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POUR UN CLOCHARD DISPARU
Olivier de Nances
1 Emménagement
Cette histoire commence à la sortie du lycée, quelques jours avant Noël. Ce soir-là il faisait gris et froid. J'étais en terminale et je préparais le bac. La journée avait été chargée: un contrôle d'histoire le matin et un devoir surveillé de maths pour finir l'après midi.
Je franchissais la grille en compagnie de mes deux inséparables amies Amélie une blondinette, fille de notaire, style BCBG, un peu coincée, mais toujours attentive aux malheurs des autres et toujours prête à rendre service, et Ursula la brune, une superbe fille délirante, toujours partante pour n'importe quelle excentricité, une copine toujours joyeuse avec qui on ne s'ennuie jamais.
En sortant, nous commentions les problèmes de maths et comparions nos solutions. J'étais assez fière de moi, je pensais avoir presque tout réussi.
Comme tous les soirs, marchant de front et occupant toute la largeur du trottoir, nous prenions ensemble la direction du centre ville où nous habitions en papotant gaiement.
Mais ce soir là, au bout de dix pas, je m'arrêtais net.
– Hé les filles, j'oubliais. Je n'habite plus par là.
Effectivement ce vendredi était le jour du déménagement de ma famille. Il avait dû se faire sans moi car je n'avais pu me libérer pour cause d'études à poursuivre au lycée ce jour là.
Nous quittions l'appartement en centre ville au dessus de la librairie de la presse, où nous habitions depuis sept ans, pour une grande maison à la sortie de la ville. Mes deux copines étaient bien sûr au courant, mais la tête bourrée de maths, pas plus que moi elles n'avaient percuté qu'il me fallait désormais prendre le soir une autre direction.
Une bise à Ursula et une bise Amélie:
– Salut les filles.
– Salut Emmanuelle, bises chez toi. Tu nous inviteras un de ces soirs, qu'on vienne voir…
Je fis demi tour, et je repartis seule en direction de ma nouvelle demeure. J'avais un kilomètre et demi à parcourir à pied, cela me prit peu de temps.
A la sortie de la ville, j'arrivais devant une énorme porte cochère prise dans un grand mur de pierres. J'en ouvris la porte piétonne et entrai dans la cour.
Trois mois plus tôt, mon père avait eu le coup de foudre pour cet “hôtel particulier” à vendre. C'est l'agence immobilière qui avait fait paraître une annonce avec ce titre “d'hôtel particulier”. En fait “d'hôtel particulier”, il s'agissait d'une vaste cour carrée avec d'immenses bâtiments en piteux état tout autour. Au fond, la partie principale, particulièrement imposante, où l'on accédait par un perron avec un double escalier, avait dû avoir quelque allure. Là s'arrêtait toute comparaison avec un hôtel particulier.
Le principal atout de cette maison était son prix. Dans son état, monumentale et à la limite de la ruine, elle était proposée à un prix tout à fait abordable. Les parents pensaient pouvoir la payer en moins de dix ans.
A part la toiture, remise à neuf tout récemment, d'après l'agent immobilier, révisée il y a quelques années d'après mon grand frère, bricoleur et homme à tout faire de la famille, tout était à reprendre.
Elle avait été longtemps occupée par un grossiste en vins et boissons qui avait arrêté toute activité il y a plus de dix ans.
Autour d'un puits central la cour autrefois pavée était devenue une vraie prairie. On aurait pu y installer un mouton ou un âne sans qu'il risque de manquer de fourrage.
Au fond de la cour, le bâtiment principal, à trois étages offrait de grandes possibilités d'aménagement. Ses sept fenêtres par niveau et l'espèce de tour qui dépassait de l'ensemble sur la droite pourraient lui donner une certaine classe, après rénovation bien sûr. Le crépis tombait par plaques, certains volets n'étaient plus que des squelettes de bois, l'escalier était envahi d'herbe et il manquait des vitres un peu partout. L'intérieur était à l'avenant.
Sur les côtés, de grands hangars en partie vitrés devaient abriter les stocks. De grandes caves voûtées accessibles par l'arrière du bâtiment devaient permettre de conserver et faire vieillir le vin. La pièce centrale, la plus belle de la maison, en haut du perron servait sans doute de bureau pour recevoir les clients, du temps du marchand de vin.
Avec mon grand frère nous imaginions les clients, que nous appelions “les assoiffés”, entrant en charrette à cheval par la porte cochère et se faisant remplir de vin de grandes barriques qu'ils avaient apportées vides. Pendant que les laquais s'occupaient du remplissage, (les pompes n'existant sans doute pas encore, les remplissait-on avec des seaux?), l'assoiffé prenait le temps de discuter le coup avec le patron en goûtant les différentes cuvées gardées au frais dans les caves. Il devait ensuite gravir l'escalier le plus dignement possible pour aller payer au bureau. La dernière épreuve consistait sans doute à remonter sur sa charrette. Ensuite il pouvait s'assoupir, cuver son vin, c'était au cheval de ramener la voiture à la maison. Mon frère disait d'ailleurs qu'à l'époque, lors des contrôles d'alcoolémie c'est le cheval que les gendarmes faisaient souffler dans le ballon.
