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Un jour toutefois, une jeune femme dont le portrait venait d’être fini me proposa de venir le voir avec elle. Il m’était impossible de refuser, et je m’y rendis avec d’autant moins de difficultés que je savais n’être pas le seul ami qu’elle avait invité. Les autres étaient groupés devant le chevalet quand j’entrai, et après avoir apporté mon concours au chœur des louanges, je tournai les talons et commençai à me promener dans le studio. Claydon était quelque peu collectionneur et ses pièces valaient généralement le coup d’œil. Le studio était une longue pièce tapissée avec au fond une arcade pourvue d’un rideau. Celui-ci était relevé, révélant un petit appartement, avec des livres et des fleurs et de remarquables pièces de bronze et de porcelaine. La table à thé dressée dans cette pièce montrait bien qu’elle était ouverte à la visite, et je m’y aventurai. Un vase bleu poudré attira d’abord mon regard, puis je me retournai pour examiner un Ganymède de bronze élancé, et ce faisant je me retrouvai face à face avec le portrait de Mrs. Grancy. Je restai interdit à la contempler et elle me rendit mon regard avec un sourire dans toute la splendeur retrouvée de sa jeunesse.L’artiste avait effacé toutes les traces de ses retouches et le tableau original était réapparu. Il trônait seul sur le mur lambrissé, affirmant une incontestable supériorité sur son entourage soigneusement choisi. Je sentis en un instant que toute la pièce était organisée en fonction du tableau : que Claydon avait amassé ses trésor aux pieds de la femme qu’il aimait. Oui – c’était la femme qu’il avait aimée et non le portrait ; et mon ressentiment instinctif trouva son explication.
Soudain je sentis une main sur mon épaule.
« Ah, comment avez-vous pu ? » criai-je, me retournant vers lui.
« Comment ai-je pu ? » rétorqua-t-il. « Comment n’aurais-je pas pu ? Ne m’appartient-elle pas maintenant ? »
Je m’éloignai, impatienté.
« Attendez un moment » dit-il avec un geste de dédain. « Les autres sont partis et je veux vous dire un mot. – Oh, je sais ce que vous avez pensé de moi – je peux le deviner ! Vous pensez que j’ai tué Grancy, je suppose ? »
J’étais surpris par sa soudaine véhémence. « Je pense que vous avez essayé de faire quelque chose de cruel » dis-je.
« Ah, comme vous autres avez une vision étroite de la vie ! » murmura-t-il. « Asseyez-vous un moment – ici, que nous puissions la regarder- et je vais vous expliquer. »
Il se jeta sur l’ottomane à côté de moi, et se mit à regarder le portrait, les mains sur les genoux.
« Pygmalion » commença-t-il lentement, « changea sa statue en une femme véritable ; moi, j’ai changé ma femme véritable en un portrait. Maigre consolation, pensez-vous – mais vous ne savez pas à quel point une femme vous appartient après que vous avez fait son portrait ! Eh bien, j’ai fait du mieux que j’ai pu en tout cas – je lui donnai ce que j’avais de mieux en moi ; et en retour elle me donna ce que donne une femme en se contentant simplement d’exister. Et en fin de compte, elle me récompensa suffisamment en me faisant peindre comme je ne peignis plus jamais par la suite ! Il y avait une partie d’elle cependant, qui était à moi seul, et c’était sa beauté, car personne d’autre ne la comprenait. Même pour Grancy, ce n’était jamais que l’expression d’elle-même – ce que le langage est à la pensée. Même quand il vit le portrait, il ne pénétra pas mon secret – il était tellement sûr qu’elle n’appartenait qu’à lui ! Comme un homme qui penserait qu’il possède la lune parce qu’elle se reflète dans la mare de son jardin.
« Eh bien, lorsqu’il vint me voir et me demanda de modifier le portrait, c’était comme s’il me demandait de commettre un meurtre. Il voulait que je fasse d’elle une vieille femme – elle qui avait été si divinement, si éternellement jeune ! Comme si un homme qui aimait véritablement une femme pouvait lui demander de lui sacrifier sa beauté et sa jeunesse ! Au début je lui répondis que je ne pouvais pas le faire, mais plus tard, après qu’il m’eût laissé seul avec le portrait, une chose étrange se produisit. Je suppose que c’est ma sympathie instinctive pour Grancy qui me fit aller à l’encontre de mon sentiment et lui refuser ce qu’il m’avait demandé. Quoi qu’il en soit, je restai assis à la regarder, et elle semblait me dire : « Je ne suis pas à vous mais à lui, et je veux que vous me fassiez ce qu’il désire ». Alors je l’ai fait. J’aurais voulu me couper la main quand le travail fut terminé – je suis sûr qu’il vous a dit que je n’ai jamais voulu y retourner et le revoir. Il pensait que j’étais trop occupé – il n’a jamais compris…
« Et alors, l’an dernier, il me fit appeler à nouveau – vous vous souvenez. C’était après sa maladie, et il me dit qu’il avait vieilli de vingt ans et qu’il voulait qu’elle vieillisse également – il ne voulait pas la laisser « en arrière ». Les médecins pensaient tous qu’il allait bientôt aller mieux, et lui-même le pensait aussi, et c’est ce que j’ai pensé également lorsque je l’ai d’abord vu. Mais quand je me suis tourné vers le tableau – Ah, maintenant je ne vous demande pas de me croire ; mais je vous jure que ce fut son visage à elle qui me dit qu’il était mourant, et qu’elle voulait qu’il le sache ! Elle avait un message à lui transmettre, et elle fit en sorte que je le lui remette. »
Il se leva brusquement et se dirigea vers le portrait ; alors il revint s’asseoir près de moi.
« Cruel ? Oui, c’est ce qu’il me sembla au début. Et cette fois, si je résistai, ce fut pour son bien, et non pour le mien. Mais en même temps je sentais ses yeux fixés sur moi, et graduellement elle me fit comprendre. Si elle avait été physiquement présente, semblait-elle dire, n’aurait-elle pas vu avant aucun d’entre nous qu’il était mourant ? Ne l’aurions-nous pas su rien qu’en la regardant dans les yeux ? Et ne serait-ce pas horrible, s’il devait le découvrir dans le regard d’un étranger ? Eh bien – c’était ce qu’elle voulait de moi, et je l’ai fait – je les ai maintenus ensemble jusqu’à la fin ! » Il regarda à nouveau la peinture. « Mais maintenant elle m’appartient », répéta-t-il.
Edith Wharton, 1901.