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La fille du pasteur d’Oxney Colne
Traduit par Vincent de l'Epine
Le paysage le plus charmant de toute l’Angleterre –et si l’on me contredit sur ce point, je dirai de toute l’Europe – se trouve dans le Devonshire, aux limites sud et sud-est de Dartmoor, là où les rivières Dart, Avon et Teign se forment, là où la lande est à-demi-cultivée, et où les champs sauvages des hautes terres ne valent pas mieux que la lande. Quand je formule cette assertion, je vois bien que les personnes à qui je parle doutent fortement, mais c’est parce qu’elles ne connaissent pas vraiment le lieu. Les hommes et les femmes qui m’en parlent ont emprunté la ligne ferroviaire entre Exeter et Plymouth, ont passé une quinzaine à Torquay ; peut-être ont-ils fait une excursion depuis Tavistock vers la prison de Dartmoor. Mais qui connaît les splendeurs de Chagford ? Qui a jamais arpenté la paroisse de Manaton ? Qui est familier de Lustleigh Cleeves et Withycombe dans la lande ? Qui a exploré Holne Chase ? Cher lecteur, reconnais que tu auras du mal à me contredire si tu n’as pas fait tout cela.
Dans cette contrée ou aux environs – je ne saurais dire quelle petite rivière la traverse – se trouve la paroisse d’Oxney Colne. Et pour ceux qui souhaitent voir toutes les beautés de ce charmant pays, un séjour à Oxney Colne est tout à fait indiqué, car le voyageur s’y trouve mieux placé pour toutes les visites qu’il pourrait souhaiter faire qu’en tout autre endroit du pays. Mais il y a toutefois une objection à un tel projet. Il n’y a que deux maisons décentes dans toute la paroisse, et elles sont – ou en tout cas elles étaient quand je découvris l’endroit – petites, et pleinement occupées par leurs propriétaires. La plus grande et la plis confortable était le presbytère, où vivaient le pasteur et sa fille, et la plus petite était la prospère résidence d’une certaine Miss Le Smyrger, qui possédait une ferme de cent acres, qui était louée par un fermier nommé Cloysey. Elle possédait aussi une trentaine d’acres autour de chez elle, qu’elle gérait elle-même, et elle pensait que sa production de crème valait bien celle de Mr. Cloysey, et que sa production de cidre était bien supérieure. « Mais vous, vous z’avez pas à payer de loyer, Miss », lui disait le fermier, quand Miss le Smyrger exprimait la haute opinion qu’elle avait de son art d’une manière un peu trop provocante. « Vous payez pas d’rente, sinon vous z’y arriveriez pas. » Miss le Smyrger était une vieille fille, fière de ses ancêtres, avec cent trente acres de terre en limites de Darmoor, et, à cinquante ans, une constitution de fer, et une opinion bien arrêtée sur tous les sujets qui peuvent exister.
Et maintenant, parlons du pasteur et de sa fille. Le nom du pasteur était Wollsworthy – ou Woolathy, comme on le prononce dans ce pays – Le Révérend Saul Wollsworthy, et sa fille était Patience Woolsworthy, ou Miss Patty, comme le petit monde du Devonshire l’appelait. Ce prénom, Patience, n’avait pas été bien choisi pour elle, car elle était une demoiselle d’un tempérament plutôt emporté, avec de fortes convictions et une tendance à les exprimer librement. Elle n’avait que deux amis intimes au monde, et tous deux avaient parfaitement accepté cette liberté d’expression depuis qu’elle était enfant. Miss Le Smyrger et son père étaient habitués à ses manières, et en étaient finalement fort satisfaits. La première avait un tempérament aussi libre et énergique qu’elle, et comme Mr. Woolsworthy était autorisé par sa fille à être pleinement souverain dans son domaine (car il avait un domaine), il n’avait pas d’objection à ce que sa fille soit souveraine dans tous les autres.
C’était une bien jolie fille que Patience Woolsworthy à l’époque dont je parle. Elle possédait beaucoup des qualités qui inspirent du respect ou de l’admiration, si seulement elle avait vécu à un endroit où on admire la beauté, et où la force de caractère peut être remarquée. Mais à Oxney Colne, à la limite de Dartmoor, il y avait peu de monde pour les apprécier, et elle ne semblait pas vraiment prête à partir au loin avec ses talents pour éviter qu’ils ne s’étiolent.
C’était une belle fille, grande et élancée, avec des yeux noirs et des cheveux bruns. Ses yeux étaient peut-être trop ronds pour une beauté classique, et ses cheveux trop frisés ; sa bouche était large et expressive, son nez était finement dessiné, même si une femme aurait pu dire qu’il était un peu trop large. Mais son allure générale était merveilleusement attirante – si seulement elle pouvait être vue sans cette attitude dominatrice qui se révélait à l’occasion, bien que souvent cela ne faisait qu’ajouter à son charme.
Il faut reconnaître à la décharge de Patience Woolsworthy, que les circonstances de sa vie l’avaient obligée à être une femme de caractère. Elle avait perdu sa mère lorsqu’elle avait seize ans, et n’avait ni frère ni sœur. Elle n’avait aucun voisin dans les environs qui convienne à son éducation ou à son rang pour la guider dans la vie, à l’exception bien sûr de Miss Le Smyrger. Miss Le Smyrger aurait fait n’importe quoi pour elle, y compris la supervision complète de sa moralité et même de tout le presbytère, si Patience avait pu se contenter d’un tel arrangement. Mais même si Patience aimait Miss Le Smyrger, elle n’aurait pu s’en satisfaire, et avait donc dû faire preuve d’une grande force très tôt, ce qui lui conféra le caractère que j’essaie de décrire. Mais je dois dire pour être juste envers cette jeune fille, que ce n’était pas seulement sur les autres qu’elle exerçait cette domination ; elle avait également appris à exercer un fort empire sur elle-même.