Ce soir là, c'est parfaitement à jeun que je grimpais le fameux escalier du perron. La presque totalité de nos meubles avait été entassée dans la grande pièce qui allait servir, du moins au début, de séjour, de cuisine, de salle de bain et de chambre à coucher pour les parents et mes deux jeunes frère et sœur.
J'embrassais maman qui s'affairait dans le coin cuisine pour nous préparer un dîner réconfortant. Maman était la personne qui m'était la plus chère au monde. Toujours souriante, toujours attentive et délicate, elle était une confidente toujours disponible, elle savait reconnaître et montrer à chacun où était le meilleur de lui-même.
Les deux jumeaux Agnès et Rémi âgés de 8 ans faisaient leurs devoirs sur la grande table en se chamaillant et en avalant du pain avec du chocolat.
Mon grand frère Thibault, vingt ans, le génial bricoleur de la famille, venait d'installer et d'allumer un gros poêle à bois. Il s'occupait maintenant de remplacer les carreaux manquants aux fenêtres. C'était un long travail, délicat, dont il se tirait à merveille.
Papa qui, ayant pris sa journée, était exceptionnellement présent ce soir-là, se déplaçait avec un escabeau pour agrafer de vieux draps sur les poutres Il créait ainsi des cloisons pour délimiter les chambres et la salle de bain.
Tout en faisant le tour de ce qui était en train de devenir notre nouveau lieu de vie, je grignotais un bout de pain en guise de goûter. Mon père m'interpella:
– Alors Emmanuelle, tu es toujours décidée à t'installer là haut?
Il faut préciser que le dimanche précédent, l'agent immobilier nous avait obligeamment prêté les clefs et nous avions pu prendre le temps de visiter les lieux en famille. Nous avions passé l'après midi à imaginer notre nouvelle vie dans ce décor géant et chargé d'histoire. Un rayon de soleil était venu à point pour réchauffer et embellir la vieille bâtisse.
La grande salle serait le point de ralliement de toute la famille, cela paraissait évident à tous. Il faudrait par la suite remettre en état les pièces attenantes pour aménager la chambre des parents, celle des jumeaux, une salle de bain, et pourquoi pas un bureau, une bibliothèque, une salle cinéma, etc…
Thibaud en bricoleur passionné avait “flashé” sur un ancien atelier dans une aile du rez-de-chaussée, donnant directement sur la cour. Il y avait déjà un établi, une forge, des rayons avec des boîtes de bois… Au fond un escalier étroit et branlant donnait accès à une mansarde. Thibault décida que ce serait son domaine. Il y installerait un poêle et plus tard un cabinet de toilette.
Quant à moi, la tour m'attirait. Après avoir grimpé plusieurs volées d'escalier, j'arrivais tout en haut dans une grande pièce carrée avec une fenêtre à chacun des points cardinaux. De ce troisième étage, la vue était extraordinaire, on avait l'impression de planer au dessus du quartier. Je fus immédiatement subjuguée et je décidais de m'installer là. Thibaud me fit remarquer que j'allais me geler dans ce “pigeonnier”. Mais il repéra la présence d'un conduit de cheminée et donc la possibilité d'y installer un poêle. Maman me fit remarquer qu'il me faudrait monter les bûches par les escaliers depuis la cour, mais cela ne m'inquiéta pas.
C'est pourquoi en ce soir de notre arrivée, m'emparant d'une lampe de poche, je grimpais quatre à quatre les escaliers pour prendre possession de mon domaine à moi.
Au milieu de la pièce les déménageurs avaient déposé mon lit, mon bureau, ma commode et ma petite armoire. A côté étaient empilés quelques cartons contenant mes affaires. Il n'y avait pas de lumière, un très sérieux ménage serait à faire et surtout il faisait froid. Pourtant je ne me décourageais pas, c'était chez moi et c'était merveilleux.
Le soir à table, papa prit la parole pour organiser notre nouvelle vie de famille.
Papa était un artiste, un véritable artiste avec des pieds qui ne touchaient pas tout à fait terre. Il jouait du violon à la perfection (à mon avis, du moins) et peignait toutes sortes de tableaux magnifiques. Comme malheureusement cela ne suffisait pas à faire vivre la famille, il avait du prendre un travail régulier et rémunéré, mais à son goût, ce travail lui prenait toujours bien trop de temps.
