoir et qu'elle cessera de courir après un homme né sous la planète de quat'sous et qui viendra à mourir noyé. Sans t'offenser Prue, et sans que je le veuilles. Tu as rudement bien labouré la partie difficile, Prue et si tu veux on va faire des mots de quatre syllabes”
    Ah! sans aucun doute, Beguildy était un vieil homme très étrange. Mon opinion était que, s'il avait eu une bonne éducation, il aurait pu être l'un de ces hommes renommés dont on fait grand cas: un savant, un musicien, un auteur ou un prêcheur. Et peut-être que s'il avait utilisé convenablement l'ensemble de ses facultés, il n'aurait pas amené la ruine sur lui-même comme il le fit. Ah! et ce ne fut pas seulement sur lui-même! Mais de cela nous ne savons rien au juste. Nous sommes les marionnettes de Celui qui nous a faits, me semble-t-il. Il nous sort de la boîte et dit “Danse maintenant” ou Il nous enjoint de faire une révérence, un signe de la main, de tomber dans les pommes. Puis Il nous remet dans la boîte quand la pièce a été jouée. Ce peut être un jeu de mimes, une scène de Noël ou de Pâques, ou bien  une tragédie. C'est selon Ses désirs. La pièce est Son œuvre. Ainsi les méchantes marionnettes font Sa volonté aussi bien que les bonnes puisqu'elles jouent ce qui leur est imparti. Que se passerait-il si le spectacle arrivant au moment où l'homme méchant doit faire sa vilenie, le voilà qui est à genoux en train de prier. Le drame alors serait mal engagé. Il y a bien eu cette marionnette nommée Judas, et si de frayeur il s'était enfui, aucun d'entre nous n'aurait pu être sauvé. C'est là un mystère déconcertant et qu'on ne peut réellement comprendre. Mais le fait est que selon moi, on a tort de blâmer trop durement les malfaiteurs. C'est un terrible destin que celui qui vous oblige à mal agir par malédiction alors qu'à l'évidence personne ne choisirait cela. “Car il est nécessaire qu'il arrive des scandales” est-il dit
    [note de la traductrice:  dans l'évangile de Matthieu chap 18 verset7]
    En effet comment l'archange Gabriel aurait-il pu montrer son habileté avec l'épée à deux tranchants si Lucifer n'avait pas  voulu se battre.
    “Mais malheur à l'homme par qui le scandale arrive” dit-on aussi
    [note de la traductrice: suite du verset précédent]
     Et donc, si dans le drame qui est joué, il y a un meurtre ou une femme droite acculée à la honte, on doit trouver une marionnette pour faire le sale boulot, bien que vraisemblablement, aucune d'entre elles si elle pouvait choisir, ne voudrait dire autre chose que “non, pas moi, Maître!” Seulement elles ne sont au courant de rien. Parce que je pense moi, que nous ne sommes guère différents des bêtes, qui commettent des crimes dans l'obscurité de leur esprit privé de connaissance, trempant dans le sang, toujours à l'affût pour sauter sur leur proie avec des cris affreux dans la nuit, et qui cependant sont, dans le même temps, aussi innocentes que des bébés. Je pense aussi que nous ne sommes pas très différents des orages qui détruisent les forêts, des feux insatiables qui dévorent des vies en un instant ou des eaux qui emportent nos proches sur leur passage. Tout cela fait partie du drame qui est joué. Pourtant si nous sommes choisis pour un beau rôle, combien  devrions-nous  être reconnaissants, offrant nos louanges et aidant les moins chanceux, et même leur être reconnaissants à eux aussi, pauvres marionnettes qu'ils sont à œuvrer nuit et jour à notre destruction. Car cela aurait pu être l'inverse.
    Si bien qu'en dépit de tout, j'ai toujours eu de la peine pour Beguildy, bien que, mon chéri le  sait, il fut le méchant de notre histoire.
    Cet été-là, les récoltes de céréales et de foin furent médiocres. Nos vies se déroulèrent sur le même mode, sans changement à part que Mère était heureuse, elle tint parole et envoya chercher Kester. Je ne m'étais pas aperçu qu'elle avait filé plus qu'à son habitude en ce mois de juin, jusqu'à ce que même Gideon lui en fit compliment. Puis un jour elle dit:
    _ Y'a tant de  chanvre filé que je serais obligée d'appeler le tisserand”
    Mais j'étais résolue à ne pas le voir, aussi le jour où il devait venir, vers la fin de la fenaison, je pris la serpe pour aller m'occuper des haies qui entouraient les champs les plus éloignés où personne ne me trouverait.
    _ Je vais tailler les haies Mère, lui dis-je, je prends du pain et du fromage. Est-ce que tu peux t'occuper des jeunes dindons et demander à Gideon de prendre le tour pour traire les vaches, parce que je ne reviendrai que le soir.
    Et la voilà qui recommença à se tordre les mains répétant continuellement sans reprendre son souffle:
    _ Oh quel dommage, quel dommage que ce mauvais sort!”
    Mais je partis. Quand je revins à la maison, je trouvais dans le grenier des petits bouts de laine et de fil qu'il avait laissés et une agréable odeur de tabac. Car il aimait fumer un peu quand il travaillait. Et juste sur un coin du métier à tisser, devinez sur quoi je suis tombée, eh bien sur un mouchoir bleu et blanc, que j'ai, fort peu honnêtement, placé dans mon coffre dont j'ai tourné la clé avec beaucoup de satisfaction. Je me disais bien dans une forme d'exultation qu'un jour je le laverais, et qu'enroulé autour d'un brin de lavande, je le lui rendrais. Mais, pas tout de suite.
    Mère eut beaucoup de choses à raconter sur le tisserand…c'est qu'il était un homme si gentil et fort et plein de prévenances! Je me disais que tout cela je le savais déjà. Elle ajouta qu'il s'était  comporté avec elle comme un fils et qu'il aurait fallu le voir assis sur le banc pour son thé. J'avoue, que je pensais que mon cœur en aurait été plus perdu que jamais.
    _ Il voulait savoir si j'avais un autre enfant que Sarn, poursuivit Mère, aussi j'lui ai dit.
    _ Oh!  Mère qu'est-ce que tu lui as dit?
    _ J'lui ai dit que j'avais la meilleure fille du monde, qu'elle était très gentille pour sa mère, qu'elle avait une taille souple et élancée une longue tresse soyeuse qui lui descendait jusqu'aux genoux, de couleur foncée ce qui allait vraiment bien avec ses yeux, qu'elle était d'humeur agréable, joyeuse et taquine et qu'elle avait pitié des autres. Mais c'est que j'lui ai tout dit! Même que tu connaissais l'écriture grande et petite, et que Beguildy t'apprenais à lire et que maintenant t'en étais aux mots de quat' syllabes.
    _ Voyons Mère dis-je quel conte tu as inventé là
    _ Pas un conte, ma chérie, que la vérité!
    _ As-tu parlé des lettres de Gideon? As-tu dis que je les écrivais?
    _ Pourquoi, mais non. Sarn aurait pas aimé ni Jancis, ni toi
    _ C'est vrai, tu es pleine de bon sens Mère
    _ C'est ce qu'on a toujours  dit dans la famille, ma chérie.
    _ Alors, repris-je, le tisserand pense, sans aucun doute, que nous sommes une famille éduquée et il lui paraîtra certain que Gideon écrit ses lettres;
    Plus tard après l'avoir  aidée à se coucher, je pris le courage de lui demander:
    _ As-tu dit au tisserand que j'avais un bec-de-lièvre?
    _ Non, mais non ma chérie! Pourquoi l'aurais-je fait?
    _ C'est que, il aura une petite  idée sur moi, avec tout ce que tu lui as raconté et alors si un jour il me  voit…
    _ Eh bien s'il te voit, ma chérie, tel que je le connais, il t'aimera tout pareil, dit Mère avec assurance.
    Au moment où je la bordais, elle me prit la main et me dit:
    _ Prue ce s'rait un problème pour toi, s'il avait qu'une jambe ou qu'un bras, ou s'il était tout grêlé  par la petite vérole?
    _ Un problème, voyons Mère, m'exclamai-je vivement sans réfléchir, bien sûr que non! Je l'en aimerais que plus!
    _ Je le savais bien répondit Mère d'un ton satisfait. Je savais  que tu aimais cet homme et j'en suis vraiment contente. Maintenant ne te cache pas de lui, Prue. Sois pleine d'audace et risque tout comme un bon joueur au jeu des Couleurs Précieuses.
    _ Non non, je ne le pourrais pas. Oh Mère ce n'est pas gentil de m'avoir attrapée comme ça.
    _ Je voulais seulement savoir Prue. Je deviens vieille et fatiguée et le temps approche où la vie me deviendra un lourd fardeau. Il me fallait savoir s'il y avait du bien en réserve pour la meilleure des filles.
    Elle ouvrit les yeux et regarda au loin au travers de la petite fenêtre éclairée par la lune où se pressait contre la vitre une tache sombre qui n'était autre qu'un buisson de roses rouges. Par cette fenêtre, le ciel d'argent sans étoiles rayonnait de douce façon et Mère semblait y écouter quelque chose. Puis elle déclara:
    _ Je sais que tout ira bien pour toi, Prue. C'est venu sur mon cœur comme la fraîcheur de la  rosée et comme le velouté d'une rose rouge que tu s'ras aimée et que tu aimeras. Quand j'serai plus là, cependant, quand j'serai plus là. Mais qu'importe puisque j'sais que ça viendra.
    Je sentis un frisson d'étrangeté traverser la nuit.
    _ Que se passe-t-il Mère chérie, demandai-je, c'est le don de double vue?
    _ Non pas, j'vois rien. Mais j'sens la chose en moi.
    _ Te sens-tu bien, Mère, demandai-je, car j'avais peur qu'elle me glisse entre les doigts puisque la mort se présente ainsi souvent.
    Mais elle me répondit qu'elle se sentait bien, dans sa santé ordinaire et pas prête de mourir avant un bon nombre de jours, seulement cela lui  était venu quand elle avait pensé au tisserand et à  ce qu'il lui avait dit:
    _ “Certes je suis seul, et seul je resterai je pense, avait-il dit. Mais si je devais me marier ce serait avec une femme telle que votre fille”
    Quand la moisson de blé fut terminée, Gideon me demanda d'écrire sa seconde lettre pour Jancis, au moment où nous étions en train de souper sur le banc placé sous la fenêtre de la laiterie. Quand nous eûmes fini j'allai chercher l'encre et lui demandai ce qu'il voulait que j'écrive. Alors il me dit que je devais écrire qu'il allait bien et espérait qu'elle aussi, et qu'elle devait être une bonne fille, dure à la tâche et ne pas demander une avance sur ses gages pour des vêtements ou des chaussures mais qu'elle devait penser à tout notre avenir, qu'ici la moisson n'avait pas été très bonne et que son père restait dans les mêmes intentions à propos du jeune châtelain lequel allait revenir de Low Countries, l'année prochaine les poches pleine d'argent, et que la grosse vache Longhorn avait vêlé mais qu'elle avait abondonné son veau comme une sotte qu'elle était, et aussi qu'il fallait dire à monsieur Grimble, que lui Gideon voulait bien quelques agneaux au moment où on les ramène des collines pour l'hiver mais à condition que les agneaux n'aient pas trace de piétin sinon Gideon les renverrait de suite et ne ferait plus affaire avec lui.
    Gideon ajouta “Ecris aussi que j'irai au marché de Noël pour la voir  si Grimble voulait bien l'amener”
    Je lui répondis que je ferais de mon mieux et lui demandais si ça le dérangeais que j'en dise un peu plus? Et je ne pus m'empêcher de rire, car cette lettre d'un gars pour sa bien-aimée paraissait tellement singulière. Gideon leva les yeux brusquement et me demanda pourquoi je voulais en écrire plus? Je répondis qu'une fois lancé le stylo courait quelquefois  vers autre chose , alors il dit qu'il supposait que ce ne devait pas être facile de savoir à quoi s'attendre quand on commençait à écrire, et que Dieu le préserve de pareille absurdité, et que du moment que j'écrivais tout ce qu'il m'avait demandé, je pouvais ajouter ce qui me faisait plaisir.
    C'est ainsi que j'écrivis cette lettre:

    SARN            26 SEPTEMBRE
    MA BIEN-AIMEE CHERIE
    Le temps m'a paru long depuis ta lettre, qui était  si belle et que j'ai embrassée plusieurs fois. Tu sais  très bien écrire une lettre d'amour. Je m'imagine vous deux en train de la faire, ta chevelure d'or qui brille et ton beau visage penché, et le tisserand souriant et paraissant amusé avec ces yeux-là qui pourraient éloigner n'importe quelle fille de son fiancé, alors, si possible, fais attention de ne pas tomber amoureuse d'un autre que moi. Je te verrais peut-être au marché de Noël. Dis au tisserand que tous les discours de Mère sur notre Prue, c'est que de l'imagination, parce qu'elle est ordinaire sur tous les points. Demande à monsieur Grimble quelques agneaux pour moi. Préviens le tisserand que s'il s'approche de chez Huglet, il pourrait tout aussi bien prendre son fusil parce que Huglet vient d'acquérir un horrible chien et j'espère que tout va bien entre le tisserand et Grimble. Si le tisserand avait un peu de couture à faire, étant seul et sans femme, j'ai deux femmes chez moi, ma mère et ma sœur, qui seraient bien contentes de faire du travail à un prix honnête, elles pourraient vendre à moitié du prix du marché du chou rouge mariné et des pâtes de quetsche qu'elles ont confectionnées et ce serait bien charitable de les employer. La récolte  a été médiocre, la vache a abandonné son veau. Le jeune Camperdine est attendu pour l'année prochaine, oh! pour les agneaux s'ils ont le piétin je les renvoie vite fait et maintenant au revoir et prends soin de toi. Si tu as un rhume dès le début prends du citron et des brisures de gâteau de miel chauffées et tu es mon amour, mon très cher amour avec qui je voudrais passer ma vie et pour qui je pourrais mourir d'une morsure de chien ou d'autre chose, ma chérie, bonne nuit de celui qui t'aime.
                                                                              GIDEON SARN
    Voici un beau texte:” Le Maître doit venir”
    [fin de la lettre]