Mais son père ne comptait-il donc pas dans l’organisation de cette famille ? Peut-être suffit-il de dire que de tous les hommes vivants, son père était le plus grand connaisseur de l’histoire du pays dans lequel il vivait. Comme le héros de Walter Scott, il était le Jonathan Oldbuck du Devonshire, et principalement de Dartmoor, mais sans cette force de caractère qui permettait à Oldbuck de garder ses femmes dans une sorte de sujétion, et lui permettait aussi probablement de ne pas voir ses factures hebdomadaires dépasser les limites du raisonnable. Notre Mr. Oldbuck, d’Oxney Colne, manquait cruellement de ces qualités. En tant que pasteur, doté d’une petite cure, il faisait son devoir avec suffisamment d’énergie pour être à l’abri de tout reproche. Il était bon et charitable avec les pauvres, ponctuel dans ses services religieux, indulgent avec les fermiers des environs, aimable avec ses confrères du clergé, et totalement indifférent à ce que pouvait bien penser ou dire de lui tel ou évêque ou tel archidiacre. Je ne mentionne pas ce dernier trait de caractère comme une vertu, mais comme un fait. Mais tout cela ne comptait pour rien chez Mr. Woolsworthy, d’Oxney Colne. Il était l’historien de Dartmoor. Là était sa vie. C’était ainsi qu’il était connu dans le petit monde du Devonshire ; c’était ainsi qu’il voyageait avec son humble sac de voyage, s’éloignant de son presbytère pour une nuit ou deux, c’était ainsi qu’il recevait à l’occasion des amis itinérants dans la seule chambre à coucher qui était libre – pas des amis qui souhaitaient le voir, lui ou sa fille, mais des hommes qui savaient quelque chose à propos de telle pierre enterrée, ou de tel vieux monument. Dans ces matières, sa fille le laissait aller son propre chemin, l’assistant et l’encourageant. Telle était sa vie, et elle la respectait. Mais dans tous les autres domaines, elle avait décidé d’être le point central du presbytère.
Mr. Woolsworthy était un homme petit, qui portait toujours, sauf les dimanches, des vêtements gris – des vêtements d’un gris si clair qu’on ne les aurait sans doute pas trouvées très cléricales dans un district moins éloigné. Il avait maintenant atteint un âge respectable, à soixante-dix ans passés, mais il était toujours alerte et actif, et montrait peu de signes de vieillesse. Son crâne était chauve, et les rares petites boucles qui lui restaient étaient presque blanches. Mais sa bouche exprimait une impression générale d’énergie, et ses yeux gris clair un sens de l’humour, qui empêchaient ceux qui le connaissaient de le considérer comme un vieil homme. Et en effet, il pouvait marcher d’Oxney Colne à Prieston, quinze longs miles à travers la lande du Devonshire, et s’il était capable de cela, on ne pouvait guère le considérer comme trop vieux pour accomplir son travail.
Mais le présent récit s’intéressera davantage à sa fille qu’à lui. Une bien jolie fille comme je l’ai dit, que Patience Woolsworthy, et très remarquable aussi. Elle s’était forgé son propre avis sur le monde, prenant la mesure de ce qu’elle avait et de ce qu’elle n’avait pas, d’une façon très peu commune, et à vrai dire pas toujours souhaitable pour une jeune demoiselle. Ce qu’elle n’avait pas, cela représentait en réalité beaucoup de choses. Elle n’avait aucune société, elle n’avait pas de fortune, elle n’avait aucune assurance quant à ses futurs moyens de subsistance ; elle n’avait pas grand espoir de se trouver une position par le mariage ; elle n’avait pas cette excitation et cette joie de vivre qu’elle avait trouvées dans certains livres qui étaient parvenus jusqu’au presbytère d’Oxney Colne. Il serait facile de continuer à faire la liste de tout ce qu’elle n’avait pas, et elle complétait elle-même cette liste en sa défaveur avec la plus grande énergie. Ce qu’elle avait, ou qu’en tout cas elle pensait avoir, était plus facile à énumérer. Elle avait la naissance et l’éducation d’une Lady, la force d’une jeune femme en bonne santé, et une volonté propre. Tel était l’inventaire qu’elle faisait de sa personne, et j’affirme que je dis la vérité quand je prétends qu’elle n’y avait jamais ajouté la beauté, l’esprit ou le talent.
J’ai commencé ces descriptions en affirmant qu’Oxney Colne était le meilleur endroit depuis lequel un touriste pourrait visiter cette partie du Devonshire, mais qu’il ne pourrait y trouver aucune possibilité d’hébergement. Un ami historien aurait peut-être toutefois pu en trouver un en ce temps-là, puisque je l’ai dit, il y avait une chambre libre au presbytère. Un ami intime de Miss Le Smyrger aurait pu aussi avoir cette chance, car elle était également bien installée à Oxney Combe, comme on appelait sa demeure. Mais Miss Le Smyrger n’était pas très portée sur l’hospitalité, et elle ne consentait à ouvrir ses portes qu’à ceux qui lui étaient étroitement liés par le sang, ou par une très vieille amitié. Comme ses vieux amis étaient vraiment très peu nombreux, et qu’ils vivaient très loin de là, et comme ses connaissances plus proches étaient plus élevées dans le monde qu’elle ne l’était, et qu’elle trouvait qu’ils la prenaient de haut, les visites à Oxney Combe étaient rares et très espacées.
Mais à la période dont je parle, une telle visite était sur le point d’avoir lieu. Miss Le Smyrger avait une jeune sœur, qui avait hérité d’une propriété à peu près comparable à la sienne dans la paroisse, mais cette jeune sœur avait aussi hérité de la beauté, et en conséquence elle avait eu plusieurs soupirants pendant ses jeunes années, et l’un d’entre eux devint son mari. Elle avait épousait un homme qui avait déjà alors une bonne position dans le monde, mais qui était maintenant riche et presque puissant, un membre du parlement, lord impliqué dans telle ou telle commission, un homme qui avait une maison à Eaton Square, et un parc dans le nord de l’Angleterre. Le chemin de cette sœur dans la vie avait en conséquence nettement divergé de celui de Miss Le Smyrger. Mais le Lord avait eu de nombreux enfants, et peut-être commençait-il à s’intéresser aux acres de Tante Pénélope dans le Devonshire. Tante Pénélope avait la possibilité de les léguer à qui elle le souhaiterait, et bien qu’on pensât évidemment, à Eaton Square, que les terres seraient léguées à la famille, on se rendait bien compte toutefois que quelque vague cousinage pouvait rendre les choses moins certaines. Je ne dirais pas que c’était la seule raison de cette visite, mais à ce moment-là, le Capitaine Broughton était sur le point de venir voir sa tante. Le Capitaine John Broughton était le second fils de Lord Alfonso Broughton, de Clapham Park et Eaton Square, membre du parlement, et d’une commission au gouvernement.
« Et qu’allez-vous faire de lui ? » demanda Patience Woolsworthy à Miss Le Smyrger quand elle vint la voir depuis La Combe pour annoncer que son neveu John allait arriver le matin suivant.
