Accueil › Forums › Textes › CHOLEM ALEICHEM – Soixante-Quinze Mille › Répondre à : CHOLEM ALEICHEM – Soixante-Quinze Mille
CHOLEM ALEICHEM
Soixante-quinze mille
Note du traducteur :
La scène se passe dans un petit village russe ou polonais peuplé en majorité de Juifs. L'un deux possède un billet de loterie gagnant la somme pharamineuse de soixante-quinze mille roubles. Le pouvoir d'achat de cette somme en 1902 représente plus de trois millions d'Euros.
En série ? Vous dites que les malheurs arrivent en série ? Chez vous, tout se résume par le terme “série”. Eh bien moi, je vous dis que depuis que le Monde est Monde et que les Juifs forment un peuple, ils n'ont jamais entendu parler d'une telle série. Même en rêve. Si vous avez un moment, soyez gentil, rapprochez-vous un peu et ouvrez tout grand vos oreilles. Je vais vous raconter dans les moindres détails une histoire qui a trait à soixante-quinze mille. Je sens ma peau qui se hérisse, j'ai comme une boule dans la gorge, il faut que ça sorte, vous comprenez ou non ? Mais j'ai une demande à vous formuler : si je m'arrête au milieu ou si je me retrouve au pôle nord, veuillez me rappeler où j'en étais, d'accord ? Parce que depuis le mariage, je veux dire, depuis l'histoire des soixante-quinze mille, j'ai comme un bourdonnement dans la tête et il m'arrive souvent de ne plus me rappeler où je me trouve. Vous comprenez ou non, dites donc ? Vous n'auriez pas, par hasard, une soixante-quinze… oups ! Je veux dire, une cigarette ? En bref et en court, où en étions-nous ? Ah oui ! À la question des soixante-quinze mille. C'est arrivé cette année même, le premier mai. Comme vous me voyez, j'ai gagné soixante-quinze mille à la loterie. Apparemment, il n'y a pas là de quoi s'émouvoir. Il y a des tas de gens qui gagnent. Il paraît que l'un des Nikolaïev a ramassé tous les deux-cent mille. Un petit gars, comptable dans une boîte d'Odessa, a décroché quarante mille balles. Chut, silence là-dedans ! Très bien, pourquoi pas ? Il est vrai que le Monde entier a les yeux posés sur les gros lots. Cent trente-six millions de sujets du Tzar sont jaloux de nous, vous comprenez ou non ? La vérité, c'est que les gains se suivent et ne se ressemblent pas. Le mien, c'est une histoire extraordinaire, un enchaînement étonnant d'événements, avatar après avatar, une histoire dans une histoire et une histoire sur une autre. Pour bien comprendre tout le déroulement de l'affaire, il faut s'accrocher solidement. Tout d'abord, je voudrais me présenter à vous. Qui suis-je ? Non, je ne vais pas vous raconter que je suis un érudit de première, un richard de la haute ou un philosophe de renom. Je suis ce qu'on appelle un Juif de tous les jours. J'ai une petite maison à moi, une bonne situation et une réputation passable dans mon petit village, vous suivez ou non ? J'avais même de l'argent, beaucoup d'argent. Combien ? Oh, pour sûr, Brodsky en avait plus que moi mais je possédais quand même plusieurs milliers de roubles. Alors, comme on dit chez vous, Dieu a mis un œil sur moi et m'a donné l'envie de m'enrichir d'un coup. J'ai essayé de faire une grosse affaire de vente de blé, avec des garants à l'appui, et je me suis retrouvé sans le sou. Par bonheur, rien de plus grave que ça. Vous pensez que le manque d'argent m'a poussé au désespoir ? Vous me connaissez mal. Moi, je suis un type comme ça, l'argent, pour moi, ça ne compte pas plus que la cendre de cigarette. Pour moi, ça ne représente rien, mais alors, rien, RIEN du tout. L'argent, ça peut servir à quelque chose, je ne dis pas non. Mais de là à se battre, à menacer sa vie pour ça, ça, non. Le problème, quand vous n'en avez pas, c'est que vous ne pouvez pas vous offrir le nécessaire, vous présenter comme il faut dans le monde et donner ou contribuer à la société comme vous le voulez. Croyez-moi, quand on s'adresse à un bourgeois pour lui demander trente roubles en contribution aux dépenses de la ville et qu'à moi, on ne me demande rien du tout, ça me pousse un peu au suicide. Vous comprenez ou non ? J'aime mieux ramasser une calotte de la main de ma femme pour un manque de produits de première nécessité que de refuser une pièce à un mendiant alors que j'ai encore quarante kopeks dans ma poche. Vous comprenez ou non ? Je suis comme ça, moi. Dites, vous avez peut-être quarante ko… oups, je veux dire une allumette ? En bref et en court. Où en étions-nous ? Ah oui ! Alors j'avais perdu tous mes écus et il ne me restait pas même une pièce de quarante. Un beau matin, je m'adresse à ma digne épouse :
” Vois-tu, Tsipora, nous sommes complétement nets.