Il était policier. Il ne s'occupait pas de mettre des PV, de faire la circulation ou de garder les musées, il était inspecteur. Il faisait partie d'une équipe qui cherchait à retrouver les voleurs, les assassins et les pédophiles. Il était particulièrement apprécié pour ses qualités de physionomiste et pour son étonnante mémoire. Il était capable de reconnaître sous un maquillage, une personne qu'il avait aperçue deux minutes quelques années plus tôt. Au timbre de la voix, il était capable de reconnaître plusieurs centaines de personnes. Et partant d'un nom, il pouvait réciter l'essentiel du dossier correspondant. Cela agaçait parfois maman qui se demandait comment son mari pouvait être reconnu comme si efficace dans son boulot alors qu'il était incapable de gérer la moindre situation concrète à la maison. Mais maman n'avait jamais pu voir papa en action à son travail…
Ce soir là, Papa nous fit un grand discours sur les nouvelles perspectives de la famille dans son nouveau cadre. Il aimait bien faire des discours et s'écoutait parler avec plaisir. Sa déclaration fut plutôt politique avec de grandes idées enthousiasmantes, mais pas grand-chose de concret. Maman le regardait d'un air attendri. Depuis vingt ans elle était toujours amoureuse du beau jeune homme qu'elle avait rencontré au mariage de sa meilleure amie et qui l'avait subjuguée par ses belles paroles et son violon.
Les deux jumeaux, émerveillés, buvaient les paroles de leur père. Thibaud m'adressa quelques coups d'oeil sceptiques mais ne fit aucune remarque désobligeante.
Dans la semaine qui suivit, profitant des vacances de Noël, Thibaud se démena pour nous installer au plus vite, et au moins cher, un minimum de confort. Il fit plusieurs achats à Emmaüs avec la remorque d'un copain. Il trouva et installa deux autres poêles à bois, un pour ma chambre et un pour la sienne. Avec du tuyau d'arrosage, il aménagea une salle de bain provisoire comportant une douche, un lavabo, un WC et même un cumulus pour avoir de l'eau chaude. Je l'aidais comme je le pouvais. Etant beaucoup moins douée que lui, je faisais de petites choses souvent répétitives pour lui faire gagner du temps. Il profita de ses vacances pour travailler au maximum dans la maison. A Noël, l'urgent indispensable était fait.
Durant cette première semaine, mon père reçut, en soirée, la visite de nombreux artisans venus à sa demande pour établir des devis. A chacun il faisait un long discours sur la nécessité de préserver l'aspect historique du lieu, son désir de conserver intact le charme des vieilles pierres, et sa volonté de réaliser les travaux au plus vite pour ne pas laisser trop longtemps sa chère famille dans l'inconfort. Par contre, il ne donnait que très peu d'indications pratiques sur les travaux à réaliser et sur les limites du budget.
Nous fêtâmes Noël tous ensemble, sur place, en mode camping et dans la plus grande allégresse. Le ciel eut la bonne idée de nous envoyer quelques flocons de neige à la sortie de la messe de minuit, c'était merveilleux.
Dans la quinzaine suivante, Papa reçu par courrier les devis demandés. Il les lut, les rangea et ne fit aucun commentaire. Comme je demandais à maman quelles décisions avaient été prises, elle me répondit qu'ils y réfléchissaient. Papa, interrogé à son tour, me servit une jolie phrase, mais qui ne me donnait pas plus de réponse. Finalement j'en parlais à Thibaud. En tant que meilleur technicien de la famille, Papa lui avait demandé son avis sur certaines propositions reçues des entrepreneurs.
– Ma pauvre Emmanuelle, plusieurs devis ont un total supérieur au prix d'achat de la maison. Ne rêve pas trop, papa et maman n'ont pas les moyens de restaurer cette baraque. Tu ne verras sûrement pas beaucoup d'artisans venir travailler ici. Il va falloir nous débrouiller tout seuls. Nous n'aurons que ce que nous serons capables de réaliser par nous-même.
Enfin, une veille de week-end, papa déclara au dîner que les artisans étant hors de prix, il avait décidé de se lancer lui-même dans les travaux de restauration, et qu'il comptait s'y mettre dès le lendemain. Thibaud me lança un regard qui reflétait à la fois la surprise et l'incrédulité complète.
Le lendemain, dès neuf heures, papa équipé d'une vieille blouse arpenta la cour en vue de prendre des repères. Une heure plus tard, ayant sorti des pinceaux et de la peinture, il se mit au travail. Du haut de ma tour, je le vis s'installer et je descendis le rejoindre dans la cour pour voir comment il allait s'y prendre.
Il avait installé son chevalet à l'angle de la cour, non loin de la porte cochère et traçait une esquisse du bâtiment principal.
– Tu vois me dit-il, pour les travaux, il est capital d'établir un état des lieux avant de commencer quoi que ce soit. Les architectes ne font pas autrement. Seulement moi je le fais avec de la peinture et non avec des plans parce que je suis plus à l'aise dans cette technique.
Au bout de trois week-ends, il en sortit un très joli tableau qui tout en gardant une note gaie, rendait bien compte de l'état de délabrement de la maison.
Papa nous annonça alors qu'il allait s'attaquer à la restauration des bâtiments dès le samedi suivant. Aucune livraison de matériaux n'ayant eu lieu, j'eus quelques doutes sur la véracité de cette promesse. Mais j'eus tort de douter de mon père. Le samedi en question, équipé de ses outils préférés, il se mit au travail. Il installa de nouveau son chevalet dans le même angle de la cour et se lança dans une nouvelle peinture montrant les bâtiments après rénovation. Selon lui, la maison allait devenir magnifique, sans rien perdre son cachet ancien. Des fleurs égayeraient les façades un peu partout et on devinerait nos silhouettes à certaines fenêtres.
