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LADY SUSAN
Jane Austen – env. 1794 – Traduit par Vincent de l’Epine
LETTRE I
De Lady Susan Vernon à Mr. Vernon
Langford, Décembre
Mon cher frère,
Je ne peux pas me refuser plus longtemps le plaisir de profiter de l’aimable invitation que vous m’avez faite lorsque nous nous sommes quittés, de passer quelques semaines avec vous à Churchhill, et par conséquent, s’il vous convient à vous et à Mrs. Vernon de me recevoir à présent, j’espère pouvoir dans quelques jours être introduite auprès d’une sœur que je désire connaître depuis si longtemps. Mes chers amis ici me pressent affectueusement de prolonger mon séjour parmi eux, mais leurs joyeuses et hospitalières dispositions les entraînent trop dans le monde pour ma présente situation et mon état d’esprit ; et j’attends avec impatience l’heure où je serai admise dans votre délicieuse retraite.
Il me tarde de faire la connaissance de vos chers petits enfants ; je serais heureuse de trouver ma place dans leur cœur. Je vais bientôt avoir besoin de toute ma force, car je suis sur le point de me séparer de ma propre fille. La longue maladie de son cher père m’a empêché de lui porter l’attention que me commandaient également le devoir et l’affection, et j’ai bonne raison de craindre que la gouvernante à qui je la confiai n’était pas à la hauteur de la tâche. Je me suis donc résignée à la placer dans l’une des meilleures écoles privées de la ville, où j’aurai la possibilité de la déposer lors de mon voyage pour vous rejoindre. Vous le voyez, je suis déterminée à ne pas me voir refuser l’entrée de Churchhill. J’éprouverais une vive douleur si j’apprenais que vous n’êtes pas en capacité de m’accueillir.
Votre sœur très obligée et affectionnée,
Susan Vernon.
LETTRE II
De Lady Susan Vernon à Mrs. Johnson
Langford.
Vous vous trompiez, ma chère Alicia, si vous pensiez que je demeurerais au même endroit tout le reste de l’hiver ; cela me peine de dire à quel point vous vous trompiez, car j’ai rarement passé trois mois plus agréables que ceux qui viennent juste de s’écouler. Maintenant, rien ne se passe comme je le voudrais, car les femmes de la famille se sont liguées contre moi. Vous aviez prédit ce qui arriverait lorsque je vins pour la première fois à Langford, et Mainwaring est si extraordinairement plaisant que j’avais moi-même quelque appréhension. Je me souviens m’être dit, tandis que je me dirigeais vers la maison, « J’aime cet homme, le Ciel fasse qu’aucun mal n’en résulte ! ». Mais j’étais déterminée à être discrète, à garder à l’esprit que je n’étais veuve que de quatre mois, et à rester aussi tranquille que possible : et je l’ai été, chère créature, je n’ai accepté les attentions de personne d’autre que Mainwaring. J’ai évité toute forme de flirt ; je n’ai d’ailleurs distingué aucune créature, parmi tous ceux qui fréquentaient ces lieux, si ce n’est Sir James Martin, à qui j’ai accordé quelque attention, afin de le détourner de Miss Mainwaring. Mais si le monde pouvait connaître mes motivations dans cette circonstance, j’en serais félicitée. On m’a appelée une mère indigne, mais ce fut justement l’impulsion sacrée de l’affection maternelle, l’intérêt de ma fille qui me guidèrent, et si cette fille n’était pas la plus nigaude du monde, j’aurais été payée de mes efforts comme j’aurais dû l’être.
Sir James me fit des propositions pour Frederica ; mais Frederica, qui est née pour être le tourment de ma vie, a choisi de s’élever si violemment contre cette union, que j’ai jugé préférable d’abandonner cette combinaison pour l’instant. Je me suis plus d’une fois repentie de ne pas l’avoir épousé moi-même, et s’il était ne serait-ce qu’un peu moins lamentablement faible, j’aurais certainement dû le faire. Mais je dois avouer que je suis plutôt romantique dans ces questions, et les seules richesses ne sauraient me satisfaire.
Les conséquences de tout ceci sont désastreuses : Sir James est parti, Maria est tout à fait furieuse, et Mrs. Mainwaring insupportablement jalouse, tellement jalouse en fait, et tellement en rage contre moi, que je ne serais pas surprise que dans l’excès de sa colère, elle en appelle à son tuteur, si elle avait la liberté de s’adresser à lui. Mais votre mari reste mon ami, et l’action la plus touchante et la plus aimable de sa vie fut bien de la rejeter pour toujours le jour de son mariage. Entretenez donc son ressentiment, je vous le demande. Nous voici maintenant dans une mauvaise situation ; jamais maison ne fut plus bouleversée ; tout le monde est en guerre, et Mainwaring ose à peine me parler. Il est temps pour moi de partir ; je me suis donc décidée à les quitter, et passerai, je l’espère, une agréable journée avec vous en ville dans la semaine qui vient. Si je suis aussi peu que jamais en faveur auprès de Mr. Johnson, vous devez venir me retrouver au 10, Wigmore Street ; mais j’espère que ce ne sera pas nécessaire, car Mr. Johnson, malgré toutes ses fautes, est un homme qu’on qualifie toujours de ce grand mot de « respectable ». Et comme on me sait tellement intime avec sa femme, il serait inconvenant pour lui de me mépriser.
Je passe par Londres pour me rendre à cette insupportable destination, ce village de campagne, car je vais réellement à Churchhill. Pardonnez-moi, ma chère amie, c’est là ma dernière ressource. S’il y avait un quelconque endroit en Angleterre qui me fut ouvert, je le préfèrerais. Je n’ai qu’aversion pour Charles Vernon, et j’ai peur de sa femme. Je resterai cependant à Churchhill, jusqu’à ce que je trouve mieux. Ma jeune fille m’accompagne en ville, où je vais la remettre aux bons soins de Miss Summers, de Wigmore Street, jusqu’à ce qu’elle devienne un peu plus raisonnable. Elle y fera de bonnes rencontres, car les filles y sont toutes de bonne famille. La dépense est immense, et bien au-delà de ce que je peux espérer réussir à payer.
Adieu, je vous envoie un mot dès que j’arrive en ville.
Toujours à vous,
Susan Vernon.
LETTRE III
De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
Chruchhill.
