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#162081
BruissementBruissement
Participant

    LIVRE 1
    Chapitre 7: Reinettes et Jargonelles

    Mère leva les yeux lorsque je rentrai à la maison. Elle était en train de coudre la blouse.
    « _ Comme tu fais grande, là en rentrant, Prue, dit-elle et t’as pas encore seize ans ! »
    Je demandai où était Gideon
       _ Il fauche au clair de lune. J’ai jamais vu pareil gars. Il travaille et sue comme si quelqu’un était après lui
       _ Bon, en ce moment, la lune est en train de descendre derrière la pâture de l’église, Mère, dis-je, alors il sera bien obligé de s’arrêter. »
    Je m’en fus au pré. Il avait fauché autant qu’un homme dans la force de l’âge. Il était en train de frotter la faux avec une poignée d’herbe  et de l’aiguiser pour la ranger, au moment où j’arrivai. Je songeais qu’il était agréable d’arriver sur cette fauchée humide et sombre mais c’était triste aussi. En me rappelant tout ce que Gideon avait pris sur ses épaules, je me sentais désolée pour lui.
    « _ Allons viens souper Gideon, dis-je
       _ Sapristi ! tu ressembles à un fantôme glissant de dessous la haie sombre, dans tes vêtements noirs, avec ton visage tout blanc
    Puis il se souvint de tout ce qu’on avait à faire. Il commença à m’interroger à propos du travail.
       _  La volaille est rentrée ?
       _ Non
       _ Presse-toi alors, ç’aurait déjà dû être fait, t’as regardé les pièges ?
       _ Non, j’ai pensé que tu l’ferais
       _  Quand je fauche, j’peux rien faire d’autre, sauf c’qu’est trop dur pour toi
       _ Pas grand chose alors
       _ Quand tu t’seras occupée de la volaille et des pièges, tu pourras jeter deux ou trois lignes dans l’étang. J’dois encore scier.
       _ ça va me prendre pas mal de temps et j’suis pas douée pour jeter les lignes la nuit, dis-je, au bord des larmes. J'étais déjà fatiguée, il était tard et une nouvelle journée de travail allait semble-t-il commencer
       _ t’as fait un marché ou pas ?
       _ Ben oui Gideon
       _ Alors t’es liée par ce marché »

    Allant et venant tandis que Mère était au lit et Gideon aux champs, je me sentis seule. J’aurais aimé un moyen plus rapide pour être aussi belle qu’une fée. Puis me vint brusquement une idée qui ne m’était pas venue avant, parce que jusque-là je ne m’étais pas préoccupée de mon bec-de-lièvre. Il me semble qu’il arrive souvent, que ce soit quand vous voyez les autres se  préoccuper pour vous que vous commencez à vous préoccuper aussi. Je suis persuadée que si Eve avait eu la malchance d’avoir une chose telle qu’un bec-de-lièvre, elle n’en aurait eu cure jusqu’à ce qu’Adam lui lance un regard étonné ou que le Seigneur ne fronce les sourcils sur Son œuvre abîmée.
    Voici donc cette idée : pourquoi ne ferais-je pas, moi qui avais un si douloureux besoin d’être guérie, comme avaient fait autrefois et même quelquefois de nos jours, les pauvres gens, ici, à Sarn. C’est-à-dire, au moment où arrivaient les eaux troubles, lesquelles apparaissaient chaque année en août, d’entrer dans l’étang, en robe blanche, devant tous les participants de la Veillée. On disait que ces eaux troubles avaient l’effet de celles de Bethesda, et bien qu’elles n’en eussent pas toute la puissance, puisque celles de Bethesda guérissaient chaque année n’importe quelle maladie,  étant dans cette merveilleuse Terre Sainte où les miracles étaient le pain quotidien, celles de Sarn n’étaient supposées guérir que tous les sept ans à condition que la maladie ne soit pas mortelle. Il fallait descendre dans l’eau, après avoir jeûné, en disant un grand nombre d’anciennes prières  assez étranges. Je pourrais les apprendre dès que je saurai lire, parce qu’elles se trouvaient dans un vieux livre que le Pasteur gardait dans la sacristie. Non qu’il y crût vraiment ou qu’il s’y opposât tout à fait, mais il le conservait simplement parce qu’il s’agissait d’un livre rare et curieux.
    La chose qui m’inquiétait le plus c’est que cela se passait en public. J’aurais besoin de beaucoup de courage pour m’exposer ainsi comme on exposait sur la chaise d’humiliation la fille légère enveloppée d’un drap ou la sorcière, pour la punir en la plongeant dans l’eau. Assurément quand j’en eus parlé timidement à Mère et Gideon ils n’aimèrent pas cela du tout.
    « _ Quoi, répliqua Gideon, te faire toi-même la risée de trois cents personnes ? Autant aller t’exhiber à la foire, comme une grosse femme.
       _ mais je ne suis pas grosse.
       _  s’agit pas d’ça. Tu vas faire parler de toi de Sarn à Lullingford et de Plash à Brampton. Descendre dans l’eau comme n’importe quelle pestiférée sans le sou ! Les gens vont dire « y’a la sœur de Sarn qui plonge dans l’eau comme les pauvres de jadis, parce que Sarn est trop pingre pour faire venir l’aide du docteur, sans parler du docteur lui-même » Et quand j’irai au marché, ils riront de moi en détournant la tête. Ne fais jamais pareille effronterie! Tu ferais bien  mieux de faire des gâteaux à la menthe et de la bière épicée pour la foire le moment venu, comme Mère faisait. Là tu gagnerais quelque chose.
       _ Oui ma chérie, dit Mère, fais comme te dit Sarn. Cela rapportera et tu pourras regarder les choses qu’il y a à voir, c’que tu pourrais pas faire en dehors du travail, vu qu’y a à peine deux mois que Père est mort. Et  pense un peu comme ça serait affreux pour une pauvre veuve de se voir lancer à la figure, devant une foule de gens, que sa fille a un bec-de-lièvre »
    Et elle commença à tordre ses petites mains et je savais qu’elle allait repartir dans sa vieille lamentation aussi laissai-je tomber.
    « _ Promets-moi de ne jamais faire pareille chose Prue, commanda Gideon
       _ je promets pour cette année mais pas plus
       _  t’as un sacré entêtement Prue, mais promesse ou pas, tu feras jamais pareille chose tant que tu vivras
       _  quand je serai morte, peu m’importera, répondis-je. Parce que si je fais le bien et que j’aille en paradis, je serais toute transformée, et je serais aussi belle que le nénuphar de l’étang. Et si je fais le mal  et que j’aille en enfer, j’aurais vendu mille fois mon âme pour avoir une belle figure, et j’en serais heureuse quand même je serais damnée »