Un peu écœurée, j'allais voir Thibaud qui bricolait dans son atelier. En meulant une vieille clé, il essayait de faire un double pour la serrure de la porte d'entrée.
– Papa commence les travaux… derrière son chevalet!
– Et oui, qu'est-ce que tu croyais? Donne lui un marteau et un tournevis, il ne sait pas par quel bout ça se tient. Il n'y a que ses petits pinceaux et son archet qu'il sache manipuler avec bonheur. On ne peut pas lui en vouloir. Tout le monde n'est pas manuel. Ca ne doit pas t'empêcher de l'aimer comme il est. Nous avons la chance d'avoir un père merveilleux, tu sais.
– Peut être…
– Ecoute. Hier soir, je l'ai invité avec maman dans ma chambre. Au début je les ai un peu bousculés, j'étais un peu énervé comme toi ce matin, car je voulais savoir quand et comment allaient commencer ces travaux. Finalement nous avons bien discuté tous les trois. Ils ont fini par m'avouer ce dont je me doutais: Ils n'ont pas les moyens de faire travailler des artisans. Pourtant, ils se rendent bien compte que certains travaux sont indispensables, une salle de bains par exemple. Ils ont même gardé de l'argent de côté pour les faire.
Je leur ai proposé la seule solution qui me paraissait possible: Je ferais moi-même les travaux le soir, les week-end et pendant les vacances. Ca prendra du temps, mais tant pis. Les parents ont accepté, ils me font confiance. Ils payeront les matériaux et me donneront quelque chose pour mes heures. Si tu viens m'aider, tu pourras aussi gagner un peu d'argent. Ainsi tout le monde sera satisfait et petit à petit, à défaut de restaurer l'ensemble des bâtiments, nous gagnerons un peu de confort dans la partie que nous habitons.
Quelques jours plus tard, un samedi matin, Amélie et Ursula, mes excellentes copines vinrent nous donner un coup de main pour les travaux. Elles étaient ravies à l'idée de passer une journée ensemble, et la perspective d'une petite rémunération ne les ennuyait pas trop.
J'avais enfilé de vieux vêtements, mais elles arrivèrent pomponnées comme pour aller faire les magasins. Sous un manteau bleu marine, Amélie portait une jolie robe de même couleur avec un gilet rayé bleu et blanc de style marin, c'était très joli. Ursula très maquillée comme à son habitude, quitta sa grosse doudoune bien chaude en duvet d'oie et apparut tout en blanc. Elle portait un immense pull très décolleté qui descendait jusque sous ses fesses, complété par un collant blanc.
Nous allâmes nous présenter devant le contremaître. Thibaud était le grand chef incontesté pour tout ce qui concernait les travaux de la maison. Il fit bien sûr la grimace.
– Je vais vous demander de poser de la laine de verre, ce sera plus facile à plusieurs et cela ne demande pas de compétence particulière. Mais j'ai bien peur que vos tenues qui, soit dit en passant, vous vont à ravir, mesdemoiselles, ne conviennent pas à ce type de travail. Emmanuelle, tu as sans doute de vieilles fringues à prêter à tes amies.
Je les entraînais toutes les deux dans ma chambre. En entrant elles commencèrent par embrasser Freddy, un énorme ours brun très doux qui passait ses journées à se prélasser sur mon lit. Dans un grand carton je gardais des vieux vêtements qui me servaient de tenue de chantier. Quittant leurs tenues de ville, elles enfilèrent mes vieux jeans usés et de vieilles chemises fatiguées qui avaient servi à mon père.
– Fringuées comme ça, on doit avoir l'air d'une bande de clowns, dommage que tu n'ais pas de glace, on doit faire un joli groupe.
– Je n'ai pas encore de glace, mais j'ai ceci, dis-je en brandissant mon appareil photo.
Un bon quart d'heure plus tard, nous redescendîmes. Thibaud eut la courtoisie de ne pas montrer son impatience et il nous expliqua le travail.
Il avait décidé qu'une des premières choses à faire était d'isoler sérieusement des courants d'air le paradis que nous habitions pour pouvoir le chauffer correctement. Les autres aménagements viendraient ensuite. Il avait fixé sous les poutres du plafond, des rails métalliques parallèles qui serviraient de support à un faux plafond en plaques de plâtre. Notre travail allait consister à découper des bandes dans des rouleaux de laine de verre épaisse et à les glisser entre le plafond et les rails. Thibaud tenait à ce que le travail soit bien fait, mais il nous laissa nous organiser comme nous le voulions. Il nous prêta à chacune un chapeau et une paire de lunettes, pour nous protéger la tête et les yeux.
Cela paraissait tout simple. Cependant nos débuts furent décourageants. Les bandes étaient assez simples à découper, mais pour les lever et les glisser sur les rails sans les déchirer, c'était une autre paire de manches. Nous étions toutes les trois perchées sur des marchepieds, soutenant la longue bande de nos six bras en l'air, et nous nous engueulions à qui mieux mieux:
– Vas-y pousse.