– Comment ça, nets ?
– Nous n'avons même plus une pièce de quarante. “
Alors elle, en bonne ménagère, se met à pousser ses hauts cris :
” Malheur à moi ! Ténèbres sur mes yeux ! Catastrophe ! Que dis-tu là, Jacob Joseph ? Où est passé ton argent ?
Chut ! Du calme ! D'où sors-tu que cet argent était à moi ? Ce que Dieu donne, il le reprend, comme disent les gens. Où as-tu vu écrit que Jacob Joseph devait habiter un appartement de quatre pièces, employer deux servantes et se promener en habit dans les rues de la ville ? Tu as des Juifs qui crèvent de faim et qui n'en meurent pas pour autant. Si on devait toujours suivre les conseils du pourquoi et du comment, on n'irait pas loin. “
Et je déblatère toutes sortes de dictons et d'adages de ce genre et, à la fin, elle me donne raison. Vous comprenez ou non ? Et tout ça, c'est parce que ma femme, figurez-vous, je n'ai aucune raison d'avoir honte d'elle, elle comprend, pour sûr ! Pas besoin d'ergoter avec elle. Elle se calme et elle abonde dans mon sens. Elle explique que cela vient d'en haut, que Dieu va faire le nécessaire et qu'il faut s'en remettre à lui. Nous avons loué la maison à un voisin et nous sommes passés dans un petit local d'une pièce avec cuisine, après avoir dûment congédié les deux servantes. La courageuse épouse a retroussé ses manches et s'est mise elle-même aux fourneaux et moi, je me suis intitulé Rabbi Jacob Joseph le Mendiant. Comme on dit chez vous, j'ai pris l'état de mendiant. Enfin, d'accord, il y en a de plus malheureux que moi. Après tout, une maison qui me rapportait quelque chose, ce n'est pas rien. L'ennui, c'est que chaque mois a quatre semaines au moins. S'il n'en avait que deux, j'aurais encore pu m'arranger avec les dépenses, à un kopek près. Mais maintenant, il y a deux semaines supplémentaires où il faut prendre sur le mois à venir. C'est clair, il n'y a pas là matière à réflexion. Mais comme vous dites, vous autres, on s'habitue aux malheurs. En fait, il n'y a rien de plus pénard et de meilleur que la pauvreté. Je vous le dis, cela vous sauve de tout cassement de tête, paiement, prêt, emprunt, galopade et autre tohu et bohu. Or il y a un dieu au Ciel et il me demande : ” Dis donc, Jacob Joseph, ça te plaît tellement de vivre dans le calme ? Tu n'aurais pas, par hasard, un billet de loterie ? Allez, mon vieux, va ramasser soixante-quinze mille et va te faire voir ! ” Vous comprenez ou non ? À propos, vous n'auriez pas, par hasard, un billet… oups, je veux dire, une cigarette ? En court et en bref, où en étais-je ? Ah oui, au billet de loterie. Vous croyez qu'un pauvre bonhomme de Juif peut avoir comme ça en poche un billet de loterie ? Arrêtez votre char, dits ! D'abord, s'il en a un, c'est pour pouvoir le mettre en gage et retirer de l'argent dessus. Espèce d'idiot de Jacob Joseph ! Cours à la banque et va tirer de l'argent sur ton billet ! En dernier lieu, il n'y a pas de banque chez nous en ville. Après, à quoi bon une banque ? D'abord, les banques, ça fait banqueroute, comme tout le monde. Le Monde, ce n'est pas une foire et on n'y prend pas comme ça des mains des gens. Et puis, à qui donc pourrait servir mon billet, vous comprenez ou non ? Telles étaient mes pensées au moment crucial. Et, à part ça, je ne pensais guère à rien, au moment crucial. Au pire, je réfléchissais. Je me disais que j'avais un voisin qui habitait chez moi, un type qui prêtait à intérêts, un jeune homme bien honnête, champion en Talmud, rien à dire. Pourquoi ne pas mettre mon billet en gage chez lui ? S'il m'en donnait deux cents, alors, va pour deux cents, pourquoi pas ? Donc j'entre chez lui, Birnbaum, qu'il s'appelle :