Ma chère mère,
Je suis vraiment désolée de devoir vous dire que nous ne serons pas en mesure de tenir notre promesse de passer Noël avec vous ; et nous sommes privés de cette joie par une circonstance qui n’est pas susceptible de nous offrir la moindre consolation. Lady Susan, dans une lettre à son beau-frère, a déclaré son intention de nous rendre visite très prochainement, et comme une telle visite est très probablement une question de commodité, il est impossible de prévoir sa durée. Je n’étais en aucune façon préparée à un tel évènement, et ne puis pour l’instant expliquer la conduite de Milady. Langford semblait être pour elle le meilleur endroit à tous points de vue, aussi bien pour le style de vie élégant et dispendieux qui y règne, que pour son attachement particulier à Mr. Mainwaring. J’étais donc très loin de m’attendre à recevoir un tel honneur de façon aussi précipitée, bien que j’aie toujours pensé, au vu de son amitié croissante pour nous depuis la mort de son mari, que nous serions bien forcés de la recevoir un jour ou l’autre.
Je crois que Mr. Vernon a été beaucoup trop amical avec elle quand il était dans le Staffordshire ; le comportement de Lady Susan envers lui, indépendamment de son caractère en général, a été si inexcusablement artificieux et sans cœur depuis les prémices de notre mariage, que seule une personne aussi douce et aimable que lui aurait pu l’ignorer. Et si en tant que veuve de son frère, il était approprié que mon mari lui vienne en aide financièrement dans une certaine mesure, je ne peux m’empêcher de penser qu’il était inutile de la convier avec tant d’insistance à venir nous rendre visite à Churchhill. Mais Mr. Vernon est comme toujours disposé à voir le meilleur côté de chacun. Il a suffi pour qu’il adoucisse son cœur et ait confiance en sa sincérité, qu’elle multiplie les démonstrations de chagrin et de regret, et qu’elle déclare qu’elle serait dorénavant plus prudente. Mais pour ma part, je ne suis toujours pas convaincue. Milady a beau être très persuasive dans sa lettre, je ne pourrai pas me faire une opinion tant que je n’aurai pas compris les véritables raisons pour lesquelles elle vient nous rendre visite. Vous comprendrez donc, ma chère madame, avec quels sentiments j’attends son arrivée. Elle va avoir l’occasion de développer tous ces pouvoirs de séduction pour lesquels elle est réputée, afin de gagner ma considération, et je vais certainement m’efforcer de me protéger contre leur influence, s’ils ne s’accompagnent pas de quelque chose de plus substantiel. Elle exprime le plus vif désir de faire ma connaissance, et mentionne avec grâce mes enfants, mais je ne suis pas assez faible pour penser qu’une femme qui s’est comportée avec négligence, sinon avec méchanceté envers sa propre enfant, pourrait s’attacher à l’un des miens. Sa fille Miss Vernon va être placée dans une école de Londres avant que sa mère ne vienne chez nous, ce dont je suis heureuse, à la fois pour elle et pour moi. Cela ne peut que lui profiter d’être séparée de sa mère, et une fille de seize ans qui a reçu une aussi déplorable éducation ne pourrait pas être une compagne très souhaitable ici. Reginald désire depuis longtemps, je le sais, voir la captivante Lady Susan, et il devrait nous rejoindre bientôt. Je suis heureuse d’entendre que mon père va bien, et je suis, avec mes meilleurs sentiments, etc.
Catherine Vernon.
LETTRE IV
De Reginald De Courcy à Mrs. Vernon
Parklands.
Ma chère sœur, je vous félicite vous et Mr. Vernon d’être sur le point de recevoir dans votre famille la coquette la plus accomplie d’Angleterre. On m’a toujours invité à la considérer comme une charmeuse très distinguée, mais il m’est arrivé dernièrement d’entendre quelques détails de sa conduite à Langford, qui prouvent qu’elle ne se limite pas à cette sorte de flirts anodins qui convient à la plupart des gens, mais aspire à la satisfaction plus grande de rendre toute une famille malheureuse. Par son comportement envers Mr. Mainwaring, elle a rendu son épouse jalouse et misérable, et par ses attentions envers un jeune homme auparavant attaché à la sœur de Mr. Mainwaring, elle a privé une aimable jeune fille de son amoureux.
J’ai appris tout cela de Mr. Smith, qui est maintenant dans le voisinage (j’ai dîné avec lui chez Hurst et Wilford) ; il revenait justement de Langford où il a passé une quinzaine avec Milady, et est donc bien placé pour rendre compte de ces faits.
Quelle femme ce doit être ! Je suis impatient de la voir, et je vais certainement accepter votre aimable invitation. Je pourrai ainsi me faire une idée de ces pouvoirs ensorcelants qui ont su attirer en même temps, et dans la même demeure, l’affection de deux hommes, dont aucun n’avait la liberté de l’accorder – et tout cela sans même les charmes de la jeunesse ! Je suis heureux que Miss Vernon n’accompagne pas sa mère à Churchhill, car elle n’a rien pour la recommander, pas même ses manières, et si j’en crois Mr. Smith, elle est aussi fière qu’insipide. Quand la fierté et la stupidité s’unissent, il ne peut y avoir de dissimulation vraiment remarquable, et Miss Vernon devrait être condamnée à être perpétuellement ignorée. Mais d’après ce que je sais, Lady Susan possède des talents pour la tromperie et la séduction qui doivent être plaisants à observer et à détecter. Je serai avec vous très bientôt, et suis toujours, votre frère affectionné,
Reginald De Courcy.
LETTRE V
De Lady Susan Vernon à Mrs. Johnson
Churchhill.
J’ai reçu votre mot, ma chère Alicia, juste avant de quitter la ville, et je me réjouis que Mr. Johnson ne suspecte rien de votre engagement d’hier soir. Il est sans nul doute préférable de le tromper complètement, et comme il est borné, il doit être trompé. Je suis arrivée ici sans encombre, et n’ai aucune raison de me plaindre de l’accueil de Mr. Vernon, mais je le confesse, je ne suis pas aussi satisfait du comportement de son épouse. Elle est très bien élevée, vraiment, et a l’air d’une femme à la mode, mais ses manières ne sont pas pour me persuader qu’elle est prédisposée en ma faveur. Je voulais qu’elle soit ravie de me voir, j’étais aussi aimable que possible en cette occasion, mais ce fut en vain. Elle ne m’aime pas. En vérité, si l’on considère que je me suis donné beaucoup de mal pour que mon beau-frère ne l’épouse pas, ce manque de cordialité n’est pas très surprenant, et pourtant cela révèle un esprit intolérant et vindicatif que de me reprocher un projet qui a été le mien il y a six ans, et qui finalement n’a même pas réussi.