– Non, non, retire, ça coince.
– Tu me dis de pousser.
– Non, tire
– Hey, dépêchez vous, j'ai mal aux bras, moi.
– Et bien fais comme si tu n'avais pas mal, ce n'est pas le moment de lâcher. Bon, tu pousses?
La laine de verre qui paraissait si douce était sournoisement piquante et nous faisait tousser d'une toux sèche qui n'en finissait plus. Heureusement, bande après bande, avec l'expérience, nous avons perfectionné notre technique. Nous sommes devenues plus efficaces, et nous progressions plus vite avec moins d'efforts.
Les jumeaux voulurent absolument nous aider. Maman étant partie faire des courses je n'eus pas le cœur de les repousser. Ils se déguisèrent en tenue de chantier et nous firent bien rire. Mais maladresse après maladresse, ils finirent par se disputer et je dus les prendre par la main pour les faire sortir. En râlant, ils allèrent jouer dans l'un des hangars et nous laissèrent travailler en paix.
A midi, maman nous avait préparé un super repas et en début d'après midi, nous reprîmes le travail avec entrain.
Pourtant le soir, quand vers quatre heures et demi, Thibaud nous annonça que nous avions bien travaillé et que la journée était finie, nous en avions vraiment plein les bras.
Thibaud nous conseilla de prendre au plus vite une douche très chaude pour éliminer les aiguilles de verre qui s'étaient incrustées dans la peau. Amélie et Ursula n'étaient pas très rassurées de devoir se doucher dans notre salle de bain. Les cloisons et la porte n'étaient que de simples draps qui ne touchaient même pas terre. Le WC était un modèle chimique comme dans les camping cars. Le receveur de douche était un baquet en bois récupéré dans une des caves, quant à la robinetterie, elle tenait comme elle pouvait, vissée sur une planche.
Un bon goûter avec des crêpes clôtura cette journée. Les jumeaux y participèrent sans même demander d'autorisation. Ils étaient beaucoup plus doués pour engloutir des crêpes que pour aider aux travaux de la maison Je remarquais qu'Ursula qui avait perdu son maquillage sous la douche avait un très joli visage. C'était la première fois que je la voyais non maquillée. J'osais lui en faire le compliment qui fut appuyé par Amélie puis par Maman. Elle en paru fort surprise et j'eus l'impression qu'elle ne savait plus où se mettre, comme si elle se sentait toute nue.
Le soir, après dîner, j'étais remontée dans ma chambre, je m'étais déshabillée et je m'apprêtais à me coucher quand j'entendis des coups sourds réguliers. Ce n'était pas la première fois que j'entendais ces “boum boum”, comme le rythme d'une musique lointaine. C'est toujours le soir qu'ils apparaissaient. Ils étaient nets pendant quelques minutes, puis s'atténuaient tellement qu'ils devenaient à peine audibles. J'ouvris la fenêtre côté cour. Non, rien de ce côté. Je traversais la chambre pour ouvrir la fenêtre opposée et là, j'entendis un peu plus distinctement une musique qui paraissait à la fois lointaine et proche. C'était assez curieux, il ne m'arrivait que certaines fréquences comme si elles venaient de plusieurs kilomètres, mais en même temps, il me semblait qu'elle montait tout droit de la terre.
A cet instant je vis comme une clarté apparaître au pied du mur. Puis elle disparut et la musique aussi, bien qu'en prêtant l'oreille, on devinait qu'elle subsistait en sourdine.
Pour mieux comprendre, il faut que je décrive ce côté de la maison. A l'arrière du bâtiment principal, du côté opposé à la cour, passait un chemin empierré qui longeait une petite rivière calme, la Savinière. On disait même que le chemin était l'ancien chemin de halage où marchaient les chevaux qui tiraient les chalands pour remonter le courant. D'ailleurs, on disait aussi que c'était pour être livré plus facilement que le marchand de vin s'était installé là, au bord de la Savinière.
Ce chemin se trouvait un étage plus bas que la cour et une série de caves voûtées creusées sous la maison, avaient un unique accès directement sur ce chemin.
J'étais curieuse mais pas peureuse. Tout simplement l'idée me vint d'aller voir ce qui se passait de si bizarre, au pied de ma tour. Je m'en sentais personnellement propriétaire et tout ce qui s'y rapportait m'intéressait au plus haut point. Enfilant une robe de chambre je descendis les escaliers, traversai la cour, franchis la porte cochère, et contournant la maison, je descendis vers le chemin de halage par un petit sentier à peine tracé dans les broussailles. Il faisait froid, sans doute était-on à la limite du gel. Frissonnante, je pensais que j'aurais dû me couvrir davantage. La lune dans ses premiers quartiers versait une lumière glacée sur ce paysage immobile.
Juste sous la tour, dans la pénombre, se découpait la porte d'une cave. Elle était fermée. Je n'entendais plus aucune musique. Cinq autres portes plus loin donnaient accès à cinq autres caves sous la maison. Je n'essayais même pas d'ouvrir ces portes car je n'avais pas emporté de lampe et je ne tenais pas à me hasarder dans l'obscurité totale.
