Répondre à : SÉGUR, Comtesse (de) – Quel amour d’enfant !

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CHAPITRE 02 : SINCERITE DU CHER ANGE :

Georges et Isabelle, distraits par l’arrivée de leur papa et l’enlèvement de leur cousine, oublièrent un instant les fleurs.

Georges :

Qu’est-ce que papa va lui faire ?

Isabelle :

Il va la fouetter, bien sûr, et avec de grosses verges.

Georges :

Comme toi l’autre jour, quand tu m’as mordu jusqu’au sang.

Isabelle :

Et comme toi, quand tu as craché sur ma bonne.

Georges :

Mais je n’ai pas craché après.

Isabelle :

Je n’ai plus mordu, moi aussi.

Georges (tristement) :

Et nos bouquets ? Nous n’avons rien à donner à maman.

Laurence :

Si fait, mes chers petits ; j’avais mis sur la commode les deux plus beaux, que j’avais heureusement finis avant l’arrivée de Giselle. J’en faisais d’autres avec les petites fleurs qui restaient. Il y en a beaucoup qui ne sont pas écrasées ; vous donnerez ces deux beaux bouquets ; Blanche et moi, nous en donnerons deux plus petits que je vais finir.

Georges :

Non, non, ma pauvre tante, prenez les gros et donnez-nous les petits. N’est-ce pas, Isabelle ?

Isabelle :

Non ; moi je veux un gros ; toi, prends un petit.

Georges :

Comment ? Tu ne veux pas donner un gros bouquet à ma pauvre tante qui est si bonne ?

Isabelle :

Oui, je veux bien, le tien ; moi, je veux un gros.

Georges :

Et ma pauvre tante Blanche ?

Isabelle (hésitant) :

Ma tante Blanche ?… Comment faire ? Prends, prends tout par terre ; c’est beaucoup ça.

Georges :

C’est écrasé ; les fleurs sont cassées ; ce n’est pas joli.

Laurence :

Mes chers petits, gardez vos gros bouquets. Vois-tu, mon bon petit Georges, toi et Isabelle vous êtes les enfants de maman ; Blanche et moi, nous ne sommes que les sœurs ; les enfants doivent donner le plus beau cadeau, parce que les mamans les aiment davantage que les sœurs. C’est mieux comme cela.

Ce raisonnement persuada Georges, qui fut bien content de pouvoir donner à sa maman le plus beau bouquet. Laurence acheva de lier tout ce qui restait de fleurs fraîches et non cassées ; elle montra ensuite aux enfants à tout mettre en ordre, à balayer les débris de fleurs qui couvraient le plancher, enfin, elle leur fit tout nettoyer et ranger.

Pendant ce temps, Giselle arrivait furieuse chez sa mère.

Giselle :

Maman, je ne veux plus aller chez mon oncle Pierre ni chez ma tante Laurence.

Léontine :

Pourquoi donc, ma petite chérie ?

Giselle :

Georges et Isabelle n’ont pas voulu me laisser faire des bouquets ; ma tante Laurence m’a battue, m’a enfermée ; elle a…

Léontine (indignée) :

Battue ! Enfermée ! Mon pauvre trésor ! Battue ! Et pourquoi donc ? Qu’avais-tu fait ?

Giselle :

Rien du tout, maman. J’ai seulement fait tomber quelques fleurs ; elle a dit que je l’avais fait exprès ; je m’ennuyais puisqu’on ne me laissait toucher à rien, et je me suis mise à chanter. Ma tante s’est fâchée, elle m’a poussée, j’ai crié ; ma tante a envoyé chercher mon oncle pour me fouetter.

Léontine (poussant un cri) :

Te fouetter ! Mais c’est affreux ! Est-ce qu’ils t’ont réellement fouettée ?

Giselle :

Ils n’ont pas osé, parce que j’ai dit que je m’en plaindrais à vous et à papa. Alors mon oncle m’a grondée horriblement ; il a dit que si j’étais sa fille il me fouetterait à me faire mourir, mais qu’il avait peur de vous et de papa et qu’il était bien fâché de m’avoir pour nièce.

Léontine :

Mais c’est incroyable ! Je n’en reviens pas.

Giselle :

Alors mon oncle m’a prise ; il m’a traînée, malgré mes cris, dans toute la maison, en me tirant par les poignets, qui sont tout rouges encore ; il m’a entraînée dans un cabinet ; il m’a attachée avec des cordes en cuir qui me faisaient un mal affreux, et il m’a laissée là ; j’ai eu beau le supplier, lui demander grâce, il m’a laissée là pendant plus d’une heure. Quand il m’a détachée, j’étais presque évanouie, tant j’avais eu mal. Vous voyez bien, maman, pourquoi je ne veux plus retourner chez mon oncle. Je l’aime beaucoup pourtant, mais il est trop méchant.

Léontine pleurait à chaudes larmes ; les souffrances qu’avait endurées sa malheureuse enfant, la cruauté de son frère et de sa sœur Laurence la mettaient hors d’elle. Elle prit dans ses bras la douce, l’innocente Giselle et la couvrit de baisers.

Léontine :

Chère petite victime d’une incroyable jalousie, tu n’iras plus chez ton oncle qu’avec moi, et je ne te quitterai pas d’un instant. Pauvre, pauvre enfant !

Les larmes de Léontine redoublèrent. Giselle triomphante courut chez sa bonne pour lui recommander de dire comme elle.