Il m’arrive de me reprocher de ne pas avoir laissé Charles acheter Vernon Castle, quand nous fûmes obligés de le vendre, mais les circonstances étaient alors difficiles, tout particulièrement parce que la vente se déroula au moment même de son mariage. Tout le monde devrait comprendre la délicatesse de sentiments de mon époux qui ne pouvait, au prix de sa dignité, admettre que son frère cadet prît possession du domaine familial. Si les choses avaient pu être arrangées de façon à ce que nous n’ayons pas à quitter le château, si nous avions pu vivre avec Charles en le gardant célibataire, il ne me serait pas venu à l’esprit de persuader mon époux de vendre ailleurs. Mais Charles était sur le point d’épouser Miss de Courcy, et les faits m’ont donné raison. Maintenant qu’il y a des enfants en abondance, quel bénéfice aurais-je pu tirer de l’achat de Vernon Castle par Charles ? Le fait que je l’aie empêché a peut-être donné à sa femme une impression défavorable, mais quand il y a une prédisposition à ne pas aimer, les motifs ne manquent jamais, et en ce qui concerne l’argent, cela ne l’a pas dissuadé de se montrer utile envers moi. J’ai vraiment de l’affection pour lui ; il est tellement facile de le manœuvrer !
La maison est très bien, le mobilier confortable, et tout y respire l’opulence et l’élégance. Charles est très riche j’en suis sûre. Quand un homme s’est fait un nom dans la banque, il roule sur l’or, mais il ne sait pas quoi en faire, a peu de compagnie, et ne va à Londres que pour affaires. Montrons-nous aussi sotte que possible. Je veux dire pour gagner le cœur de ma belle-sœur à travers ses enfants ; je connais déjà tous leurs prénoms, et je vais m’attacher avec la plus grande sensibilité à l’un d’entre eux en particulier, le jeune Frédéric, que je prends sur mes genoux et qui me fait pousser des soupirs à chaque évocation de son cher oncle.
Pauvre Mainwaring ! Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point il me manque, à quel point il ne quitte jamais mes pensées. J’ai trouvé une lettre lugubre de lui à mon arrivée ici, pleine de complaintes à propos de sa femme et de sa sœur, et de lamentations sur la cruauté de son destin. Aux Vernon, j’ai présenté sa lettre comme venant de sa femme, et quand je lui écrirai à lui, cela devra être sous votre couvert.
Eternellement vôtre,
Susan Vernon.
LETTRE VI
De Mrs. Vernon à Mr. De Courcy
Churchhill.
Eh bien, mon cher Reginald, j’ai vu cette dangereuse créature, et je dois vous en faire la description, même si j’espère que vous pourrez bientôt vous faire votre propre jugement. Elle est vraiment extrêmement jolie ; et bien que vous puissiez sans nul doute mettre en question le charme d’une Lady qui n’est plus toute jeune, je dois, pour ma part, dire que j’ai rarement vu une femme aussi charmante que Lady Susan. Son teint est délicatement clair, avec de beaux yeux gris et des cils noirs, et à en juger par son apparence, personne ne lui donnerait plus de vingt-cinq ans, bien qu’elle doive en réalité en avoir dix de plus. Je n’avais certes pas de prédisposition à l’admirer, même si j’avais entendu dire qu’elle était belle, mais je ne peux m’empêcher de trouver qu’elle allie d’une façon peu commune la beauté des proportions, l’éclat et la grâce. Son attitude à mon égard a été tellement douce, franche et même affectueuse, que, si je n’avais pas su qu’elle m’avait toujours détesté pour avoir épousé Mr. Vernon, et que nous ne nous étions jamais rencontrées, j’aurais pu la croire une amie sincère. On est porté, je crois, à associer un comportement assuré à de la coquetterie, et l’on s’attend à ce qu’une personne impudente s’adresse à vous d’une façon impudente ; tout au moins je m’étais préparée à trouver en Lady Susan une confiance en soi déplacée, mais son comportement reste très doux, et sa voix et ses manières très agréables. Je suis désolée qu’il en soit ainsi, mais de quoi peut-il s’agir sinon d’une tromperie ? Malheureusement, on ne la connaît que trop bien.
Elle est intelligente et agréable ; sa culture lui permet une conversation aisée, et elle parle très bien, maniant habilement les mots, mais souvent, je le crains, pour faire prendre le blanc pour du noir. Elle m’a déjà presque persuadée qu’elle était tendrement attachée à sa fille, moi qui ai longtemps été convaincue du contraire. Elle parle d’elle avec tant de douceur et d’anxiété, se lamentant si amèrement des carences de son éducation, qu’elle se représente cependant comme totalement inévitables, que je dois, pour parvenir à ne pas la croire, me forcer à me souvenir du nombre de printemps que Sa grâce a passés en ville, tandis que sa fille restait en Staffordshire aux bon soins des servantes, ou au mieux d’une gouvernante.
Si ses manières ont une telle influence sur mon cœur pourtant prévenu, vous pouvez vous imaginer quel pouvoir elles ont sur le tempérament facile de Mr. Vernon. J’aimerais pouvoir comme lui me convaincre que c’était véritablement son choix de quitter Langford pour Churchhill. Si elle n’était pas restée là-bas des mois avant de découvrir que la façon de vivre de son amie ne convenait pas à sa situation ou à ses sentiments, j’aurais pu croire que le chagrin éprouvé à l’occasion de la perte d’un époux tel que Mr. Vernon, envers lequel elle n’avait pas toujours eu un comportement irréprochable, aurait pu la conduire à chercher à se retirer du monde. Mais je ne peux pas oublier la durée de son séjour chez les Mainwaring, et quand je pense à la différence entre la vie qu’elle menait chez eux et sa vie parmi nous, je ne peux que supposer que seul le désir d’asseoir sa réputation en suivant, certes bien tard, le chemin de la vertu, a pu la conduire à quitter une famille où elle se trouvait en réalité parfaitement heureuse. L’histoire de votre ami Mr. Smith, ne peut être tout à fait exacte, car elle correspond régulièrement avec Mrs. Mainwaring. Ou tout au moins, cette histoire doit être exagérée. Il est presque impossible d’imaginer qu’elle ait pu abuser aussi grossièrement deux hommes en même temps.
Bien à vous, etc.
Catherine Vernon.
LETTRE VII
De Lady Susan Vernon à Mrs. Johnson
Churchhill.