” Pani Birnbaum, peut-être vous me donnez deux cent balles sur mon billet de loterie ?
– Je vous donne deux cent balles sur votre billet de loterie.
– À quel intérêt vous me le faîtes ?
– À quel intérêt je vous le fais ?
– Est-ce que je sais, moi, à quel intérêt vous me le faites ? Prenez ça à l'intérêt bancaire.
– Je vous le ferai à l'intérêt bancaire. “
En bref, nous parvenons à un commun accord. Je lui laisse mon billet en gage et il me prête les deux cent roubles pour cinq mois. Vous comprenez ou non ? Et toi, l'idiot de Jacob Joseph, va penser à lui faire signer un reçu selon quoi tu as mis en gage chez lui le billet numéro ci et ça de telle et telle série. Non. Au contraire, c'est lui qui me fait signer un reçu selon lequel il m'a prêté deux cent roubles pour cinq mois contre un billet de loterie numéro ci et ça de telle et telle série. Passée cette date, si je ne restitue pas l'argent, le billet devient sa propriété. En ce cas, je ne pourrais prétendre à aucun dédommagement d'aucune sorte. Vous comprenez ou non ? Moi, je me disais qu'il n'y avait pas grand risque. Soit, je le remboursais avant l'échéance, soit, je lui payais ses intérêts et il me faisait une rallonge, pourquoi pas ? Qu'est-ce que ça pouvait lui faire, vous suivez ou non ? Bon, le terme approche et moi, je ne rembourse pas. Les cinq mois passent, et encore cinq autres, puis deux ans et demi. Moi, je le paie régulièrement ses intérêts, je veux dire, une fois je paie, une fois je ne paie pas. Pas de risque. Quoi ? Il va aller vendre mon billet ? Pourquoi irait-il vendre mon billet ? Telles étaient mes pensées au moment crucial. Et peut-être ne pensais-je à rien au moment crucial. En attendant, tout va mal, les affaires ne marchent pas. Chaque mois a des tas de semaines en trop. Rien à se mettre sous la dent, quoi faire ? Comme on dit chez vous : au moins, que Dieu donne le pain, les malheurs, on les trouvera tout seul. Et cela a continué comme ça jusqu'à la Pâque. Arrive la fête. Dieu m'envoie une petite affaire. J'achète des charrettes de blé dur et je les revends avec bénéfice. Je passe une de ces fêtes ! Même Brodsky en personne, c'est un chien affamé à côté de moi ! Ce n'est pas rien, ça. Non seulement, vous n'avez pas de dettes, mais en plus, vous avez quelques centaines de roubles bien à vous. Mais quel idiot, ce Jacob Joseph ! Marche, allons ! Va rembourser les deux cents roubles et récupère ton billet de loterie, voyons ! Non. Rien ne presse. Birnbaum ne va pas s'envoler avec mon billet. Non, je vais laisser passer la fête, et après ça, je le rembourserai, intérêts compris, et je reprendrai mon billet. Telles sont mes pensées au moment crucial. Et peut-être qu'au moment crucial, je ne pense à rien. Vous comprenez, ou non ? Bon. J'achète des sacs de grain. Je les dépose dans une grange. Dieu fait un miracle et on casse le cadenas de la porte. C'est le trente avril, et la loterie tombe le premier mai. Et voilà qu'on me vole mes sacs. Je me retrouve sans rien. Je m'adresse à mon épouse :
” Tsipora, tu sais quelles sont les nouvelles ? Nous voilà encore une fois tout nets.