« Faire de lui ? Eh bien, je l’amènerai ici pour discuter avec votre père. »
« Il sera bien trop chic pour cela, et Papa ne va pas s’embêter avec lui s’il découvre qu’il ne s’intéresse pas à Dartmoor. »
« Alors, il pourra très bien tomber amoureux de vous, ma chérie. »
« C’est vrai, il reste toujours cette ressource ; et ne vous inquiétez pas, je serai plus civile avec lui que Papa. Mais il se lassera vite de flirter, et alors je n’imagine pas trop ce que vous pourrez faire de lui. »
Je n’irai pas jusqu’à dire que Miss Woolsworthy ne s’intéressait pas à la visite du Capitaine. Dans la réclusion qui était la sienne, la venue d’un étranger avec qui elle pourrait être amenée à entrer en relation ne pouvait que l’intéresser ; et elle n’était pas à ce point différente des autres jeunes femmes pour considérer l’arrivée d’un jeune homme célibataire avec le même détachement que celle d’un quelconque parent. En se faisant son opinion sur la vie comme je l’ai dit, elle ne s’était jamais dit qu’elle devait mépriser toutes ces choses qui excitaient tellement les autres jeunes filles, qui faisaient les joies et les déceptions de leurs vies. Elle s’était seulement convaincue qu’elle trouverait sur son chemin très peu de ces choses, et qu’il lui appartenait de vivre – vivre heureuse autant que possible – sans en éprouver le besoin. Elle avait entendu dire, avant qu’il ne soit question de cette visite à Oxney Colne, que John Broughton était un homme élégant, intelligent – un homme qui pensait le plus grand bien de lui-même, et dont les autres pensaient encore plus de bien – qu’il avait été question qu’il épouse une grande héritière, mais que ce mariage n’avait pas eu lieu parce qu’il ne l’avait pas souhaité ; et qu’il était un homme plus remarqué dans le monde que ne le sont les capitaines ordinaires des régiments ordinaires.
Le Capitaine Broughton vint à Oxney Combe, y resta une quinzaine – il avait initialement prévu de rester trois ou quatre jours—puis repartit. Il retourna dans son repaire de Londres, les vacances de Pâques approchant, mais en partant il dit à sa tante qu’il reviendrait sans faute la voir en automne.
« Et bien sûr je serai heureuse de vous voir, John – si vous venez pour une raison précise. Si vous n’avez pas une telle raison, vous ferez mieux de rester là-bas. »
« Je viendrai sans faute », avait répliqué le capitaine, et il se mit en route pour son voyage.
L’été passa rapidement, et très peu de choses furent dites entre Miss Le Smyrger et Miss Woolsworthy à propos du Capitaine Broughton. Deux femmes n’auraient pu être plus intimes qu’elles l’étaient, et sur beaucoup de sujets les personnels, elles avaient le courage de se parler l’une à l’autre avec une absolue franchise – un courage qui manque souvent même aux amis les plus proches. Mais malgré cela, très peu de mots furent échangés entre elles à propos du Capitaine John Broughton. Tu ce qui fut dit peut être rapporté ici.
« John dit qu’il devrait revenir en août » dit Miss Le Smyrger, tandis que Patience était assise à ses côtés dans le petit salon d’Oxney Combe, le lendemain du départ du gentleman.
« Il me l’a dit lui-même » dit Patience, et tandis qu’elle faisait cette réponse, ses yeux noirs montrèrent une plus grande assurance qu’à l’accoutumée. Si Miss Le Smyrger avait eu l’intention de pousser plus loin la conversation, elle changea d’avis en regardant sa compagne. Puis, comme je l’ai dit, l’été s’écoula, et à l’approche des chaleurs de juillet, Miss Le Smyrger, assise sur le même fauteuil dans la même pièce, reprit la conversation.
« J’ai reçu une lettre de John ce matin. Il écrit qu’il sera ici le trois. »
« Vraiment ? »
« Il a été très précis sur le jour. »
« Oui, j’imagine que c’est un homme précis » dit Patience.
« J’espère que vous serez heureuse de le voir » dit Miss Le Smyrger.
« Très heureuse », dit Patience, d’une voix claire et nette, et la conversation retomba une fois de plus, et rien de plus ne fut dit jusqu’à la seconde visite du Capitaine Broughton dans la paroisse.
Quatre mois s’étaient alors écoulés depuis son départ, et pendant ce temps Miss Woolsworthy avait accompli ses tâches journalières selon ses habitudes. Personne ne pouvait penser qu’elle avait été moins attentive dans ses affaires domestiques, ou moins désireuse de visiter ses voisins pauvres, ou moins assidue dans ses attentions envers son père. Mais cependant ceux qui la côtoyaient avaient le sentiment qu’un grand changement s’était produit en elle. Elle passait les longues soirées d’été assise toujours au même endroit derrière le verger du presbytère, en haut d’une petite pâture en pente où se trouvait toujours la vache, avec un livre posé sur les genoux, mais ne lisant pas souvent. Elle restait assise là, devant la belle vue qu’offrait la rivière qui serpentait en bas, regardant le soleil couchant, et elle pensait, pensait, pensait – elle pensait à des choses dont elle n’avait jamais parlé. Souvent Miss Le Smyrger la rencontrait à cet endroit, et elle passait parfois devant elle sans lui adresser la parole, mais pas une fois, pas une seule fois, elle n’eut l’audace de lui demander l’objet de ses pensées. Mais elle en avait une idée assez précise. Aucune confession n’était nécessaire pour l’informer que Patience Woolsworthy était amoureuse de John Broughton – amoureuse éperdument et de tout son cœur.
Un soir qu’elle était ainsi restée assise jusqu’à ce que le soleil de juillet disparaisse pour la nuit, son père vint à elle à son retour d’une de ses expéditions dans la lande. « Patty », dit-il, « Vous restez toujours assise ici en ce moment. N’est-il pas trop tard ? N’allez-vous pas attraper froid ? »
« Non, Papa », dit-elle, « Je n’aurai pas froid. »
« Mais ne voulez-vous pas regagner la maison ? Vous me manquez quand vous rentrez si tard que nous n’avons même pas le temps d’échanger un mot avant d’aller au lit. »
Elle se leva et le suivit dans le presbytère, et une fois qu’ils étaient assis ensemble au salon et que la porte fut fermée, elle s’approcha de lui et l’embrassa. « Papa », dit-elle, « Seriez-vous très malheureux si je vous quittais ? »
« Me quitter ! » dit-il, alarmé par le ton sérieux et presque solennel de sa voix. « Voulez-vous dire pour toujours ? »
« Pour me marier, Papa ? »
« Oh, pour vous marier ! Non, cela ne me rendrait pas malheureux. Cela me rendrait très heureux, Patty ; de vous voir mariée à un homme que vous aimeriez – très, très heureux, même si ma vie serait bien morne sans vous. »
« C’est cela, Papa. Que feriez-vous si je vous quittais ? »
« Et qu’est-ce que cela peut bien faire, Patty ? Au moins, je serais délivré d’un poids qui m’oppresse souvent douloureusement. Que ferais-je si vous me quittiez ? Encore quelques années et tout sera terminé pour moi. Mais de qui s’agit-il, ma chérie ? Quelqu’un vous a-t-il dit quelque chose ? »
« C’était seulement une idée, Papa. Je ne pense pas souvent à ce genre de choses, mais là, j’y pensais. » Et ainsi, le sujet fut clos. Cela se passait la veille de la seconde visite dont la date avait été fixée avec tant de précision et communiquée à Miss Woolsworthy.