Je n'entendais plus rien, je ne voyais plus rien. Je frissonnais encore une fois et pensais que je serais bien mieux sous ma couette. Je m'apprêtais à remonter en trottinant pour me réchauffer quand j'entendis comme un éclat de rire étouffé. C'était assez surprenant. Y avait-il un fantôme dans ces caves? Mais je ne croyais pas aux fantômes. Puis la musique assourdie reprit. J'entendis distinctement les “boum boum” de la batterie qui reprirent.
Les fantômes ne jouent pas de la batterie, ou alors c'est nouveau. Cela semblait venir de la porte sous la tour, juste en face de moi. C'était une épaisse porte de bois. Je la tirais, elle s'ouvrit. Elle n'était pas fermée à clef. Une fois ouverte, j'entendis beaucoup plus distinctement la musique. J'avais devant moi une sorte de couloir obscur. Au fond de ce couloir apparaissait un trait de lumière, sous une porte. Maintenant j'entendais nettement la guitare électrique et le synthé. Je pensais à des squatters qui écoutaient de la musique un peu fort. Je m'avançais à tâtons. Conditionnée par ma bonne éducation, je frappais à la porte. Bien sûr, personne ne me répondit, on ne risquait pas de m'entendre. Alors je poussais lentement cette porte. Certains penseront que j'étais courageuse, mais non, même pas, j'étais simplement inconsciente. Je ne luttais pas contre la peur, je n'avais pas peur. J'étais simplement curieuse et je voulais savoir ce qui se passait, c'est tout.
La musique s'arrêta net. Je continuais à pousser la porte doucement, et dans la fumée des cigarettes, je vis apparaître trois jeunes musiciens éclairés par la lumière crue d'une ampoule qui pendait de la voûte. Ils devaient avoir mon âge ou guère plus, et c'est eux qui semblaient avoir peur en voyant la porte s'ouvrir. Au milieu d'un fouillis de câbles et d'appareils électroniques je repérais un guitariste debout, qui devait aussi chanter car il avait un micro devant le visage. Au fond, le batteur assis devant ses fûts, gardait ses baguettes en l'air et me regardait avec des yeux grands comme des soucoupes comme si j'étais un fantôme, ou peut-être une sirène (C'est plus joli). En face du guitariste, debout devant ses claviers, une casquette sur les yeux, un grand garçon maigre un peu moins peureux, mit ses mains sur ses hanches en me dévisageant.
– Bonsoir, dis-je.
La vue d'une jeune fille, pas trop laide (c'est ce qu'il me semble), apparemment seule et douée de la parole, sembla les réconforter.
– Bonsoir… Répondirent-ils ensemble. Ils ne dirent que cela, mais j'entendis la suite de la phrase, qu'ils n'osaient exprimer: “Et que nous vaut l'honneur de cette visite?”
– Je suis la fille du nouveau propriétaire de cette maison. J'ai entendu de la musique, je suis venue voir… Vous venez souvent jouer ici?
– Une ou deux fois par semaine, me répondit le grand à casquette.
– Et… Il y a longtemps que vous vous êtes installés ici?
– Un an à peu près. Avant nous jouions dans la cave d'un copain en centre ville, mais les voisins se sont plaints. Ici nous pensions être tranquilles, nous ne gênons personne.
– C'est vrai. J'en parlerai à mon père, mais rassurez-vous, il n'y aura sûrement pas de problèmes, c'est un musicien. Il joue du violon. Ce n'est pas tout à fait la même musique mais c'est toujours de la musique.
– Ca serait bien sympa.
– Allez, je file me recoucher, je suis gelée. Mais je reviendrai vous voir. Continuez bien…
– Mais, demanda malicieusement le garçon à casquette, avant de partir, vous voulez bien nous confier votre petit nom?.
– Emmanuelle. Et vous?
– Mikaël.
– Jacky.
– Et Jean Michel. Mais il en manque deux ce soir, d'habitude nous sommes cinq.
– Et le nom de votre groupe alors?
– “Les loups hurlants”.
– OK, salut les loups, à la prochaine.
Je compris que les deux portes épaisses empêchaient les décibels de sortir de la cave. C'est seulement quand elles s'ouvraient, sans doute les musiciens avaient de temps en temps besoin d'air, que la musique pouvait s'échapper et monter assourdie jusque dans ma chambre.
Le lendemain matin, j'en parlais à Thibaud. Il me demanda comment ces musiciens pouvaient jouer sans électricité.
– Mais ils ont du courant. Il y avait de la lumière et leurs claviers, leur guitare, leurs amplis fonctionnent à l'électricité.
– Alors il doit y avoir une ligne qui va jusque dans les caves, mais je n'ai pas encore repéré d'où elle part celle là.
– Mais alors, demandai-je, comment ont-ils fait puisque, d'après ce qu'ils m'ont dit, cela fait un an qu'ils ont installé leur orchestre dans cette cave? Ils ont toujours eu besoin d'électricité et avant nous la maison était inoccupée, il ne devait pas y avoir de courant.