– Comment ça, tout nets ?
– Nous n'avons plus un seul sac de grains.
– Où sont passés les sacs ?
– On les a pris de la grange. “
Alors, bien évidemment, elle se met à hurler comme seules les femmes savent le faire. Je la calme :
” Chut ! Silence, Tsipora ! Ne crie pas si fort. Tu n'es pas fille unique chez Dieu. Tu crois vraiment que le toit a pris feu et que nous sommes nus comme des vers ? Nous valions mieux que ça le jour de notre naissance, dis voir ?
– Pas mal trouvé, la métaphore, qu'elle réplique. Mais c'est une raison pour voler les sacs, ça ?
– Quel rapport ? Écoute-moi bien et souviens-toi de ce que je te dis : on retrouvera les sacs.
– Et comment veux-tu les retrouver ? Les voleurs vont te les rendre juste parce que tu t'appelles Jacob Joseph ? Ils n'ont rien de mieux que ça à faire ?
– Oh, ce que tu peux être bête ! Ce dont Dieu est capable, les humains n'en ont pas même la moindre idée ! “
– En attendant, les sacs avaient disparu sans laisser d'adresse. Quels sacs ? Combien de sacs ? Je parlemente avec la police. Je cherche partout. Je fouille les trous de rats. Mais c'est comme courir après la neige de l'an dernier. Vous comprenez ou non ? Haro sur rien du tout, la tête basse, la bouche sèche, le vague à l'âme. Je suis là, sur la place du marché, à côté de la bourse des valeurs municipale, je veux dire, la pharmacie locale. Tout d'un coup, une pensée me traverse l'esprit, en cette fin de matinée, sur le coup de midi : mais ? C'est aujourd'hui le jour du jugement dernier, le premier mai, la loterie ! Comme dit le verset : ” La main de Dieu ferait-elle défaut ? ” Il n'y a rien de plus grand ni de plus fort que notre Dieu. S'il le veut, il peut nous rendre heureux, moi et ma famille. Mais le souvenir des sacs volés se rappelle à moi et j'en oublie le premier mai et mon billet de loterie. Je recommence mes recherches, je cours après des indices, et comme ça, jusqu'au lendemain matin, le deux mai. Je suis fourbu. Je n'ai rien mis à la bouche depuis près de deux jours. Mon cœur va flancher, vous comprenez ou non ? Je rentre à la maison et ma femme se jette sur moi :
” Va te laver les mains et avale quelque chose ! Ça suffit comme ça avec les sacs ! J'en ai par-dessus la tête de tes sacs ! Qu'ils aillent au diable ! Il faut se suicider pour ces fichus sacs ? Avec les sacs, sans les sacs, quelle différence ? Il n'y a plus que des sacs, des sacs, des sacs, et encore des sacs, rien que des sacs, et toujours des sacs ! “
Je lui réponds :
” Dis donc, ça suffit peut-être comme ça avec tous ces sacs ? Moi j'en ai la tête cousue, de tes sacs ! Ça va continuer longtemps, des sacs, des sacs, des sacs ?! “
Vous entendez ou non ? Peut-être vous pourriez me refiler un sac… oups, une… une cigarette, quoi ? En bref et en court, où en étais-je ? Ah oui ! Les sacs. Au diable, les sacs. On ne va quand même pas en faire une maladie. Bon. Je me lave les mains et je m'assois pour manger. Aïe, ouye ! La nourriture ne passe pas.