Et donc, cette seconde visite eut lieu. Le lecteur aura compris en lisant les mots par lesquels Miss Le Smyrger autorisait son neveu à faire cette seconde visite à Oxney Combe, que la passion de Miss Woolsworthy n’était pas du tout mal acceuillie. Le Capitaine Broughton s’était entendu dire qu’il ne devait pas revenir s’il n’avait une raison précise, et il persistait néanmoins à venir. Il avait sans nul doute compris l’allusion de sa tante. « Je viendrai sans faute », avait-il dit. Et fidèle à sa parole, il était là.
Patience savait à quelle heure exactement il devait arriver à la gare de Newton Abbot, et le temps que cela lui prendrait de parcourir les quelques douze miles depuis la gare pour monter à Oxney. Il n’est nul besoin de dire qu’elle ne rendit pas visite à Miss Le Smyrger cet après-midi là, mais elle pouvait deviner l’arrivée du Capitaine Broughton sans aller là-bas. En effet, la route pour la Combe passait devant la porte du presbytère, et si Patience s’était tenue assise à la fenêtre de sa chambre, elle l’aurait certainement vu passer. Mais Patience n’était pas restée assise à la fenêtre de sa chambre – elle n’aurait jamais rien fait qui l’eût obligée à reconnaître qu’elle se désespérait de l’arrivée de son amoureux. C’était à lui de venir la chercher. S’il voulait le faire, il connaissait le chemin du presbytère.
Miss Le Smyrger – la bonne, l’honnête, la généreuse Miss Le Smyrger, était dévorée d’anxiété pour son amie. Ce n’est pas vraiment qu’elle souhaitât que son neveu épouse Patience, ou même qu’elle ait encouragé de telles pensées lors de sa première visite. Elle n’avait pas l’âme d’une entremetteuse, et plus encore, elle pensait au fond d’elle-même que ceux d’Oxney Colne pouvaient très bien se débrouiller sans se mélanger à ceux d’Eaton Square. Elle avait planifié les choses ainsi : quand le vieux Mr. Woolsworthy ne serait plus à Dartmoor, Patience viendrait vivre avec elle, et quand elle-même disparaîtrait, alors Patience Woolsworthy serait maîtresse d’Oxney Combe – d’Oxney Combe et de la ferme de Mr. Cloysey – au détriment de tous les Broughton. Tel était son plan, avant que son neveu John ne vienne parmi eux – un plan dont il n’y avait pas à parler jusqu’à ce sombre jour qui ferait de Patience une orpheline. Mais maintenant, son neveu était venu, et tout était changé. Le plan de Miss Le Smyrger lui aurait procuré un compagnon pour ses vieux jours, mais là n’était pas son principal objectif. Elle avait plus pensé à Patience qu’à elle-même, et maintenant de meilleures perspectives de bonheur semblaient s’ouvrir pour son amie.
« John » dit-elle dès qu’ils eurent terminé les premières salutations, « Vous souvenez-vous des dernières paroles que je vous ai adressées avant que vous ne partiez ? » En vérité, je dois admettre que j’admire les qualités de cœur de Miss Le Smyrger, mais je n’en dirais pas autant de sa discrétion. Elle aurait peut-être mieux fait de laisser les choses suivre leur cours.
« Je dois dire que non » dit le Capitaine. Et en cet instant même, le Capitaine se souvenait parfaitement bien de ces derniers mots.
« Je suis si heureuse de vous voir, si enchantée de vous voir, si – si – si – Elle fit une pause. Car malgré tout son courage elle n’osait demander à son neveu s’il était venu avec l’intention bien arrêtée de demander la main de Miss Woolsworthy.
Pour dire la vérité, car il n’y a pas lieu de faire des mystères dans ce petit récit – pour dire la simple et entière vérité, le Capitaine Broughton avait déjà fait cette demande. Le jour qui précéda son départ d’Oxney Colne, il avait demandé la main de la fille du pasteur. A vrai dire, c’étaient les mots tendres qu’il lui avait maintes fois répétés, et qui avaient été comme du miel aux oreilles de Patience Woolsworthy, qui l’y avaient obligé. Quand un homme a parlé d’amour jour après jour à une jeune fille, ne doit-il pas lui faire de propositions plus définitives le jour où il la quitte ? Ou s’il ne le fait pas, ne doit-il pas s’attendre à ce qu’on le considère comme faux, égoïste, et même trompeur ? Mais le Capitaine Broughton, toutefois, avait posé la question de façon franche et directe. Il avait été franc et direct, certes, mais en des termes, ou peut-être même simplement avec une intonation, qui étaient loin d’être suffisants pour satisfaire la fierté de la fille qu’il aimait. A cette époque elle s’était déjà avouée qu’elle l’aimait de tout son cœur, mais elle ne lui en avait pas fait la confession, à lui. A lui, elle n’avait pas dit un mot, n’avait accordé aucune faveur qu’un soupirant aurait pu considérer comme le juste retour de son amour. Elle l’avait regardé tandis qu’il parlait, et lui avait conseillé de garder de telles paroles pour les salons de ses amis à la mode. Alors il avait parlé, et lui avait demandé cette main – peut-être pas comme un prétendant tremblant d’espoir, mais comme un homme riche qui sait qu’il peut passer commande de ce qu’il désire acheter.
« Vous devriez y repenser » avait-elle fini par lui dire. « Si vous tenez vraiment à m’avoir pour femme, c’est bien peu de choses pour vous de revenir ici après avoir pris le temps de bien y réfléchir. » Sur ces mots elle l’avait congédié, et maintenant il était revenu à Oxney Colne. Mais elle n’allait pas pour autant l’attendre à la fenêtre, ou mettre autre chose que sa simple robe de campagne, ni oublier une seule de ses tâches quotidiennes. S’il la voulait, il devrait la prendre telle qu’elle était véritablement, avec toutes ses habitudes de la campagne, mais il devrait aussi respecter scrupuleusement tous ces privilèges que les jeunes filles peuvent attendre de leurs soupirants. Il ne devrait s’attendre à aucune attitude cérémonieuse du fait qu’elle n’était que la fille d’un pauvre pasteur de campagne qui n’apportait pas un shilling, même s’il était d’un rang élevé dans le monde. Il lui avait demandé tout ce qu’elle avait, et c’est bien ce qu’elle comptait lui donner, sans rien oublier. Mais ce présent devait être evalué avant d’être offert et reçu, et il devait lui donner tout autant, et elle l’accepterait elle aussi. Mais elle ne permettrait pas qu’on considère que ce qu’elle allait recevoir soit de quelque manière plus précieux à cause du rang plus élevé qu’il avait dans le monde.