    Je me suis souvent demandée au cours de l'automne, pendant les nuits froides, ce qu'ils avaient bien pensé de ma lettre. Nous  savions qu'ils l'avaient reçue, parce  qu'un jour de marché, Gideon revint avec les agneaux, que Grimble avait placés dans un enclos près du Pichet de Cidre, et c'étaient de beaux agneaux sans trace de piétin. Cependant ce ne fut qu'à l'approche de Noël que  nous parvint la lettre de Jancis, et je me souviens que je la lus à Gideon par une nuit déchaînée avec de la pluie cinglant les vitres tandis qu'à l'intérieur régnait une douce chaleur. Cela me fit passer un bon Noël en dépit du travail et de Mère très souffrante au point qu'il nous fallut envoyer chercher l'auxiliaire du médecin jusqu'à Silverton, Gideon ne voulant pas entendre parler du médecin lui-même à cause de la dépense, qui était déjà assez importante. Il ne cessait de marmonner disant que Mère était un fardeau, et là-dessus Mère qui me demandait: “est-ce que Sarn pense que je suis un fardeau?” Aussi était-ce très embarrassant pour moi. Mais cette lettre me réconfortait comme une assiettée de bonne soupe chaude,  et avant que Gideon ne la prenne pour la conserver pour lui-même, j'en fis une copie que voici:

    LA HAUTE FERME       OUTRACK                           1er Décembre
     
    MON PLUS CHER AMI
    En écrivant ceci, je pense à Sarn comme  au meilleur des amoureux. Monsieur Woodseaves serait bien content de la couture, des  pickles et de la pâte de quetsche, c'est gentil, Sarn, d'y avoir pensé. Peut-être que tu pourras le dire à ta sœur un de ces jours. Monsieur Woodseaves dit qu'il n'a jamais eu meilleur remède pour guérir d'un rhume, il l'a essayé, après être rentré d'ici à Lullingford par une nuit pleine de brouillard, même s'il est persuadé qu'il aurait fallu une femme pour faire le mélange correctement. Il est désolé pour la récolte et le veau, mais il ne se tourmente pas pour le chien de Huglet,  n'ayant peur d'aucun chien, ni de Huglet non plus. Quoique, il s'en était fallu de peu lors du combat, sapristi, et la femme avait été bien courageuse pour s'être précipitée dans une telle situation afin de sauver  le pauvre homme qu'il était. Parce que, monsieur Woodseaves a entendu dire que c'était une femme qui l'avait fait, une grande femme mince avec de beaux  yeux noirs, lui a-t-on précisé. Ce n'est pas à moi de dire quoi que ce soit comme tu le sais Sarn. Mais d'autres en ont parlé. Le tisserand dit que si jamais il devait se lier à quelqu'un, il aimerait que ce soit avec une personne comme elle. Alors Bonne nuit et Joyeux Noël de
                                                                 JANCIS BEGUILDY   

    Je suis déjà amoureuse de toi et si pareille chose arrive dans la saison des arbres nus qu'arrivera-t-il en la saison où ils reverdissent?

    [fin de la lettre]

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