Ma chère Alicia, vous êtes vraiment trop bonne de vous soucier de Frederica, et je vous en suis reconnaissante comme d’une preuve de votre amitié ; mais comme je ne peux pas avoir le moindre doute sur la chaleur de cette amitié, je suis loin d’exiger de vous un tel sacrifice. C’est une fille stupide, et elle n’a rien pour elle. Je ne voudrais donc surtout pas, pour ma part, vous faire perdre un instant de votre précieux temps en l’envoyant à Edward Street, d’autant que chaque visite serait prise sur le temps consacré au grand projet de son éducation, à laquelle je suis très vigilante tant qu’elle demeure chez Miss Summer.
Je veux qu’elle soit capable de jouer et de chanter avec quelque bon goût et suffisamment d’assurance, puisqu’elle a mes bras et mes mains, et une voix acceptable. En ce qui me concerne, j’ai été tellement gâtée dans mes jeunes années, que je n’ai jamais eu à me soucier de quoi que ce soit, et ne suis en conséquence pas aussi accomplie que doit l’être une jolie femme. Non pas que je défende la mode actuelle qui veut qu’on doive acquérir une connaissance parfaite de tous les langages, de tous les arts et de toutes les sciences. C’est gaspiller son temps que de chercher à maîtriser le français, l’italien, et l’allemand : la musique, le chant et le dessin vaudront à une femme quelques succès, mais n’ajouteront pas un seul prétendant à sa liste – la grâce et les manières, après tout, voilà le plus important. Je veux donc dire que Frederica ne devrait pas apprendre plus que ce qui est superficiel, et je me réjouis du fait qu’elle ne pourra pas rester suffisamment de temps à l’école pour approfondir quoi que ce soit. J’ai bon espoir de la voir mariée à Sir James dans un an. Vous savez sur quoi je fonde cet espoir, et c’est certainement un fondement raisonnable, car l’école doit être très humiliante pour une jeune fille de l’âge de Frederica. Et à propos, vous feriez justement bien de ne plus l’inviter, car je voudrais que sa situation soit aussi déplaisante que possible. Je suis sûre de Sir James, et un seul mot de moi suffira pour lui faire renouveler sa proposition. Je vous demanderai toutefois, d’ici là, de veiller à ce qu’il ne forme pas d’autre attachement quand il viendra en ville. Invitez-le chez vous à l’occasion, et parlez-lui de Frederica, afin qu’il ne l’oublie pas. Par-dessus tout, je me félicite de mon comportement dans cette affaire, et y vois un modèle de circonspection et de tendresse. Certaines mères auraient insisté pour que leur fille accepte une si belle offre à la première occasion, mais je ne pouvais me résoudre à forcer Frederica à accepter un mariage contre lequel son cœur se révoltait, et plutôt que d’adopter une mesure aussi extrême, j’ai préféré lui proposer de faire son propre choix, en lui rendant la vie aussi inconfortable que possible jusqu’à ce qu’elle l’accepte – mais assez parlé de cette fille épuisante.
Vous devez vous demander comment je vais réussir à m’occuper ici ; en effet la première semaine était d’un insupportable ennui. Mais maintenant, je commence à m’y faire ; notre société s’est enrichie du frère de Mrs. Vernon, Reginald, un élégant jeune homme, qui me promet quelque amusement. Il y a quelque chose en lui qui m’intéresse, une sorte d’impertinence et de familiarité que je lui apprendrai à corriger. Il est gai, et semble intelligent, et lorsque je parviendrai à lui inspirer plus de respect pour moi qu’il n’y a été préparé par les bons offices de sa sœur, il fera un agréable flirt. C’est un grand plaisir que de parvenir à dominer un esprit insolent, et d’amener à reconnaître votre supériorité une personne qui a été prévenue contre vous. J’ai déjà commencé à le déconcerter par ma calme réserve, et ce sera mon objet de toujours rabaisser l’orgueil de ces De Courcy pleins de suffisance, de convaincre Mrs. Vernon que ses conseils fraternels ont été dispensés en vain, et de persuader Reginald qu’elle m’a scandaleusement calomniée. Ce projet aura au moins le mérite de m’amuser, et m’empêchera de trop penser à cette cruelle séparation d’avec vous et tous ceux que j’aime.
Bien à vous,
Susan Vernon.
LETTRE VIII
De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
Churchhill.
Ma chère mère – Vous ne devez pas espérer le retour de Reginald avant quelque temps. Il souhaite que je vous dise que le beau temps l’incite à accepter l’invitation de Mr. Vernon à prolonger son séjour dans le Sussex, afin de faire quelques parties de chasse ensemble. Il compte envoyer chercher ses chevaux immédiatement, et il est impossible de dire quand vous pourrez le revoir dans le Kent. Je ne vous cacherai pas mes sentiments sur ce changement de ses plans, ma chère mère, même si je pense que vous ne devriez pas vous en ouvrir à mon père, car l’excessive attention qu’il porte à Reginald pourrait l’alarmer au point d’affecter sérieusement sa santé et sa tranquillité d’esprit. Lady Susan est sans aucun doute parvenue, en une quinzaine de jours, à se faire aimer de mon frère. Pour être claire, je suis persuadée que le prolongement de son séjour ici au-delà du terme initialement prévu, est tout autant dû à la fascination qu’il éprouve pour elle qu’au désir de chasser avec Mr. Vernon, et bien sûr je ne tire pas de la prolongation de la visite de mon frère le plaisir que je devrais normalement en attendre. Je suis véritablement choquée des artifices de cette femme sans principes : quelle meilleure preuve pourrait-on demander de ses dangereux talents que cette perversion du jugement de Reginald, qui était pourtant à son arrivée tellement prévenu contre elle ! Dans sa dernière lettre, Reginald m’a donné sur le comportement de Lady Susan à Langford quelques détails qu’il a obtenus d’un gentleman qui la connaît parfaitement, et en qui Reginald a toute confiance, et à vrai dire il y a là vraiment de quoi la prendre en horreur. Je suis sûre que lorsqu’il est arrivé, il voyait en elle la pire femme d’Angleterre, ne méritant ni délicatesse ni respect, et qu’il pensait qu’elle serait charmée des attentions de tout homme disposé à flirter avec elle.