Elle n’essayait pas de se convaincre qu’il allait venir à elle le jour même, et en conséquence elle s’affaira dans la cuisine et ailleurs, donnant des instructions à ses deux servantes, comme si l’après-midi allait s’écouler dans la maison comme s’étaient écoulés tous les autres jours. Ils dînaient généralement à quatre heures, et durant ces mois d’été elle s’éloignait rarement de la maison avant cette heure. A quatre heures exactement elle s’assit près de son père, et lui dit qu’elle irait jusqu’à Helpholme après dîner. Helpholme était une ferme solitaire dans une autre paroisse, sur les bords de la lande, et Mr. Woolsworthy lui demanda si elle souhaitait qu’il l’accompagnât.
« Oui, papa » dit-elle, « si vous n’êtes pas trop fatigué. » Et pourtant, elle avait pensé qu’il était probable qu’elle rencontre John Broughton en chemin. Mais ainsi fut décidé. Toutefois, à la fin du repas, Mr. Woolsworthy se souvint de quelque chose.
« Mon Dieu » dit-il, « comme je perds la mémoire. J’ai rendez-vous avec Gribbles, d’Ivybridge, et le vieux John Poulter, de Bovey. Ne pouvez-vous remettre Helpholme à demain ? »
Mais Patience ne remettait jamais rien à demain. En conséquence, à six heures, quand son père eut terminé son petit grog, elle noua son chapeau et partit pour sa promenade. Elle partit d’un bon pas, et ne laissa aucun mot pour indiquer la route qu’elle prenait. Comme elle empruntait la petite allée qui menait à Oxney Colne, elle ne jeta même pas un regard pour voir s’il venait à elle ; et quand elle quitta le chemin, passant un échalier pour s’engager sur un petit chemin qui montait vers les champs, puis pénétrant dans la lande en direction d’Helpholme, elle ne chercha ni à regarder en arrière, ni à écouter s’il approchait.
Elle rendit sa visite, restant une heure à l’étage en compagnie de la vieille mère alitée du locataire d’Helphome. « Dieu vous garde, ma chérie ! » dit la vieille femme quand elle la quitta, « et qu’il vous envoie quelqu’un pour que votre chemin dans la vie soit heureux et lumineux. » Ces mots résonnaient encore dans ses oreilles de toute leur force quand elle vit John Broughton qui l’attendait près du premier échalier qu’elle devait passer en sortant de la ferme.
« Patty » dit-il, lui prenant la main, et la maintenant fermée entre les siennes, « Quelle course j’ai dû faire pour vous rattraper ! »
« Et qui vous l’a demandé, Capitaine Broughton ? » répondit-elle en souriant. « Si le voyage était trop dur pour vos pauvres jambes londoniennes, n’auriez-vous pas pu attendre jusqu’à demain matin, pour venir me trouver au presbytère ? » Mais elle ne retira pas sa main, ni ne fit mine de prétendre qu’il n’avait pas le droit de l’accoster ainsi comme un amoureux.
« Non, je ne pouvais pas attendre. Je suis plus impatient de voir ceux que j’aime que vous ne semblez l’être. »
« Comment pouvez-vous savoir qui sont ceux que j’aime, ou quelle impatience j’ai à les revoir ? Il y a là-bas une vieille femme que j’aime, et tandis que je marchais, je n’ai pensé à rien d’autre qu’à la voir. » Et, retirant maintenant doucement sa main, elle désignait la ferme qu’elle venait de quitter.
« Patty », dit-il après une pause, pendant laquelle elle l’avait regardé droit dans les yeux avec toute la force de son vif regard, « Je suis venu de Londres aujourd’hui, directement à Oxney, et je vous ai suivie depuis la maison de ma tante, pour vous poser une unique question : « M’aimez-vous ? »
« Quel Hercule ! » dit-elle, riant à nouveau. « Voulez-vous dire que vous n’avez quitté Londres que ce matin ? Eh bien, vous avec dû passer cinq heures dans un wagon de chemin de fer, et deux dans une chaise de poste, sans parler de la marche qui a suivi. Vous devriez prendre plus soin de vous, Capitaine Broughton ! »
Il aurait pu être fâché contre elle – car il n’aimait pas être raillé – si elle ne lui avait pas posé la main sur le bras en parlant, et la douceur du contact avait compensé l’offense des mots.
« Tout ce que j’ai fait », dit-il, « c’était pour entendre un mot de vous. »
« Un seul de mes mots peut donc avoir tant de pouvoir ! Mais marchons, voulez-vous, ou mon père va nous prendre pour l’une de ces pierres levées de la lande. Avez-vous trouvé votre tante en bonne santé ? Si vous saviez quels soucis ont pesé sur ses chères épaules la semaine passée, pour que votre grandeur ait assez à manger et à boire dans ces régions à-demi ravagées par la famine ! »
« Elle aurait pu s’éviter de tels soucis. Personne ne peut se soucier moins de ces choses que moi. »
« Et pourtant il me semble vous avoir entendu vanter la cuisine de votre club. » Et il y eut à nouveau un silence d’une minute ou deux.
« Patty », dit-il, s’arrêtant à nouveau sur le chemin, « répondez à ma question. J’ai droit à une réponse. M’aimez-vous ? »
« Et dans ce cas ? Et si j’ai été assez sotte pour que vos perfections soient trop nombreuses pour mon faible cœur ? Dans ce cas, Capitaine Broughton ? »
« Vous ne m’aimez pas, sinon vous ne vous moqueriez pas de moi en ce moment. »
« Peut-être pas, c’est vrai », dit-elle. Elle ne semblait pas prête à abandonner un pouce sur le terrain de l’humour. Et ils se remirent à marcher.