    Et je m’enfuis au grenier pleurer un long moment.
    Mais la quiétude de l’endroit et sa solitude finirent par me réconforter, et ouvrant le volet qui donnait sur le verger et sous lequel se trouvait un grand poirier en espalier, je sortis mon tricot de mon sac, parce que c’était un samedi après le thé, que je m’étais mise à parler des eaux troubles, et la semaine de travail était pratiquement finie, je portais donc ma belle robe et le sac assorti. Assise là, regardant les arbres verts, avec l’odeur fraîche de notre foin que la brise apportait, mélangée au parfum des roses sauvages et des reines des prés qui poussaient dans le fossé du verger, j’écoutais les merles qui chantaient ici et là. Quand ils étaient vraiment loin, on ne pouvait guère les distinguer des autres oiseaux, car ils étaient nombreux à nous enchanter, grives, roitelets des saules, linottes aux sept couleurs, perdrix, pinsons, et les maîtres compositeurs. C’était comme une toile avec de nombreux fils, et un fil principal qui était d’or pur, un chant si apaisant à écouter.
    Je pensais que l’amour était peut-être ainsi : composé de nombreux fils de couleur et d’un fil principal d’or pur.

    Le grenier touchait au chaume et sous le rebord du toit se trouvaient de nombreux nids d’où s’échappait le continuel gazouillis des hirondelles. La fenêtre du grenier se trouvait sur un grand pignon, l’une des pentes du toit descendait jusqu’à terre, et il y avait une haute cheminée au-dessus de la poutre principale. Quelque part entre les autres poutres du grenier se trouvait un nid d’abeilles sauvages, on pouvait les entendre bourdonner gentiment et les voir matin et soir former une ligne jusqu’à l’étang pour s’y désaltérer. Ainsi, tout était tranquille ici, avec au-dehors les ombres claires des pommiers  du verger, lequel était déserté, comme l’étaient aussi les  prairies proches, Gideon étant dans le pré le plus éloigné, en train d’assembler le foin en meules, ce que moi aussi, j’aurais dû être en train de faire. 
    C’est alors que me vint, et je ne saurais dire d’où, la plus forte impression de douceur jamais connue auparavant. Il ne s’agissait pas de quelque chose de religieux comme le bien procuré par la lecture d’un texte au cours du prêche. C’était encore au-delà. C’était comme si une créature, toute de lumière, était venue soudainement après une longue absence, se réfugier dans mon cœur. Toutes les choses étaient devenues aimables et radieuses, comme si un air nouveau les enveloppait. Cette impression se ressent parfois par les brillants matins après une pluie, et que l’on se dit :  « quelle belle journée, le coucou s’en va vers les nues »
    Seulement il ne s’agissait pas de la beauté du jour, mais de quelque chose de plus. Je ne me souciais pas de savoir ce que c’était. Quand la sittelle torchepot entre dans son arbre, elle ne se demande ni qui l’a planté, ni le nom qu’il porte parmi les hommes. Pour la sittelle bleue son arbre c’est tout, et cette chose-là fut tout pour moi. Plus tard, quand j’eus maîtrisé la lecture de la Bible, je lus :
    « la bannière qu’il déploie sur moi, c’est l’amour »
    Et cela me rappela ce soir-là. Mais si vous m’aviez demandé « la bannière de qui ? », je n’aurais pu répondre. Et maintenant même, quand le pasteur me dit « c’est la puissance du Seigneur qui œuvrait en vous », je n’en suis pas si certaine. Parce qu’en cela il n’y avait ni église, ni fidèles, ni prières ou adorations ni péchés ou repentirs. Cela avait à voir avec les choses telles que le chant d’un oiseau ou le bruissement des jonquilles qui se touchaient sous le vent. Et cela venait et allait à son gré comme une brise sur les tiges de blé. Ce qu’il y avait d’étrange aussi, c’est qu’une femme qui passait ses jours dans un accoutrement sale, nettoyant porcheries et étables, travaillant dur, et économisant chaque sou, avait pu en un instant se retrouver en pareille merveille.