” Mais qu'est-ce que tu as, Jacob Joseph ? Quel chat noir as-tu rencontré sur ton chemin aujourd'hui ? “
Je me le demande moi-même. Je me lève et je vais m'étendre un moment pour me remettre. Et boum ! À ce moment-même, on apporte le journal et le courrier. Allez, gros imbécile ! Ouvre le journal ! Peut-être ton billet a gagné le gros lot ? Je ne me souviens même plus si nous sommes le deux mai, le vingt-deux juin ou le deux cent vingt-deux poivrier ! Vous suivez ou non ? Je prends le journal et entreprends ma lecture, comme il sied aux gens cultivés. Les nouvelles sont bonnes : on a tiré, on a pendu, on a poignardé. Les Anglais ont égorgé les Boers, et les Boers ont estourbi les Anglais. Cela me rentre dans une oreille et en sort de l'autre. Que le diable emporte les Anglais et les Boers ou qu'il me rende mes sacs. Telles étaient mes pensées au moment crucial. Et peut-être qu'au moment crucial, je ne pensais à rien du tout. Je tourne les pages, la deuxième, la troisième… Et voilà la liste des billets gagnants. Je me dis que, peut-être, mon billet a gagné quelques cinq cent roubles. Vu l'état de mes sacs, cela m'aurait rudement arrangé. Je passe sur les cinq cents. Rien. Les mille. Que dalle. Cinq mille, huit mille. Dix mille, évidemment, peau de balle. Et ainsi de suite. J'arrive comme ça aux soixante-quinze mille et je reçois comme un coup de massue sur la tête. Numéro 2289 série 12. J'aurais juré que c'était là mon numéro. Mais comment savoir ? Et puis, comment un zéro comme moi ramasserait-il une pareille aubaine ? Je regarde les chiffres un à un, c'est bien là mon numéro ! Je veux me lever. Pas moyen, collé au canapé. Je veux crier : ” Tsipora ! “. Je reste muet. La langue, collée au palais. Je ramasse mes dernières forces, je me lève et m'approche de mon secrétaire. J'ouvre mon carnet. Oui, c'est bien là mon numéro. Le 2289 série 12. Les mains tremblent, les dents claquent.
” Tsipora ! Tu sais quoi ? On a retrouvé les sacs ! “
Elle me regarde comme si je m'étais évadé d'un asile d'aliénés :
” Qu'est-ce que tu bafouilles ? Tu sais au moins ce que tu bafouilles ?
– Je t'affirme, Dieu nous a rendu nos sacs. Avec indexation et intérêts. Notre billet a gagné un plein chapeau de fric.
– Tu parles sérieusement ou tu te moques de moi, Jacob Joseph ?
– Comment ça, je me moque de toi ? Je n'ai jamais été aussi sérieux de ma vie. On a gagné !
– Combien qu'on a gagné ? “
Elle me regarde droit dans les yeux d'un air de dire : attention à toi si tu t'es foutu de moi.
” À ton avis, combien ?
– Est-ce que je sais, moi ? Eh bien… quelques centaines de roubles, non ?
– Et pourquoi pas quelques milliers ?
– Chez toi, combien ça veut dire, “quelques” ? Cinq, six, sept tout plein ?
– – Tu ne brûles pas.
– Quoi, dix mille ?
– Fais un effort, que diable !
– Quinze mille ?
– Encore un effort.
– Vingt mille ? Vingt-cinq mille ?
– Encore un peu.
– Mais arrête de brutaliser les gens, enfin ! Combien ?