Le comportement de Lady Susan, je le reconnais, était calculé pour réfuter une telle idée ; je n’y ai pas perçu la moindre inconvenance – aucune vanité, aucune prétention, aucune légèreté, et il faut reconnaître qu’elle est si charmante que je ne m’étonnerais pas qu’il soit sous son charme s’il n’avait rien su d’elle avant de faire sa rencontre en personne. Mais contre toute raison, contre toute évidence, qu’elle puisse lui plaire autant, voilà qui ne cesse de m’étonner. Son admiration pour elle dès le début était très forte, mais pas plus qu’il n’est naturel, et je ne m’étonne pas qu’il ait été frappé par sa douceur et la délicatesse de ses manières. Mais lorsqu’il parle d’elle maintenant, ce sont d’extraordinaires concerts de louanges, et hier il est allé jusqu’à dire qu’il pouvait facilement concevoir l’effet qu’un tel charme et de tels talents pouvaient avoir sur le cœur d’un homme. Et lorsqu’en réponse je déplorai son amoralité, il répondit que quelles qu’aient pu être ses erreurs, elles devaient être imputées aux lacunes de son éducation et à son mariage précoce, et que de toute façon elle était une femme formidable. Cette tendance à excuser son inconduite, ou à l’oublier, dans l’enthousiasme de l’admiration, me navre, et si je ne savais pas que Reginald peut toujours se considérer comme chez lui à Churchhill, au point de n’avoir pas besoin d’une invitation pour prolonger sa visite, je regretterais que Mr. Vernon le lui eût jamais proposé. Les intentions de Lady Susan ne sont bien sûr que de la pure coquetterie, ou un désir de susciter une admiration universelle. Je ne puis imaginer un instant qu’elle ait quoi que ce soit de plus sérieux en vue, mais je suis mortifiée de voir qu’un jeune homme de bon sens comme Reginald puisse être ainsi dupé par elle.
Je suis, etc.
Catherine Vernon.
LETTRE IX
De Mrs. Johnson à Lady Susan Vernon
Edward Street.
Ma très chère amie – je me félicite pour vous de l’arrivée de Mr. De Courcy, et je vous conseille fortement de l’épouser ; le domaine de son père est, nous le savons, considérable, et je suis sûre qu’il restera dans la famille. Sir Reginald est infirme, et ne restera pas bien longtemps en travers de votre chemin. J’ai entendu dire du bien du jeune homme, et même si aucun homme ne peut vraiment vous mériter, ma très chère Susan, Mr. De Courcy doit avoir quelque valeur. Mainwaring tempêtera bien sûr, mais vous savez l’apaiser, et de plus le sens de l’honneur le plus rigoureux ne saurait exiger de vous que vous attendiez que lui soit libre. J’ai vu Sir James, il est venu en ville quelques jours la semaine dernière, et nous a rendu visite à quelques reprises à Edward Street. Je lui ai parlé de vous et de votre fille, et il est si loin de vous avoir oubliées que je suis bien certaine qu’il épouserait l’une de vous deux avec grand plaisir. Je lui ai donné des espérances quant à la soumission de Frederica, et lui ai longuement exposé les progrès qu’elle faisait. Je l’ai grondé pour avoir flirté avec Maria Mainwaring ; il s’est défendu en me répondant qu’il ne s’agissait que d’un jeu, et nous avons tous deux bien ri de la déception qu’elle avait éprouvé. Finalement c’était très agréable. Il est toujours aussi sot.
Sincèrement vôtre,
Alicia.
LETTRE X
De Lady Susan Vernon à Mrs. Johnson
Churchhill.
Je vous suis très obligée, ma chère amie, pour votre conseil au sujet de Mr. De Courcy, et je sais que vous me les avez prodigués avec la sincère conviction de leur justesse, mais je ne suis pas déterminée à les suivre. Je ne puis facilement me résoudre à une chose aussi sérieuse qu’un mariage, d’autant plus que je ne suis pas présentement en manque d’argent, et il se pourrait, en attendant la mort du vieux gentleman, que je gagne bien peu par cet arrangement. Mais il est vrai que je suis suffisamment vaniteuse pour croire que cet objectif serait à ma portée. Je l’ai soumis à mon pouvoir, et puis maintenant savourer le plaisir de triompher d’un esprit qui avait été préparé à me détester, et prévenu contre toutes mes actions passées. Sa sœur aussi, je l’espère, aura compris combien peu peuvent compter les allégations mensongères d’une personne envers une autre, quand elles se heurtent à l’influence directe de son esprit et de ses manières. Je vois clairement qu’elle n’est pas satisfaite des progrès que j’ai faits dans l’opinion de son frère, et j’en déduis qu’elle ne reculera devant rien pour me contrecarrer. Mais, ayant déjà réussi à faire douter Reginald de la justice de l’opinion qu’elle avait de moi, je pense être capable de la défier. C’était un régal de voir progresser cette intimité entre lui et moi, et surtout de voir le changement de son comportement lorsque, par ma froide dignité, je lui reprochai ses insolentes tentatives de familiarité. Je fis preuve d’une grande retenue dès le début, et jamais je ne me suis moins conduite en coquette de toute ma vie, bien que mon désir de domination n’ait peut-être jamais été aussi fort. Je l’ai subjugué uniquement par le sentiment et par de sérieuses conversations, et je peux me risquer à dire que je l’ai rendu à moitié amoureux de moi, sans la moindre apparence d’un flirt vulgaire.
Seule la conscience que pourrait avoir Mrs. Vernon de mériter toute sorte de vengeance qu’il pourrait être en mon pouvoir d’exercer sur elle pour ses mauvais procédés, pourrait lui permettre de se rendre compte que j’ai en réalité de bonnes raisons de me montrer si douce et franche. Mais laissons-la penser et faire ce qu’elle veut. Je n’ai jamais entendu dire que les conseils d’une sœur aient pu empêcher un jeune homme de tomber amoureux s’il le désire. Nous sommes maintenant arrivés à une certaine confiance mutuelle, et avant peu nous serons sans doute liés par une sorte d’amitié platonique. Pour ma part, vous pouvez être certaine qu’il n’en résultera pas plus, car si je n’étais pas attachée plus qu’il n’est possible à une autre personne, je mettrais un point d’honneur à ne pas témoigner d’affection à un homme qui a eu l’audace d’avoir une si mauvaise opinion de moi. Reginald est bel homme et mérite bien les éloges dont vous vous êtes fait l’écho, mais il reste très inférieur à notre ami de Langford. Il est moins raffiné, moins subtil que Mainwaring, et est comparativement moins habile à dire ces choses délicieuses qui vous mettent en harmonie avec vous-même et le reste du monde. Il est suffisamment agréable, cependant, pour me divertir, et pour faire s’écouler plaisamment ces heures, au lieu d’avoir à m’efforcer de supporter la réserve de ma belle-sœur, et les conversations insipides de son mari. Votre rapport sur Sir James est des plus satisfaisants, et j’ai l’intention de toucher un mot de mes intentions à Miss Frederica très bientôt.