« Patty », reprit-il, « je dois obtenir de vous une réponse avant demain ; ce soir, maintenant, pendant cette promenade, ou je repartirai demain et ne reviendrai plus jamais ici. »
« Oh, Capitaine Broughton, comment pourrions-nous jamais vivre sans vous ? »
« Très bien », dit-il. « Jusqu’à la fin de cette marche je puis tout accepter – et un mot, un seul, pourra tout rattraper. »
Pendant tout ce temps, elle sentait qu’elle se conduisait mal envers lui. Elle savait qu’elle l’aimait de tout son cœur, que cela la tuerait presque de se séparer de lui, qu’elle avait accueilli le renouvellement de son offre dans un ravissement de joie. Elle reconnaissait en elle-même qu’il lui témoignait autant de dévotion qu’une jeune fille pouvait en attendre de son soupirant. Et pourtant, elle ne pouvait se résoudre à dire le mot qu’il se désespérait d’entendre. Une fois ce mot prononcé, elle savait qu’elle succomberait à son amour pour toujours ! Une fois ce mot prononcé, elle n’aurait plus rien d’autre à faire que de l’idolâtrer ! Ce mot, elle devrait continuer à le lui répéter, jusqu’à ce qu’il soit fatigué de l’entendre ! Et maintenant il venait de la menacer, comment pouvait-elle lui parler après cela ? Elle ne pourrait certainement pas lui parler jusqu’à ce qu’il renouvelle sa question, sans menace cette fois. Et ainsi, ils marchèrent en silence.
« Patty », dit-il enfin. « Par le ciel, vous devez me répondre. M’aimez-vous ? »
Elle restait maintenant immobile, et semblait sur le point de trembler tandis qu’elle le regardait dans les yeux. Elle resta ainsi en face de lui un moment, puis, plaçant ses deux mains sur ses épaules, elle lui répondit : « Oui, oui, oui », dit-elle, « de tout mon cœur, de tout mon cœur – de tout mon cœur et de toute ma force ». Et elle laissa retomber sa tête sur sa poitrine.
Le Capitaine Broughton était presque aussi surpris que ravi par la chaleur de l’aveu que venait de lui faire la jeune fille ardente et passionnée qu’il tenait maintenant dans ses bras. Elle l’avait dit, les mots avaient été prononcés, et elle n’avait plus rien d’autre à faire que de lui jurer encore et encore avec les soupirs les plus doux, que ces mots étaient vrais – vrais comme son âme. Et très doux fut le retour jusqu’à la porte du presbytère. Il ne dit plus un mot sur la longueur de son voyage du jour. Mais sans cesse il l’arrêtait pour la serrer plus fort dans ses bras, pour se plonger dans l’éclat de son regard, et prolonger cette heure de délices. Il n’y avait plus aucun sarcasme dans les paroles qu’elle prononçait, plus de railleries à propos de sa délicatesse de londonien, plus de moqueries sur ses allées et venues. Avec une absolue honnêteté elle lui dit tout : comment elle l’avait aimé avant que son cœur ne soit préparé à une telle passion, comment, après mure réflexion, elle avait pensé qu’il n’aurait pas été sage de le prendre au mot, et avait jugé préférable qu’il retourne à Londres pour y repenser, comment elle s’était presque repentie de son courage quand elle avait craint, durant ces longs jours d’été, qu’il ne l’eût oubliée, et comment son cœur avait bondi de joie quand sa vieille amie lui avait annoncé qu’il allait revenir.
« Et pourtant » dit-il, « vous ne sembliez pas heureuse de me voir ! »
« Oh, je n’étais pas heureuse ? Vous ne pouvez comprendre les sentiments d’une jeune fille qui a vécu recluse comme j’ai vécu. Heureuse n’est pas le mot qui convient pour le bonheur que j’ai ressenti. Mais ce n’était pas tant de vous voir que je me souciais, c’était de savoir que vous étiez à nouveau près de moi. Je préfèrerais presque ne pas vous avoir vu avant demain. » Mais tout en parlant elle pressa son bras, et il sentit à cette caresse qu’il n’en était rien.
« Non, n’entrez pas ce soir » dit-elle, quand elle atteignit le petit guichet qui menait au presbytère. « Vraiment, vous ne devriez pas, je ne pourrais me comporter convenablement. »
« Mais je ne veux pas que vous vous comportiez convenablement. »
« Oh, je dois garder ça pour Londres ? Mais quoi qu’il en soit, Capitaine Broughton, je ne vous inviterai ni à prendre le thé, ni pour le souper, ce soir. »
« Je pourrai au moins serrer la main de votre père. »
« Pas ce soir, pas avant – John, je puis vous le dire, n’est-ce pas ? Je dois lui parler avant. »
« Certainement », dit-il.
« Et vous pourrez le voir demain. Voyons, à quelle heure dois-je vous proposer de venir ? »
« Pour le petit déjeuner. »
« Non, vraiment. Que diable ferait alors votre tante de sa dinde grillée et de sa tarte ? Je n’ai pas de tarte pour vous. »
« Je déteste la tarte. »
« Quel dommage ! Mais, John, je serais obligée de vous quitter juste après le petit déjeuner. Descendez… descendez à deux heures, ou trois heures, et je retournerai avec vous chez Tante Pénélope. Je dois la voir demain. » Et ainsi l’affaire fut réglée, et l’heureux Capitaine, quand il la quitta, rencontra peu de résistance dans ses efforts pour presser ses lèvres contre les siennes.
Quand elle entra dans le salon, où son père se trouvait assis, Gribble et Poulter étaient encore là, discutant un point épineux de l’histoire du Devon. Patience ôta donc son chapeau et s’assit, attendant leur départ. Elle devait attendre une bonne heure avant que Gribbles et Poulter ne finissent par quitter la maison. Mais l’impatience de Patience Woolsworthy ne se manifestait pas dans de telles occasions. Elle pouvait attendre, et attendre, et attendre, et endurer pendant des semaines et des mois, quand ce qu’elle attendait était à ses yeux une bonne chose, mais elle ne pouvait pas contenir ses pensées et ses mots énergiques quand on discutait de choses qui ne lui plaisaient pas.
« Papa », dit-elle, lorsque Gribbles eût prononcé ses derniers mots trainants à la porte. « Vous souvenez-vous quand je vous ai demandé l’autre jour ce que vous diriez si je vous quittais ? »
« Oui, bien sûr », répliqua-t-il, la regardant avec étonnement.
« Je vais vous quitter », dit-elle, « Cher, très cher père, comment puis-je m’éloigner de vous ? »
« Me quitter » dit-il, pensant à sa visite à Helpholme, et à rien d’autre.