    Car, bien que ce fût si tranquille, ce n’en fut  pas moins un grand miracle qui changea ma vie. Depuis lors, quand je me sentais perdue à cause d'événements qui tournaient mal, je courais au grenier y retrouver, en plus profond encore, le cœur de cette douceur.
    Bien que la rencontre ne se reproduisît que peu de fois, le grenier en était toujours imprégné. Je n’avais qu’à grimper là, à écouter le murmure des abeilles, à sentir le parfum boisé des pommes cueillies, à entendre le crissement doux des feuilles sur  le rebord de la fenêtre, à observer les branches tordues et grises sur fond de ciel, et tout me revenait, alors j’oubliais tout le reste. Il y avait sur la porte un gros fermoir en bois que j’avais l’habitude d’utiliser, bien qu’il n’y eût nul besoin de le faire, parce que le grenier était un lieu très peu fréquenté et personne n’y venait sauf le tisserand voyageur, Gideon pour la récolte des pommes et moi. Personne n’aurait eu l’idée de venir me chercher là, et c’était pour moi un parloir et une église.
    Le toit touchait le plancher sur tous les côtés et les poutres et les chevrons étaient en chêne, le plancher était inégal comme une eau sous l’orage. Les pommes et les poires avaient leurs places respectives dans la pièce.
    Il y avait des coussinettes, des reinettes dorées et grises, des pommes d’api rouges, des non pareilles, des royales, de grosses pommes vertes à cuire, des mouronnettes et des courts-pendues. Nous avions toute une sélection de poires aussi, car dans un si vieux jardin, depuis toujours dans la famille, à chaque génération on plantait quelques arbres. Nous avions des poires de Worcester, des beurrés, des jargonelles, des bergamotes et des bons-chrétiens .
    Juste après la dernière cueillette, le grenier resplendissait  tel un vitrail, tout de rouge et d’or. Et les couleurs de ces fruits évoquaient toujours l’apparition de douceur, alors qu’il n’y avait eu ni poires ni pommes à l’époque. Et cela parce que la couleur était associée au parfum incrusté là depuis toujours.  Chacune de ces joues rondes et rouges semblait sourire à cette pauvre Prue Sarn, assise entre la machine à tisser et la fenêtre, toute à sa solitude. Je découvris un vieux coffre abandonné aux souris, je le nettoyais et y mis un fermoir, c’est là que je gardais désormais mon encre, mes plumes, mon cahier, la Bible que Mère m’avait laissée puisque ni elle ni Gideon ne pouvaient la lire.

    Un soir d’octobre, j’étais assise en cet endroit, m’exerçant à écrire sous la chandelle de roseau. La lune remplissait la petite fenêtre comme si quelqu’un y avait suspendu  un plateau d’argent. Partout les pommes se pressaient comme des gens à une foire désireux de voir quelque  merveille. Je m’imaginais qu’elles se disaient les unes aux autres : « Calme-toi maintenant » « Cesse ce bruit » « Arrête de gigoter ».
    Et je me mis à considérer que toute cette bénédiction du grenier était advenue grâce à ma malédiction.
    En effet, si je n’avais pas eu ce bec-de-lièvre qui me fit m’échapper vers la solitude de mon âme, cela ne me serait jamais arrivé ! Les pommes en quête de merveilles, se seraient pressées en vain,  parce que je n’aurais même pas soupçonné la splendeur venue de l’autre bord du silence.
    Tandis que je méditais sur tout cela, soudainement, apparut de nulle part, ce délicieux phénomène qui vint s’enraciner en mon être telle une graine venue du plus profond même de l’amour.

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