Susan Vernon.
LETTRE XI
De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
Churchhill.
Je suis de moins en moins tranquille, ma très chère mère, à propos de Reginald, en constatant les rapides progrès de l’influence de Lady Susan. Ils sont maintenant sur le pied d’une amitié très particulière, fréquemment engagés dans de longues conversations, et elle a dû recourir à la plus artificieuse des coquetteries pour soumettre le jugement de Reginald à ses propres fins. Il est impossible de voir l’intimité qui s’est établie entre eux si rapidement sans en ressentir quelque alarme, même si j’ai du mal à croire que les plans de Lady Susan aillent jusqu’au mariage. J’aimerais que vous puissiez amener Reginald à rentrer à la maison sous un prétexte plausible ; il n’a aucunement l’intention de nous quitter, et je lui ai fait autant d’allusions à la santé précaire de mon père que la décence me permet de le faire dans ma propre maison. Le pouvoir qu’elle a sur lui doit maintenant être sans limites, car elle a entièrement effacé la mauvaise opinion qu’il avait d’elle, et l’a persuadé non seulement d’oublier sa conduite mais même de lui trouver des justifications. Le récit qu’a fait Mr. Smith de ses procédés à Longford, où elle a fait en sorte que Mr. Mainwaring ainsi qu’un jeune homme engagé auprès de Miss Mainwaring tombent tous deux éperdument amoureux d’elle, tout ceci, à quoi Reginald croyait fermement à son arrivée, n’est plus maintenant, il en est persuadé, qu’une scandaleuse invention. Il me l’a dit avec une ferveur qui montre bien combien il regrette d’avoir cru le contraire lui-même. Comme je regrette sincèrement qu’elle ait jamais franchi le seuil de cette demeure ! J’avais toujours été mal à l’aise à l’idée de sa visite, mais j’étais loin de penser qu’il pût y avoir quoi que ce soit à redouter pour Reginald. Je m’attendais bien à une compagne désagréable pour moi-même, mais je ne pouvais imaginer que mon frère puisse courir le moindre danger d’être subjugué par une femme contre laquelle il avait été si bien prévenu, et dont il méprisait si profondément le caractère. Si vous parveniez à l’éloigner, ce serait une bonne chose.
Bien à vous, etc.
Catherine Vernon.
LETTRE XII
De Sir De Courcy à son fils
Parklands.
Je sais que les jeunes hommes n’aiment pas les ingérences dans leurs affaires de cœur, même venant de leurs relations les plus proches, mais j’espère, mon cher Reginald, que vous saurez vous montrer supérieur à ceux qui ignorent l’anxiété d’un père, et pensent avoir le droit de lui refuser leur confiance et de mépriser ses conseils. Vous devez être conscient qu’en tant que fils unique, et représentant d’une ancienne famille, la façon dont vous dirigez votre vie est très importante pour tous vos parents. Et tout particulièrement pour ce qui concerne le mariage, tout est en jeu : votre propre bonheur, celui de vos parents, et le crédit de votre nom. Je ne suppose pas que vous pourriez délibérément contracter un engagement formel de cette nature sans en informer votre mère et moi-même, ou, tout au moins, sans être certain que nous approuverions votre choix. Mais je ne peux m’empêcher de craindre que vous puissiez être incité par la dame qui a su récemment éveiller votre affection, à contracter un mariage qui ne pourrait qu’être hautement réprouvé par toute votre famille, proche et lointaine. L’âge de Lady Susan est en lui-même une objection importante, mais les défauts de son comportement en sont une plus sérieuse encore, à tel point que cette différence d’âge de pourtant douze ans compte en comparaison pour peu de choses. Si vous n’étiez aveuglé par une sorte de fascination, il serait ridicule que je doive vous rappeler ses écarts de conduite, qui sont si bien connus de tous.
Sa façon de négliger son mari et d’encourager les autres hommes, son extravagance et sa dissipation, sont si évidents et notoires que personne ne peut maintenant les ignorer, et que vous ne sauriez les avoir oubliés. Notre famille l’a toujours vue sous un jour plus indulgent, à cause de la bienveillance de Mr. Charles Vernon, et pourtant, en dépit de ses généreux efforts pour lui trouver des excuses, nous savons qu’elle a, pour des motifs hautement égoïstes, fait tous les efforts possibles pour l’empêcher d’épouser Catherine.
Mon âge, et mes infirmités qui s’aggravent, me rendent très désireux de vous voir établi dans le monde. L’étendue de mes biens est telle que je serai indifférent à la fortune de votre femme, mais sa famille, et son caractère, devront eux être exempts de tout reproche. Quand votre choix sera fait et qu’il ne pourra faire l’objet d’aucune objection, je puis vous promettre un prompt et chaleureux consentement, mais il est de mon devoir de m’opposer à une union qui ne peut être le fruit que de manœuvres artificieuses, et dont l’issue sera forcément funeste. Il est possible que son comportement ne soit que le fruit de sa vanité, ou de sa satisfaction à se gagner l’admiration d’un homme qu’elle doit imaginer particulièrement prévenu contre elle, mais plus probablement, elle a des objectifs plus ambitieux. Elle est pauvre, et doit naturellement rechercher une alliance qui soit avantageuse pour elle ; vous savez quels sont vos droits, et vous savez aussi qu’il n’est pas en mon pouvoir de vous empêcher d’hériter du domaine familial. Et ma capacité à vous nuire tant que je serai vivant est un expédient auquel j’aurais du mal à me résoudre quelles que soient les circonstances.
Je vous informe honnêtement de mes sentiments et de mes intentions ; je ne veux pas jouer sur vos peurs, mais sur votre bon sens et votre affection. Cela détruirait tout le bien-être de ma vie de vous savoir marié à Lady Susan Vernon, ce serait la fin de cette honnête fierté avec laquelle j’ai toujours jusqu’ici considéré mon fils ; je rougirais de le voir, d’entendre parler de lui, et même de penser à lui. Peut-être cela ne fera-t-il pas grand bien que je vous révèle mes sentiments par cette lettre, mais je crois qu’il est de mon devoir de vous dire que votre inclination pour Lady Susan n’est pas un secret pour vos amis, et de vous mettre en garde contre elle. Je serais heureux d’entendre pour quelles raisons vous mettez en doute le bon sens de Mr. Smith ; vous n’aviez aucun doute à ce sujet il y a un mois. Si vous pouvez me garantir que vous n’avez aucune intention si ce n’est jouir de la conversation d’une femme intelligente pendant une courte période, et si vous n’admirez que sa beauté et ses talents, sans pour autant fermer les yeux sur ses fautes, alors vous pourrez me rendre ma tranquillité. Mais si vous ne pouvez le faire, expliquez-moi, au moins, ce qui a pu à ce point vous faire changer d’avis sur elle.
