Répondre à : SÉGUR, Comtesse (de) – François le bossu

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CHAPITRE 21 : VISITES DE MONSIEUR ET MADAME DES ORMES :

Les habitants du château de Nancé ne s’aperçurent du retour de M. et Mme des Ormes que par quelques rares apparitions du père ou de la mère de Christine. M. des Ormes confirma la défense qu’avait faite sa femme à Christine de venir au château.

M. des Ormes :

« Ta mère a toujours du monde ; elle craint que tu ne t’ennuies, que tu ne déranges tes heures de travail ; et puis il faudrait venir te chercher, te ramener, ce qui serait difficile avec tous ces messieurs et dames qu’il faut promener et voiturer. Puisque M. de Nancé a la bonté de te garder chez lui, nous sommes bien tranquilles sur ton compte ; et je suis convaincu que tu n’es pas fâchée de cet arrangement.

Christine :

Du tout, du tout, papa, au contraire ; je suis si heureuse avec ce bon M. de Nancé et mon ami François.

M. des Ormes :

Allons, tant mieux, ma fille, tant mieux ! J’espère que tu aimes M. de Nancé, que tu es aimable pour lui.

Christine :

Je l’aime de tout mon cœur, papa, et je le lui témoigne tant que je peux. Je voulais même l’appeler papa ou mon père, mais il n’a pas voulu ; il croit que cela vous fera de la peine.

M. des Ormes :

Pas le moins du monde. Appelle-le comme tu voudras.

Christine :

Merci, papa, merci, je le lui dirai. Vous êtes bien bon ; je vous remercie bien.

M. des Ormes :

Je suis bien aise de te faire plaisir, Christine, et que tu me le dises. Adieu, ma fille je viendrai te voir souvent ; mais pas de visites chez nous, ta mère m’a chargé de te le rappeler.

Christine :

Soyez tranquille, papa ; je ne viendrai pas.

M. des Ormes :

À propos, as-tu su que ton oncle et ta tante de Cémiane étaient en Italie pour quelques années !

Christine :

Non, papa ; je croyais qu’ils reviendraient passer l’été à Cémiane.

M. des Ormes :

Ils sont allés en Suisse, puis en Italie, pour la santé de ta tante, qui souffre de la poitrine. Adieu, Christine ; bien des amitiés a M. de Nancé. »

À peine M. des Ormes fut-il parti, que Christine s’élança vers l’appartement de M. de Nancé. Elle entra comme un ouragan.

Christine :

« Papa ! mon père ! Je peux vous appeler comme je le voudrai ; papa ma l’a permis.

M. de Nancé (hochant la tête) :

Christine, Christine, tu as eu tort de le lui demander. Je t’ai déjà dit que ce n’était pas bien.

Christine (avec affection) :

Pas bien ? pourquoi ? Ne faites-vous pas pour moi ce que vous feriez si j’étais votre fille ? Ne me traitez-vous pas comme si j’étais votre fille ? Ne m’aimez-vous pas comme une vraie fille, comme une vraie sœur de François ? Ne croyez-vous pas que je vous aime comme un vrai père ? Pourquoi donc m’obliger à vous parler comme à un étranger, à vous appeler monsieur ? Pourquoi m’imposer cette peine ? Pourquoi me défendre de vous donner le nom que vous donne mon cœur, celui que vous donne François, qui ne peut pas vous aimer plus que je ne vous aime ! Mon père, mon cher père, laissez-moi vous appeler mon père. »

En achevant ces mots, Christine se laissa glisser à genoux devant M. de Nancé ; elle appuya ses lèvres sur sa main, et le regarda avec ces grands yeux doux et suppliants qui faisaient de Paolo son très humble serviteur. M. de Nancé, de même que Paolo, n’y résista pas ; il releva Christine, la serra dans ses bras, l’embrassa à plusieurs reprises, et lui dit d’une voix émue :

M. de Nancé (d’une voix émue) :

« Ma fille ! ma chère fille ! appelle-moi ton père, puisque ton père te le permet, et crois bien que si je suis un père pour toi, tu es pour moi une fille bien tendrement aimée. »

Christine remercia M. de Nancé, lui demanda pardon de l’avoir dérangé de son travail, et alla raconter ce qui venait de se passer à François, qui s’en réjouit autant qu’elle. Elle rentra ensuite dans son appartement, où l’attendait Paolo pour lui donner ses leçons.