– Tsipora, donne-moi la main. Nous avons gagné… Comme des bourgeois, comme des nobles, une somme dont tu n'as pas la moindre idée.
– Mais combien, combien ! Ça suffit d'égorger la population comme ça !
– Une fortune ! Un trésor ! Soixante-quinze mille roubles. Tu entends, Tsipora ? Soixante-quinze
– mille !
– Dieu soit loué ! “
Et elle saute sur place, se met à courir dans toute la maison en se tordant les mains et s'écrie :
” Béni sois ton nom ! Merci à toi d'avoir porté les yeux sur nous et de nous avoir donné le bonheur ! Merci à toi, oh Gotte mein ! Dis donc, Jacob Joseph ? Tu es sûr de ne pas te tromper ? Dieu soit loué ! Dieu de bonté et de miséricorde ! “
En bref, c'est la joie au foyer. Elle continue :
” Nos amis vont se réjouir. Nos ennemis vont en crever. Quoi ? C'est une bagatelle, une somme pareille ? Combien dis-tu, Jacob Joseph ? Soixante-quinze mille ?
– Soixante-quinze mille, Tsipora. Donne-moi mon manteau, je dois sortir.
– Comment ça, sortir ?
– Comment ça, “comment ça sortir” ? Je dois récupérer mon billet qui est en gage chez Birnbaum. Il ne m'a pas donné de reçu. “
J'ai eu à peine fini ma phrase qu'elle passe par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Elle m'attrape au collet et me lance :
” Jacob Joseph, tu ne cours pas tout droit chez lui ! Tu dois d'abord réfléchir à ce que tu vas lui dire. Fais attention, soixante-quinze mille roubles !
– Tu parles comme une femme, tiens. Et alors ? Quoi, soixante-quinze mille ? Quoi ? Je suis un gamin ?
– Écoute-moi bien ! Réfléchis d'abord ! Prends conseil d'un ami sûr. Ne cours pas tout droit chez lui. Je ne te laisse pas partir ! “
En court et en bref, vous savez bien que, lorsqu'une femme s'obstine, elle aura toujours gain de cause. Je me suis adressé à Lémy, un copain, et je lui ai tout raconté. Au terme du récit, il a abondé dans son sens à elle, et il a ajouté que, soixante-quinze mille roubles, on ne plaisante pas avec ça. En attendant, le billet couche au fond du tiroir de l'autre et moi, je n'ai pas de reçu. L'argent, c'est synonyme de mauvais penchant. Peut-être que l'autre va se dire que cela vaut soixante-quinze mille balles. Vous suivez ou non. Finalement, moi aussi, ils me font plonger dans la déprime et je commence à me ronger le sang. Alors, conseil de guerre. On décide que j'emporte avec moi les deux cents balles. Ces dernières font leur apparition en une seconde, pour la bonne raison qu'un gain de soixante-quinze mille vous met immédiatement dans la position d'un emprunteur sûr. Un autre m'accompagnera mais il se tiendra derrière la porte. Moi, j'entrerai chez Birnbaum. Je lui parlerai de ci et de ça et je rembourserai mon prêt, y compris les intérêts, et je ramasserai mon billet. De deux choses l'une : soit il rend le billet et bonjour chez vous, soit il refuse et alors, j'ai un témoin. Vous comprenez ou non ? Moi, je me dis que tout ça marchera à condition que Birnbaum ignore que le billet a gagné les soixante-quinze mille. Mais si par hasard, lui aussi, il lit le journal et sait que le billet vaut ses soixante-quinze mille ? Comment réagir s'il me fait le coup de la vieille de Cholem Aleichem avec la soupière :
” je t'ai rendu ton billet depuis longtemps, et puis le tien n'est pas le numéro gagnant et, à part ça, tu ne m'as jamais donné de billet en gage. “
Vous entendez, ou non ?