Je suis, etc.
Sir de Courcy.
LETTRE XIII
De Lady De Courcy à Mrs. Vernon
Parklands.
Ma chère Catherine, malheureusement, je devais garder la chambre lorsque votre lettre est arrivée ; j’ai pris froid et mes yeux en étaient tellement affectés que je n’ai pu vous lire ; je n’ai donc pu refuser à votre père lorsqu’il s’est proposé de la lire pour moi. A mon grand désarroi, il est donc maintenant informé de toutes vos craintes au sujet de votre frère. J’avais l’intention d’écrire moi-même à Reginald dès que mes yeux me le permettraient, pour le mettre en garde, autant que possible, contre les dangers d’un commerce intime avec une femme aussi artificieuse que Lady Susan, pour un jeune homme de son âge, avec de si grandes espérances. J’avais l’intention, de plus, de lui rappeler combien nous sommes seuls maintenant, et combien nous avons besoin de lui pour nous occuper pendant ces longues soirées d’hiver. Nous ne saurons jamais quel bien en aurait résulté, mais je suis extrêmement mal à l’aise que Sir Reginald ait tout appris d’une affaire dont nous avions bien prévu combien elle l’affecterait. Il a fait siennes toutes vos craintes dès qu’il a lu votre lettre, et je suis certaine qu’il n’a pas cessé un instant d’y penser depuis. Il a envoyé par retour du courrier une longue lettre sur ce seul sujet à Reginald, lui demandant tout particulièrement ce qu’elle avait bien pu lui dire qui aurait pu contredire les rapports choquants qui nous étaient déjà arrivés sur elle. Sa réponse nous est arrivée ce matin, et je la joins à cette lettre ; je pense que vous aimerez la voir. J’aimerais qu’elle soit plus rassurante, mais elle semble écrite avec une telle obstination à penser du bien de Lady Susan que les assurances qu’il nous donne sur le mariage et toutes ces choses, ne parviennent pas à me tranquilliser. Je fais tout ce que je peux, toutefois, pour tranquilliser votre père, et il est sans aucun doute moins agité depuis que nous avons reçu cette lettre de Reginald.
Quel malheur, ma chère Catherine, que cette invitée malvenue ne se soit pas contentée d’empêcher notre réunion de Noël, mais soit aussi à l’origine de tant de soucis et de troubles !
Embrassez nos chers enfants pour moi.
Votre mère affectionnée,
C. De Courcy.
LETTRE XIV
De Mr. Reginald De Courcy à son père.
Churchhill.
Mon cher Monsieur,
Je viens de recevoir votre lettre, qui m’a causé plus d’étonnement que je n’en ai jamais ressenti de toute ma vie. Je dois remercier ma sœur, je suppose, de m’avoir dépeint à vos yeux sous un jour si défavorable et de vous avoir à ce point alarmé. Je ne comprends pas pourquoi elle a décidé de mettre mal à l’aise toute la famille ainsi qu’elle-même, en redoutant un évènement que, je peux l’affirmer, nul à part elle-même n’aurait jamais pu croire possible. Imputer à Lady Susan de tels desseins serait lui enlever toute prétention à cette fine intelligence que même ses ennemis les plus acharnés ne lui ont jamais déniée, et ce serait pareillement placer bien bas ma prétention au bon sens que de croire que mon attitude à son égard puisse être suspecte de projets matrimoniaux. Notre différence d’âge serait un obstacle insurmontable, et je vous supplie, mon cher père, de vous tranquilliser, et de ne plus donner cours à une suspicion qui ne peut qu’être préjudiciable à votre tranquillité d’esprit, et insultante pour notre entendement à tous deux.
Je ne puis avoir d’autre but en restant avec Lady Susan, que celui de profiter pour une courte période (pour reprendre votre propre expression), de la conversation d’une femme d’une grande intelligence. Si Mrs. Vernon voulait bien voir dans la longueur de mon séjour chez elle l’expression de mon affection pour elle-même et son mari, elle nous rendrait mieux justice à tous, mais il n’y a malheureusement aucun espoir de vaincre les préjugés de ma sœur à l’encontre de Lady Susan. Son affection pour son mari, qui en soi les honore tous deux, l’empêche d’oublier les efforts déployés par Lady Susan pour empêcher leur union, efforts qu’elle attribue à l’égoïsme de cette dernière. Mais dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, le monde a gravement blessé cette Lady, en lui supposant les motifs les plus vils, alors que ceux-ci n’étaient pas connus. Lady Susan avait entendu des rapports si manifestement défavorables à ma sœur qu’elle était persuadée que le bonheur de Mr. Vernon, à qui elle avait toujours été très attachée, serait anéanti par ce mariage. Et cette circonstance, en plus de nous éclairer sur les véritables motivations de Lady Susan, et de la laver de tous les reproches qui lui ont été adressés, devrait également nous convaincre du peu de crédit que l’on doit accorder à de tels rapports, puisque nul, même le plus droit d’entre nous, ne peut échapper à la malveillance de la calomnie. Si ma sœur, dans la sécurité de sa retraite, manquant autant d’occasions que d’inclination pour faire le mal, n’a pu éviter le blâme, nous ne devons pas trop nous empresser de condamner ceux qui, vivant dans le monde et entourés de tentations, sont accusés d’erreurs dont on sait bien qu’ils ont l’opportunité de les commettre.
Je me mortifie d’avoir si facilement cru aux contes diffamatoires inventés par Charles Smith au détriment de Lady Susan, car je sais maintenant à quel point ils l’ont calomniée. La jalousie de Mrs. Mainwaring était une pure invention, tout comme la façon dont elle se serait attaché le soupirant de Miss Mainwaring. Sir James Martin a été séduit par cette jeune Lady, afin qu’il lui porte quelque attention, et comme il est un homme riche, il était aisé de se rendre compte que ses desseins à elle allaient bien jusqu’au mariage. Il est bien connu que Miss Mainwaring est en chasse pour se trouver un mari, et personne ne peut en conséquence la plaindre d’avoir perdu, à cause des séductions supérieures d’une autre femme, l’occasion de plonger dans le malheur un homme de valeur.