L’été se passa ainsi, bien calme pour François et pour Christine ; M. de Nancé refusa toutes les invitations de M. et de Mme des Ormes.

Mme des Ormes :

« C’est bien mal à vous, Monsieur de Nancé : vous refusez toutes mes invitations ; vous ne voyez aucune de mes fêtes, qui sont si jolies, aucun de mes amis, qui sont si aimables, qui m’aiment tant, qui sont si heureux près de moi ! Vous ne goûtez à aucun de mes excellents dîners ; j’ai un cuisinier admirable ! un vrai Vatel !

M. de Nancé :

Je suis vraiment contrarié, Madame, d’avoir toujours à vous refuser ; mais les devoirs de la paternité s’accordent mal avec les plaisirs du monde, et je préfère une soirée passée avec mes enfants, aux fêtes les plus brillantes.

Mme des Ormes :

Comment dites-vous, mes enfants ? Je croyais que vous n’aviez qu’un fils.

M. de Nancé :

Et Christine, Madame ? Ne m’avez-vous pas permis de la regarder comme ma fille ?

Mme des Ormes :

Christine ! Vous avez la bonté de vous en occuper vous-même ? Vous ne la laissez pas à sa bonne ?

M. de Nancé :

Non, Madame. Je croirais manquer à la confiance que vous avez bien voulu me témoigner en me la… donnant,… car vous me l’avez bien donnée, n’est-il pas vrai ?

Mme des Ormes (riant) :

Oui, oui. Gardez-la tant que vous voudrez ! Mais… où est-elle ? Je suis venue pour la voir.

M. de Nancé :

Je vais la faire descendre, Madame ; elle prend sa leçon de musique avec Paolo.

M. de Nancé sonna.

M. de Nancé (au domestique) :

« Faites venir Mlle Christine.

Mme des Ormes :

À propos de Paolo, il y a longtemps que je ne l’ai vu. J’ai besoin de lui pour une décoration de théâtre ; nous allons jouer la Belle au bois dormant. C’est moi qui fais la Belle. Tous ces messieurs ont déclaré que personne ne remplirait ce rôle mieux que moi. Ces dames étaient furieuses. Mais ils ont dit que les bras étaient très en évidence, car je serai dans un fauteuil, les bras pendants ; on dit que j’ai de très beaux bras… Comment trouvez-vous mes bras ?

M. de Nancé (froidement) :

Probablement très beaux, Madame ; mais je ne m’y connais pas.

Christine (arrivant en courant, le croyant seul) :

Mon père, vous me demandez !… Ah ! »

Christine venait d’apercevoir sa mère, que les dernières paroles de M. de Nancé avaient mise de mauvaise humeur.

Mme des Ormes :

À qui parlez-vous si haut, Christine ? Croyez-vous entrer dans une écurie ?

Christine :

Pardon, maman ; on m’avait dit que M. de Nancé me demandait. Je le croyais seul.

Mme des Ormes :

Et pourquoi l’appelez-vous votre père ?

Christine :

Maman, papa m’a permis d’appeler M. de Nancé mon père, parce qu’il est si bon pour moi…

Mme des Ormes :

Ah ! ah ! ah ! la bonne idée ! Dieu ! que c’est bête à M. des Ormes ! »

M. de Nancé s’aperçut que les choses allaient tourner mal pour la pauvre Christine interdite, et il crut devoir intervenir.

M. de Nancé :

Christine est d’une reconnaissance excessive du peu que je fais pour elle, Madame. Elle croit la mieux témoigner en m’appelant son père. Comment pourrais-je oublier qu’elle est votre fille, qu’elle me vient de vous ; qu’en m’occupant d’elle, c’est à vous que je rends service ; qu’elle est pour moi un souvenir perpétuel de vous ? »

Mme des Ormes, enchantée, serra la main de M. de Nancé, baisa Christine au front.