Mais Tsipora continue :
” Dieu fait peut-être encore des miracles et il ignore encore le gain ? Souviens-toi, Jacob Joseph ! Il s'agit là de soixante-quinze mille roubles ! Attention que rien ne se voit sur ton visage, surtout pas le nombre soixante-quinze. De toute façon, rappelle-toi que la vie vaut beaucoup plus que soixante-quinze mille multipliés par soixante-quinze mille. “
Ainsi parle mon épouse, tout en me tenant les mains et en me faisant jurer que je resterai calme et débonnaire. Mais comment voulez-vous rester calme quand le cœur se retourne dans votre poitrine et que votre cervelle est pleine de marasmes et de remords ? Comment toi, Jacob Joseph, espèce de buse, comment as-tu mis en gage un billet qui vaut soixante-quinze mille roubles chez un vulgaire Birnbaum, un étranger dont tu ne prends pas même un reçu ? Un mot écrit sur un bout de papier ! Vous comprenez ou non ? Dites, vous pourriez me refiler un mot écrit sur… Oups, je veux dire, une cigarette ? En bref et en court, où en étais-je ? Ah oui ! À Birnbaum ! Moi, je me dis :
” Après tout, il vaut mieux que le Birnbaum ait déjà lu le journal, qu'il ait déjà eu connaissance des soixante-quinze mille en même temps ou même avant moi, et que j'entame la conversation avec lui en ces termes :
” Bonjour, mon bon ami Monsieur Birnbaum ! Bonne année ! Quelles nouvelles ? Où est mon billet, cher Monsieur ?
– Quel billet ?
– Le billet 2289 série 12, que j'ai laissé en gage chez vous. “
Et lui, qui va me regarder avec des yeux de chacal… “
Telles sont les idées qui me passent par la tête en ce moment. Une boule dans la gorge, un creux au cœur, la bouche sèche, la respiration absente. En bref, j'arrive chez Birnbaum :
” Où est Birnbaum ?
– Il dort. “
Il dort ? Cela veut dire qu'il n'a ni le rêve ni la solution. Dieu soit loué. J'entre chez lui et je tombe sur sa femme dans la cuisine, Faïgélé, qu'elle s'appelle. Il y a de la fumée partout, le fourneau marche au maximum et une odeur fétide emplit l'atmosphère. Faïgélé m'invite à entrer dans la salle principale :
” Bienvenue, à toi, cher invité, honorable Jacob Joseph. Pourquoi te fais-tu si rare ? “
Elle m'installe à un bout de table. Pourquoi je me fais si rare ? Je me le demande moi-même. Je la regarde au fond des yeux et je cherche à deviner si elle sait déjà. Ou peut-être non ? Il me semble bien que non… à moins que si…
” Qu'est-ce que tu as, Rabbi Jacob Joseph ?
– Moi, quoi ? Tu as sans doute entendu parler de mon manque de veine.
– Quel manque de veine ?
– Quoi ! l'histoire des sacs volés ?
– Ah, ça, c'est de la vieille histoire ! Je croyais que tu parlais d'une nouvelle affaire ! “
Une nouvelle affaire ? Évidemment, elle fait allusion aux soixante-quinze mille. Je la regarde encore au fond des yeux et ne découvre rien là-dedans.
” Peut-être une tasse de thé, Rabbi Jacob Joseph ? Je vais faire mettre de l'eau à chauffer jusqu'à ce que mon mari se réveille.
– Une tasse de thé ? Tiens, c'est une bonne idée ! “
Et je sens mon cœur qui flanche. Ma cervelle vacille. Je manque d'air. La maison empeste. J'ai la bouche sèche. Je sue à grosses gouttes. Et Faïgélé qui gazouille. Je vous parie un repas brûlé à deux que je ne comprends pas le moindre mot de ce qu'elle me dit. Ma tête est tout entière dans la chambre où Birnbaum repose en paix. Vous suivez ou non ?
” Pourquoi ne bois-tu pas ? “, qu'elle demande, je veux dire, Faïgélé.
” Mais si, mais si ! “
Et je tourne ma cuiller dans ma tasse comme un dératé.