– Justement, aussi curieux que cela paraisse, il y avait déjà du courant quand nous sommes arrivés, avant que les parents ne fassent mettre le compteur à leur nom. Soit quelqu'un payait sans savoir ce qu'on lui facturait, soit EdF avait oublié d'enlever les fusibles au départ des derniers occupants. Nous en parlerons à papa.
Thibaud alla faire un tour vers la cave dans la journée, mais il ne put rien voir car la porte était fermée à clef et nous n'avions pas de double de cette clef.
Le dimanche soir suivant, une expédition composée de papa, Thibaud et moi-même, fit le tour de la maison pour aller rendre visite aux loups hurlants en pleine répétition.
– Bonsoir à tous fit mon père en entrant le premier. Comme moi il avait frappé à la porte, mais en pure perte à cause des décibels de la musique.
Il y avait les trois garçons que je connaissais. Il y avait aussi une fille qu'on nous présenta comme étant Elodie, chanteuse en titre du groupe.
Après les présentations d'usage, papa pris la parole:
– Comme vous l'a dit Emmanuelle l'autre jour, je suis un ami de la musique. Elle permet d'exprimer plus profondément que des mots les vibrations de notre âme. Elle est le langage du cœur à cœur. Celui qui joue a le plaisir extrême de pouvoir exprimer toute la délicatesse de ce qu'il ressent. Celui qui écoute la musique a le privilège de faire communier le message extraordinairement profond qui lui vient d'une autre personnalité ou d'un groupe de personnalités avec son moi profond…
Papa continua sur ce thème pendant une dizaine de minutes, personne n'osant l'arrêter. Puis après un temps de silence il salua et s'apprêtait à se retirer quand Jean Michel lui demanda:
– ça veut dire qu'on peut rester?
– Bien sûr, au contraire, nous sommes ravis de vous accueillir. Bienvenue à la musique, répondit papa.
– Il y a seulement, ajouta Thibaud, que nous aimerions avoir un double de la clef. Je voudrais pouvoir vérifier l'installation électrique et éventuellement la remettre aux normes. Si je comprends bien, il n'y a pas de prise ici, tout est branché sur la douille voleuse de l'ampoule au plafond. Si on pouvait éviter de mettre le feu, cela nous arrangerait et vous aussi.
– On peut vous laisser la clef dans votre boîte aux lettres en partant et la récupérer vendredi prochain?
– Parfait, en une semaine, je trouverai bien le temps de faire un double. Merci.
Jean Michel déclara alors:
– Puisque je vois que vous êtes sympa et que nous pouvons nous entendre, je veux vous dire, ce n'est pas pour le dénoncer, mais seulement pour que vous soyez au courant: Vous avez un autre locataire, dans la cave à l'autre bout.
2 le locataire clandestin
Il était un peu tard pour aller réveiller notre locataire inconnu. Mais le lendemain, dans la matinée, la même équipe repartit poursuivre son exploration et refit le tour de la maison jusqu'au chemin de halage. But de l'expédition: reconnaître la dernière cave qui, selon nos renseignements, pourrait être habitée par l'homme, et prendre contact avec l'habitant, si possible.
La porte était poussée, mais non verrouillée. Elle donnait directement sur une petite cave qui ne paraissait pas trop humide. Au fond, dans un angle, un amas d'herbes sèches, des vieux journaux et des cartons formaient une sorte de paillasse. Une grosse bûche posée verticalement supportait une petite planche faisant office de table. Dessus étaient posés une gamelle en alu avec une cuillère et un verre. Deux bouteilles, une d'eau et une à demi pleine de vin rouge étaient posées sur le sol.
Contre la muraille, sur une grosse pierre, un sac à dos en assez bon état devait contenir toute la richesse du locataire des lieux. L'ensemble, bien que misérable à nos yeux, était assez propre.
– Songez, mes enfants à la chance que vous avez de vivre dans une famille qui vous aime et qui, sans être riche, vous permet d'avoir une vie matérielle assez confortable. Celui qui habite ici doit souffrir cruellement, ne put s'empêcher de dire papa.
– Tu ne vas pas le chasser, demandai-je?
– La musique est venue à nous, nous l'accueillons, si la misère vient à nous, nous tâcherons de l'accueillir aussi.
Nous rentrâmes, fîmes notre rapport à maman et aux jumeaux qui étaient prêts à partir en exploration à notre suite. Seulement, maman leur avait interdit de franchir la porte cochère sans autorisation. Ils n'eurent pas l'autorisation et durent se contenter de notre récit. Dans un coin du hangar, ils construisirent une sorte de cabane et toute la journée ils jouèrent au pauvre mendiant qui habite dans une cave.
Et moi j'essayais d'imaginer le pauvre gars qui avait échoué dans ce misérable réduit. Comment trouvait-il à manger? Comment faisait-il pour se laver? Avait-il des amis? Je ne pouvais me l'enlever de la tête, mais ce qui me gênait le plus c'est que je n'arrivais pas à lui mettre un visage.