Emilie :

Mais, Mademoiselle Giselle, je ne sais pas ce qui s’est passé ; vous savez que j’étais avec la femme de chambre de madame votre tante.

Giselle :

Mais vous savez toujours comme je criais.

Emilie :

Oh ! quant à ça, je puis l’affirmer.

Giselle :

Et comme j’étais attachée avec des cordes en cuir, si fort, que je ne pouvais pas bouger.

Emilie :

Je crois bien que cette courroie ne vous serrait pas trop, et que vous n’étiez pas si à plaindre, assise dans un bon fauteuil, ayant les mains libres.

Giselle :

Enfin je vous ordonne de dire comme moi et de ne pas faire à maman et à papa les réflexions que vous inventez sans savoir ce qui s’est passé.

Emilie :

Soyez tranquille, Mademoiselle Giselle, je ne vous contredirai pas.

Quand Giselle fut partie, la bonne leva les épaules :

Emilie :

Elle est méchante tout de même, cette petite fille. Si je n’avais pas de si gros gages, je ne resterais pas deux jours avec elle ; mais j’ai ma pauvre mère à soutenir, je gagne ici huit cents francs ; j’ai souvent des cadeaux ; je ne retrouverais pas cela ailleurs, il faut que je reste ; ma mère ne manquera de rien tant que je serai chez Mme de Gerville.

Giselle rentra au salon ; elle y trouva un ancien ami de la famille, M. Tocambel, qui ne se gênait pour personne et qui était d’une franchise rude, mais bienveillante.

M. Tocambel :

Bonjour, la belle enfant ; êtes-vous toujours méchante ? Avez-vous fait beaucoup de tapage aujourd’hui ?

Giselle (piquée) :

Je ne suis plus méchante depuis longtemps, vous le savez bien.

M. Tocambel :

Mais je n’en sais pas un mot ; et je vois à vos jolis yeux rouges et à vos cheveux ébouriffés qu’il y a eu quelque chose cet après-midi.

Giselle :

Il y a eu que mon oncle Pierre a été plus méchant que jamais, et ma tante Laurence aussi.

M. Tocambel :

Mon enfant, ceci n’est pas possible. Je connais votre oncle et votre tante depuis qu’ils sont au monde ; ils ne peuvent pas être méchants.

Léontine entra.

Léontine (entrant) :

Ah ! vous voici, mon vieil ami ; de quoi parliez-vous donc avec Giselle ?

M. Tocambel :

Nous causions d’une petite fée lutine qui est en guerre avec deux génies bienfaisants, que la petite fée métamorphose en malfaiteurs.

Léontine (riant) :

La petite fée a donc une puissance plus grande que celle des génies ?

M. Tocambel :

Cela dépend d’une certaine poudre avec laquelle elle aveugle les gens qui croient y voir clair.

Léontine :

Vous parlez un peu en énigmes, mon ami. Mais moi, j’ai à vous parler sérieusement. Giselle, va chez ta bonne, ma petite chérie ; j’irai te chercher dans une heure.

Giselle :

Oh ma petite maman, laissez-moi ici je vous aime tant !

Léontine (l’embrassant) :

Mon cher amour, j’ai quelque chose à dire que tu ne dois pas entendre ; je t’en prie, va chez ta bonne.

Giselle :

Oh ! je sais bien ce que vous voulez dire à mon bon ami que j’aime tant ; vous voulez lui parler de mon oncle et de ma tante.

Léontine fait un geste de surprise et dit à l’oreille de M. Tocambel :

Léontine (bas à M. Tocambel) :

Elle a deviné ; quel esprit a cette enfant !

Giselle, voyant que sa mère hésite, l’embrasse, la câline et dit d’une voix bien douce :

Giselle :

Chère petite mère, pardonnez-leur ; vous êtes si bonne. Ne dites rien à mon bon ami ; cela lui ferait de la peine ; et il est si vieux, il ne faut pas le tourmenter.

M. Tocambel :

Giselle, votre maman vous a dit de vous en aller ; moi aussi, j’ai à lui parler, laissez-nous seuls.

Giselle (embrassant M. Tocambel) :

Mon bon ami, vous êtes fâché contre moi, et je sais bien pourquoi ; c’est parce que j’ai dit que vous êtes vieux. Pardonnez-moi, mon bon ami, j’ai eu tort ; je ne pensais plus que ma tante de Monclair m’avait recommandé de ne pas vous parler de votre âge ni de votre perruque ; elle dit que c’est un gazon que vous avez sur la tête. Ha, ha, ha ! C’est drôle, n’est-ce pas ?

M. Tocambel (sérieusement) :

Giselle, votre tante a raison ; vous êtes trop jeune pour vous permettre des plaisanteries sur mon âge et sur mes cheveux et pas assez jeune pour ne pas comprendre que vous venez de faire une double méchanceté. Je n’ai pas de votre poudre dans les yeux, moi.

Giselle :

Moi ? Une méchanceté ! Contre qui donc ?

M. Tocambel :

Contre votre tante et contre moi ; et vous le savez très bien. Sortez à présent ; je vous le demande très sérieusement.

Giselle (pleurnichant) :

Maman !

Léontine (l’embrassant) :

Va, mon enfant ; obéis à notre meilleur et plus ancien ami.

Giselle sortit en faisant semblant de pleurer, mais très satisfaite d'avoir chagriné M. Tocambel, qui avait deviné sa méchante intention et qui allait sans doute en parler à sa mère.


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