Une telle conquête n’entrait pas du tout dans les intentions de Lady Susan. Constatant combien Miss Mainwaring réagissait vivement à la défection de son soupirant, elle se décida, en dépit des plus vives protestations de Mr. et Mrs. Mainwaring, à quitter cette famille. J’ai des raisons de croire qu’elle avait reçu de sérieuses propositions de Sir James, mais son départ pour Langford dès qu’elle a découvert cette inclination, devrait la disculper de tout soupçon dans l’esprit de toute personne un tant soit peu impartiale. Vous sentirez j’en suis sûr mon cher Monsieur, la vérité de ceci, et saurez dorénavant rendre justice au caractère d’une femme qui a été gravement blessée. Je sais que Lady Susan lorsqu’elle vint à Churchhill n’était animée que des intentions les plus honorables et les plus amicales ; sa prudence et sa parcimonie sont exemplaires, son respect pour Mr. Vernon est à la mesure des mérites de celui-ci, et son désir d’obtenir les bonnes grâces de ma sœur devrait lui gagner en retour plus que ce qu’elle n’a reçu. En tant que mère, elle est exceptionnelle ; elle a montré sa grande affection pour son enfant en plaçant celle-ci auprès de quelqu’un qui saura lui donner une éducation convenable, mais parce qu’elle ne montre pas la partialité aveugle et faible de la plupart des mères, on l’accuse de manquer de tendresse maternelle. Cependant, toute personne de bon sens saura louer à apprécier à sa juste valeur cette affection bien dirigée, et sera de mon avis quand je dis que Frederica Vernon saura peut-être se rendre plus digne qu’elle ne l’a été jusque-là des bons soins de sa mère.
Je vous ai maintenant fait part, mon cher père, de mes réels sentiments envers Lady Susan ; cette lettre vous aura appris combien j’ai d’admiration pour ses facultés et d’estime pour son caractère, mais si vous n’êtes pas pleinement convaincu par ma complète et solennelle assurance que vos craintes ont été bien mal placées, vous me blesserez et me causerez beaucoup de peine.
Je suis, etc.
Reginald De Courcy
LETTRE XV
De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
Churchhill.
Ma chère Mère – Je vous retourne la lettre de Reginald, et je me réjouis de tout mon cœur qu’elle ait su apaiser mon père : dites-le-lui, avec mes félicitations, mais entre nous, je dois dire qu’elle m’a seulement convaincue, MOI, que mon frère n’a aucune intention d’épouser Lady Susan POUR LE MOMENT. Mais je ne sais pas ce qu’il en sera dans trois mois. Il donne un compte-rendu très plausible du comportement de la dame à Langford : j’aimerais qu’il en soit ainsi, mais tout ce qu’il en sait lui vient d’elle, et je suis moins disposée à la croire qu’à déplorer le degré d’intimité entre eux que peut laisser supposer de tels sujets de discussion.
Je suis désolée d’avoir déplu à Reginald, mais je ne puis rien attendre de mieux quand je vois à quel point il est prompt à chercher à justifier Lady Susan. Il est vraiment très sévère à mon égard, et pourtant j’espère que je n’ai pas jugé cette femme trop hâtivement. La pauvre ! Bien que j’aie suffisamment de raison de ne pas l’aimer, je ne puis m’empêcher de la plaindre à présent : elle est dans une réelle détresse, et avec raison. Elle a reçu ce matin une lettre de la dame chez laquelle elle a placé sa fille, pour demander qu’on vienne immédiatement chercher Miss Vernon, qui a été surprise dans une tentative de fuite. Pourquoi, et où comptait-elle fuir, on l’ignore, mais comme la situation ne peut être contestée, c’est une chose bien triste, et bien sûr fort inquiétante pour Lady Susan. Frederica doit avoir seize ans, et devrait mieux se conduire, mais d’après ce que laisse entendre sa mère, j’ai bien peur que ce ne soit une fille obstinée. Elle a été vraiment très négligée, toutefois, et sa mère devrait s’en souvenir. Mr. Vernon est parti pour Londres dès qu’elle eut déterminé la conduite à tenir. Il doit, si c’est possible, convaincre Miss Summers de garder Frederica, et s’il ne peut y parvenir, il doit la ramener à Churchhill en attendant qu’une autre situation pût lui être trouvée. En attendant, sa grâce se console en se promenant le long des massifs de fleurs avec Reginald, faisant appel, je le suppose, à toutes les tendres démonstrations de sentiments dont il est capable en cette triste circonstance. Elle m’en a longuement parlé. Elle parle infiniment bien ; peut-être manqué-je de compassion, mais je dirais qu’elle parle TROP bien pour que ses sentiments soient vraiment profonds.
Mais je ne veux pas trop chercher ses défauts : elle pourrait devenir la femme de Reginald ! Le ciel nous en préserve ! Mais pourquoi devrais-je être plus perspicace que les autres ? Mr. Vernon affirme qu’il n’a jamais vu désespoir plus profond que le sien, à la réception de la lettre, et son jugement est-il inférieur au mien ? Elle était très réticente à ce que Frederica vienne à Churchhill, et avec quelque justesse, puisque cela semble une récompense pour un comportement qui mériterait bien autre chose. Mais il était impossible qu’elle aille ailleurs, et de plus elle ne restera pas bien longtemps. « Il est absolument nécessaire », m’a dit Lady Susan, « comme vous devez certainement vous en rendre compte, ma chère sœur, de traiter ma fille avec une certaine sévérité tant qu’elle restera ici. C’est une nécessité bien douloureuse, mais je m’efforcerai de m’y plier. Je crains d’avoir souvent été trop indulgente, mais le tempérament de ma pauvre Frederica n’a jamais bien pu supporter la contrainte ; vous devez me supporter et m’encourager, vous devez me rappeler la nécessité de la réprimander si vous me voyez trop indulgente. »
Tout cela a l’air très raisonnable. Reginald est très remonté contre cette pauvre petite sotte. Certainement, le fait qu’il soit aussi dur avec sa fille n’est pas à mettre au crédit de Lady Susan ; l’idée qu’il se fait d’elle doit venir de la description que sa mère a faite d’elle.
Bien, quel que doive être son destin, nous pouvons nous consoler en pensant que nous avons fait tout ce que nous pouvions pour le sauver. Nous devons maintenant nous en remettre à un pouvoir supérieur.
Sincèrement vôtre,
Catherine Vernon.