En fait, il y avait quelque chose à propos d’Helpholme. Cette vieille dame clouée au lit avait un solide garçon, qui était maintenant le propriétaire des pâturages de Helpholme. Mais bien que propriétaire en titre de ces acres de terrain, et de tout le bétail qui s’y trouvait, il ne valait guère mieux que les fermiers des environs, en ce qui concerne les manières et l’éducation. Il n’était toutefois pas sans mérites : il était honnête, plutôt aisé quoique modeste. Ce récit n’a pas pour but de conter comment une amabilité de voisinage s’était graduellement transformée en un profond amour entre notre Patience et la mère du garçon. Mais il en était résulté un autre amour – ou tout au moins, une ambition qui pouvait devenir de l’amour. Le jeune homme, après mûre réflexion, n’avait pas osé parler à Miss Woolsworthy, mais il avait fait porter un message par Miss Le Smyrger. S’il y avait quelque espoir pour lui, il se présenterait en tant que soupirant – ou du moins il essaierait. Il n’avait pas la moindre dette, et avait de l’argent – ses économies. Il ne demanderait pas un shilling au pasteur. Telle était la teneur de ce message, et Miss Le Smyrger l’avait loyalement délivré. « Il ne le pense pas vraiment » avait dit Patience de sa voix dure. « Mais bien sûr que si, ma chère. Vous pouvez être certaine de sa sincérité » avait répliqué Miss Le Smyrger, « et il n’y a pas un homme plus honnête que lui dans la région. »
« Dites-lui », dit Patience, n’attendant pas la fin de la dernière phrase de son amie, « que cela ne peut être – faites-le lui bien comprendre – et dites-lui aussi qu’il est inutile d’y penser. » Et en tout cas, le sujet n’avait plus été abordé, mais le jeune fermier restait toujours célibataire, et Helpholme avait toujours besoin d’une maîtresse. Mais tout ceci revint en mémoire du pasteur quand sa fille lui dit qu’elle était sur le point de le quitter.
« Oui, père chéri » dit-elle, s’agenouillant à ses côtés. « J’ai été demandée en mariage, et j’ai accepté. »
« Eh bien ma chérie, si tu es heureuse… »
« J’espère, je crois que je le serai. Mais vous papa ? »
« Vous ne serez pas loin de nous. »
« Oh mais si ; à Londres. »
« A Londres ? »
« Le Capitaine Broughton vit généralement à Londres. »
« Et le Capitaine Broughton vous a demandé de l’épouser ? »
« Oui, papa, qui d’autre ? N’est-il pas bien ? Ne l’aimerez-vous pas ? Oh, papa, ne me dites pas que j’ai tort de l’aimer ? »
Il ne lui expliqua jamais son erreur, pas plus qu’il ne lui dit qu’il n’aurait jamais cru possible que le fils haut placé du grand homme de Londres pût tomber amoureux de sa fille sans dot ; mais il l’embrassa, et lui dit, plein d’enthousiasme, qu’il se réjouissait avec elle, et serait heureux de son bonheur. « Ma Patty », dit-il, « J’ai toujours su que vous étiez trop bien pour la vie que nous menons par ici. » Et ainsi la soirée laissa place à la nuit, avec force larmes, mais avec plus de joie encore.
Le Capitaine Broughton, tandis qu’il marchait sur le chemin qui le ramenait à Oxney Combe, se décida à ne rien révéler à sa tante avant le matin suivant. Il voulait repenser à tout cela, et y repenser, si possible, seul. Il avait franchi un cap dans la vie, le plus important qu’un homme pût franchir, et il voulait réfléchir pour savoir s’il avait ou non fait preuve de sagesse.
« L’avez-vous vue ? » dit Miss Le Smyrger, avec une grande anxiété, quand il entra dans le salon.
« Vous voulez dire, Miss Woolsworthy », dit-il. « Oui, je l’ai vue. Elle était sortie ; je suis donc allé faire une longue promenade, et il se trouve que je l’ai rencontrée. Vous savez, ma tante, je vais aller me coucher ; j’étais debout à cinq heures ce matin, et je n’ai pas arrêté de la journée. »
Miss Le Smyrger comprit qu’elle n’apprendrait rien ce soir-là ; elle lui tendit donc un bougeoir et lui permit de gagner sa chambre.
Mais le Capitaine Broughton ne se mit pas tout de suite au lit, et lorsqu’il le fit, il fut incapable de s’endormir. Est-ce que le pas qu’il venait de franchir était sage ? Il n’était pas homme, dans les affaires du monde, à laisser les évènements guider sa vie, comme tant d’autres hommes. Il avait des vues bien à lui, et une théorie sur la vie. Il avait décidé que l’argent pour l’argent, ce n’était pas bien. Mais il s’était dit en lui-même que l’argent, s’il accompagnait des choses bonnes en elles-mêmes, était alors aussi une bonne chose. Concernant son mariage, il ne serait pas accompagné d’argent. En bien, il en avait pris son parti, et en ferait son deuil. Il avait ses moyens d’existence propres, même s’ils n’étaient pas aussi considérables qu’il aurait pu le désirer. Il avait décidé qu’il serait bon pour lui de devenir un homme marié. Sur ce point, il n’y avait donc rien à regretter. Patty Woolsworthy était bonne, pleine d’affection, intelligente et belle ; de tout ceci il était pleinement satisfait. Ce serait un comble qu’il ne soit pas satisfait maintenant, sachant que pendant quatre mois il n’avait cessé d’y penser de toutes ses forces. Et pourtant, bien qu’il se répétât, encore maintenant, qu’il était satisfait, je ne pense pas qu’il était aussi satisfait qu’il l’avait été pendant ces quatre mois. C’est bien triste à dire, mais je crois bien qu’il en était ainsi. Une fois que vous avez votre jouet, tout le plaisir de l’anticipation disparaît, surtout si vous l’avez eu facilement.
Il n’avait rien dit à sa famille quant à ses intentions lors de cette seconde visite en Devonshire, et maintenant il lui fallait imaginer s’ils en seraient satisfaits ou non. Que dirait sa sœur, qui avait épousé l’Honorable Augustus Gumbleton, Gold Stick-and-waiting au conseil privé de Sa Majesté la Reine ? Recevrait-elle Patience les bras grands ouverts, et ferait-elle grand cas d’elle à Londres ? Et même, jusqu’où Londres conviendrait-il à Patience, ou Patience à Londres ? Il aurait beaucoup de tavail pour faire son éducation, et il ferait même bien de commencer les leçons sans perdre de temps. Il alla jusque-là cette nuit-là, mais quand vint le matin, il alla encore un peu plus loin, et commença mentalement à critiquer sa manière d’être avec lui. Certes elle avait été très douce, très passionnée, cette prompte déclaration d’amour. Oui, elle avait été bien douce, mais – mais – quand, après ses petites moqueries, elle avait confessé son amour, ne l’avait-elle pas fait un peu plus librement qu’il ne convient à la délicatesse féminine ? Un homme aime entendre qu’il est aimé, mais il est loin de souhaiter que la fille qu’il veut épouser se jette ainsi à son cou !