A la nuit tombée, un peu avant le dîner, je retournai faire un tour jusqu'à la dernière cave. A 17 ans, aucune interdiction ne m'empêchait de franchir la porte cochère. J'espérais qu'à cette heure, “il” serait rentré.
Arrivant un peu essoufflée sur le chemin de halage, je frappais à la porte de la dernière cave, ma lampe de poche à la main. Un “oui” assourdi et un peu sec me répondit. Je poussai la porte lentement, mais j'hésitais à entrer. L'intérieur était dans le noir complet et je trouvais très gênant de braquer le faisceau lumineux de ma lampe sur l'homme. J'éclairai le sol, devant mes pieds, n'osant bouger. L'homme ne disait rien, ne bougeait pas, ne faisait pas un bruit. Heureusement mes yeux s'accoutumèrent progressivement à l'obscurité et je discernai une forme assise sur la paillasse. Rassurée par l'apparence humaine de cette forme, je dis:
– Bonsoir. Désolée de vous déranger. Je suis Emmanuelle, la fille des nouveaux occupants de la maison.
L'homme ne répondit rien.
– Je ne vous veux aucun mal, seulement faire connaissance.
Toujours aucune réponse.
– Je voulais aussi vous rassurer, mon père n'a aucune intention de vous chasser, si vous vous trouvez bien ici… Enfin, pas trop mal…Bon, je vais vous laisser, je peux savoir votre nom?
– Toine dit enfin l'homme d'une voix claire et sèche.
Je fus rassurée d'entendre enfin le son de sa voix. Il avait compris ce que je lui avais dit, il parlait français.
– Et bien bonsoir, Toine, passez une bonne nuit, à bientôt.
Je rentrai, la tête agitée de contradictions. Je n'avais pas vu son visage que je souhaitais tant voir, mais j'avais établi un premier contact. Avec une personne tombée dans une telle déchéance, c'était peut-être un grand pas de fait. Pourtant il ne m'avait guère dit que deux mots: “oui” et “Toine”qui devait être son nom ou son surnom, on était encore loin des confidences.
Toute la semaine qui suivit, je fis un détour le soir en rentrant du lycée. Je m'arrangeais pour passer par le chemin de halage. C'était un peu plus long, mais la marche au bord de la rivière, en dehors de la circulation des voitures n'était pas désagréable. Je passais devant la porte de Toine, je n'osais pas frapper, mais j'avais le secret espoir de le croiser sur le chemin ou sur la berge et d'en profiter pour faire plus ample connaissance.
Ce ne fut que le lundi suivant que je me trouvais enfin nez à nez avec lui alors qu'il sortait de sa cave et que j'arrivai à hauteur de la maison. Il me regarda approcher avec une curiosité bien naturelle car il ne passait pas grand monde par là. Je le regardais aussi. Il avait la cinquantaine, assez grand, un peu voûté et avait un beau visage avec des cheveux gris coupés courts. Il était propre, rasé, mais ses yeux bleus avaient un regard profondément triste. Il portait un jean et un manteau beige qui ne paraissaient pas trop sales, mais bien usés.
Arrivé à sa hauteur, je le saluai:
– Bonsoir, monsieur Toine.
– Bonsoir, répondit-il machinalement, sans bouger de sa place, et sans chercher à engager la conversation.
Continuant à marcher, je le dépassai. A dix pas je m'entendis interpeller.
– Vous êtes Emmanuelle?
Je me retournai tout sourire.
– Oui, c'est moi.
Il me regarda en hochant la tête, sans rien ajouter. Je compris que ce n'était probablement pas moi qu'il voyait, mais un souvenir douloureux qui remontait à la surface.
Je ne savais plus si je devais revenir vers lui, reprendre mon chemin ou rester sur place en attendant qu'il dise quelque chose. C'est lui qui fit prestement demi tour et rentra dans sa cave.
Le soir j'en parlais à la maison. Contrairement à ce que j'aurais cru, les parents m'encouragèrent à poursuivre ce début d'apprivoisement de notre locataire clandestin. Thibaud ajouta même que quand il s'occuperait de l'électricité de la cave de la tour, il pourrait tirer une ligne pour que Toine puisse avoir de la lumière. Papa approuva:
– Si nous pouvons faire quelque chose pour améliorer un tant soit peu la vie matérielle de ce malheureux, il n'y a pas à hésiter. Qui sait ce que l'avenir nous réserve. Peut-être, un jour serons-nous heureux que quelqu'un daigne nous tende la main.
Pendant les quinze jours suivants, je ne revis plus Toine. Il devait entrer et sortir de sa cave à la nuit. Je n'avais aucune idée de ce qu'il pouvait faire de ses journées. Mais souvent, je pensais à lui et je me demandais ce qui avait bien pu le conduire jusque là.
Tout à coup, à la fin de Janvier, il se mit à faire beaucoup plus froid. Le thermomètre descendit jusqu'à moins douze en journée et moins dix neuf la nuit. Thibaut avait presque achevé l'isolation de la partie habitable de la maison et dans la grande pièce où ronflait le gros poêle, nous avions bien chaud. Mais lui et moi, nous dûmes abandonner provisoirement nos chambres r