Eh oui, c’est ainsi qu’il argumentait en lui-même ce matin-là, tandis qu’il faisait sa toilette. « Mais alors c’est une brute », te dis-tu, mon cher lecteur. Je n’ai jamais dit qu’il n’était pas une brute. Mais je dois te faire remarquer que quantité de brutes similaires peuvent être rencontrées sur les chemins de la vie. Quand Patience Woolsworthy lui répondit froidement, lui demandant de retourner à Londres et de réfléchir sur son amour, quand tout dans son attitude laissait penser qu’elle ne se souciait pas de lui le moins du monde, quand il était loin d’elle et se languissait d’elle, alors la possession de ses charmes, de ses talents et de sa droiture d’esprit lui avaient semblée des plus désirables. Maintenant, tout cela lui appartenait. Tout lui avait en fait appartenu depuis le début. Le cœur de cette fille de la campagne était tombé au premier mot qu’il avait prononcé. Ne le lui avait-elle pas avoué ? Elle était très belle – vraiment très belle. Il l’aimait sincèrement. Mais ne s’était-elle pas vendue trop bon marché ?
Je ne veux pas dire qu’il n’était pas une brute. Mais brute ou non, il était un honnête homme, et n’avait aucunement l’intention, même à ce moment, en ce matin, ou même durant les jours qui suivirent, quand ces pensées se firent encore plus pressantes dans son esprit, de reprendre son serment. Au matin, pendant le petit déjeuner, il dit tout à Miss Le Smyrger, avec les meilleures intentions, et elle lui confia ses propres projets concernant sa propriété. « J’ai toujours considéré Patience comme mon héritière », dit-elle, « et je continuerai. »
« Oh, vraiment » dit le Capitaine Broughton.
« Mais c’est un grand très grand plaisir pour moi de penser qu’elle ramènera ma petite propriété à l’enfant de ma sœur. Vous aurez celle de votre mère, et ainsi tout sera rassemblé. »
« Ah » dit le Capitaine Broughton. Il avait ses propres idées sur la propriété, et cela ne lui plaisait guère, même dans les circonstances actuelles, d’entendre sa tante affirmer qu’elle se considérait libre de laisser ses terres à quelqu’un qui était par le sang quasiment étranger à la famille.
« Patience le sait-elle ? » demanda-t-il.
« Rien du tout » dit Miss Le Smyrger. Et plus rien ne fut dit sur le sujet.
L’après-midi même, il descendit et reçut de bonne grâce la bénédiction et les félicitations du pasteur. Patience parla très peu en cette occasion ; à la vérité elle fut absente pendant la plus grande partie de l’entretien. Les deux amoureux marchèrent alors jusqu’à Oxney Combe, et il y eut encore des bénédictions et des félicitations. « Tout était aussi joyeux qu’une cloche de mariage », comme on dit, du moins pour Patience. Pas un mot d’était sorti de cette bouche adorée, par un regard n’avait encore assombri ce beau visage, qui eût pu gâter son bonheur. Le premier jour où il lui rendit son amour fut un jour parfaitement joyeux, et quand elle pria pour lui agenouillée près de son lit, il n’y avait place dans son esprit pour aucune crainte qui pût gêner son bonheur.
Je passerai très rapidement sur les trois ou quatre jours qui suivirent. Qu’il suffise de dire que Patience ne les trouva pas aussi plaisants que ce jour qui suivit son engagement. Il y avait quelque chose dans les manières de son amoureux – quelque chose qu’au début elle ne pouvait pas bien définir – qui venait contrarier ses sentiments.
Il lui témoignait suffisamment d’affection, même si sur ce chapitre elle ne réclamait pas d’excessives démonstrations, mais cette affection semblait s’accompagner… elle n’aimait pas évoquer ce sujet en termes trop sévères, mais était-il possible qu’il commence à se dire qu’elle n’était pas assez bien pour lui ? Et elle commença elle-même à se poser la question : était-elle assez bien pour lui ? S’il y avait le moindre doute à ce sujet, la question devait être réglée, même si son cœur devait en sortir brisé. La vérité, toutefois, était la suivante : il avait commencé cette éducation qu’il avait jugée tellement nécessaire. Et en fait, si qui que ce soit s’était essayé à enseigner à Patience, avec son consentement, l’Allemand ou les mathématiques, je pense qu’il aurait trouvé en elle une étudiante appliquée. Mais il était peu probable qu’elle soit appliquée face à un maître qui avait de lui-même décidé, et sans son accord, de lui enseigner les bonnes manières.
Ainsi allèrent les choses pendant quatre ou cinq jours, et le soir du cinquième jour, le Capitaine Broughton et sa tante vinrent prendre le thé au presbytère. Il n’arriva rien de bien particulier, mais quand le pasteur et Miss Le Smyrger proposèrent une partie de Backgammon, avec une grande insistance, pendant toute la soirée, le Capitaine Broughton eut une bonne occasion de placer un mot ou deux sur les changements que la vie londonienne exigeraient chez sa bien-aimée, et quelques mots également – quelques tout petits mots – sur la plus haute position sociale à laquelle il allait permettre à son épouse d’accéder. Patience les supporta (car son père et Miss Le Smyrger étaient dans la pièce) ; elle les supporta fort bien, ne montrant aucun signe de colère, et endurant pour le moment le mépris pour le vieux presbytère qui était implicite dans ce discours. Alors vint le soir, et le Capitaine Broughton retourna à Oxney Combe avec sa tante. « Patty », lui dit son père avant qu’ils n’aillent tous deux se coucher, « Il m’a l’air d’un excellent jeune homme. » « Cher papa », lui répondit-elle en l’embrassant. « Et profondément amoureux. » dit Mr. Woolsworthy. « Oh, je n’en sais rien » répondit-elle, tandis qu’elle le quittait avec le sourire le plus tendre. Mais même si elle pouvait ainsi sourire aux facéties de son père, elle était déjà convaincue au fond d’elle-même qu’elle avait encore des choses à découvrir concernant son fiancé avant de s’abandonner totalement dans ses bras. Elle lui demanderait s’il jugeait qu’il lui était encore possible de se libérer de sa promesse de mariage, et même s’il niait avoir la moindre pensée en ce sens, elle saurait, à la façon dont il nierait, quels étaient ses sentiments véritables.
Et lui aussi, cette nuit-là, pendant sa marche silencieuse en compagnie de Miss Le Smyrger, avait des pensées similaires. « Je crains qu’elle ne soit obstinée » se disait-il, et il en était presque aussi à l’accuser d’être boudeuse. « Si tel est son tempérament, quelle vie de misère j’ai devant moi ! »
« Avez-vous déjà fixé une date ? » lui demanda sa tante tandis qu’ils approchaient de la maison.
« Non, pas encore ; je ne sais pas si j’ai envie d’en fixer une avant mon départ. »
« Comment, mais l’autre jour vous sembliez si pressé ? »
« Ah – oui – mais depuis j’y ai beaucoup repensé. »