Mme des Ormes :

« Tu as bien raison, Christine, aime-le bien,… et appelle-le ton père, car il est cent fois meilleur que ton vrai père. Au revoir, cher Monsieur de Nancé ; je viendrai très souvent vous voir. Et ne craignez pas que je vous enlève Christine : non, non ; puisque vous y tenez, gardez-la en souvenir de moi. Adieu, mon ami. »

M. de Nancé la salua profondément et la reconduisit jusqu’à sa voiture. Elle y était déjà montée et M. de Nancé s’en croyait débarrassé, lorsqu’elle sauta à terre et remonta le perron.

Mme des Ormes :

« Et Paolo que j’oublie ! Christine, va me le chercher. (La regardant courir pour exécuter l’ordre de sa mère) Dieu ! qu’elle est grande, cette fille ! C’est vraiment ridicule d’avoir une fille si grande pour son âge ; elle est encore grandie depuis mon retour. Ne craignez-vous pas, cher Monsieur de Nancé, en la laissant vous appeler son père, qu’elle ne vous vieillisse terriblement ?

M. de Nancé (souriant) :

Je ne crains rien dans ce genre. François a quatorze ans, et je ne cherche pas à me rajeunir.

Mme des Ormes :

Vous avez l’air si jeune. Quel âge avez-vous ?

M. de Nancé :

J’ai quarante ans, Madame.

Mme des Ormes :

Quarante ans ! Dieu ! quelle horreur ! J’espère bien n’avoir jamais quarante ans !… Il est vrai que j’en suis loin ! J’ai à peine vingt-trois ans. »

M. de Nancé ne put réprimer entièrement un sourire moqueur.

Mme des Ormes :

Vous ne le croyez pas ? C’est à cause de cette ridicule taille de Christine, à laquelle on donnerait dix ans, en vérité ? Et c’est à peine si elle en a huit. Je me suis mariée à quinze ans. »

M. de Nancé ne pouvait répliquer sans dire une impertinence : il se tut.

Christine (revenant tout essoufflée) :

« Maman, je ne trouve pas M. Paolo ; il est sans doute parti, ne vous sachant pas ici.

Mme des Ormes :

Que c’est ennuyeux ! Comment ne lui a-t-on pas dit que j’étais là. Ce bon Paolo ! Il est si heureux quand il me voit ! Envoyez-le-moi demain, mon cher Monsieur de Nancé. Adieu, à bientôt. »

Elle monta dans son poney-duc et partit en envoyant des baisers avec ses doigts épatés qu’elle croyait effilés.

Christine :

« C’est ennuyeux que Paolo soit parti ; je n’avais pas fini ma leçon de piano, et je n’ai pas encore eu ma leçon d’histoire.

M. de Nancé :

Il reviendra peut-être, mon enfant ; et, s’il rentre trop tard, tu viendras chez moi, je te donnerai ta leçon d’histoire.

Christine :

Oh ! merci, mon père ! J’aime tant quand c’est vous qui me donnez mes leçons… Mais, dites-moi, mon père, est-ce vrai que vous ne me soignez que pour maman, et que vous ne m’aimez qu’en souvenir d’elle ?

M. de Nancé :

Ma pauvre petite, je te soigne pour toi, je ne t’aime que pour toi. Ce que j’en ai dit à ta maman, c’était pour adoucir sa mauvaise humeur, pour détourner son intention du reproche qu’elle t’adressait, et de crainte que ta grande tendresse pour nous ne lui donnât la pensée de te faire revenir chez elle. Tu juges quel chagrin c’eût été pour moi, pour François et pour toi-même.

Christine :

Je crois que j’en serais morte ! Vous quitter, rentrer là-bas après avoir été heureuse et aimée ici, vous savoir dans le chagrin, vous et François ! Mon Dieu ! mon Dieu oui, j’en serais morte !

Paolo :

Pst ! pst ! est-elle partie ? », dit une voix qui semblait venir du ciel.

M. de Nancé et Christine levèrent la tête et virent apparaître à une lucarne du grenier la tête de Paolo, inquiet et alarmé.

M. de Nancé :

Vous voilà ! Que faites-vous donc là-haut ? Je vous croyais sorti.

Paolo :

Attendez Paolo oune minute, Signor. Ze descends. »

Deux minutes après, Paolo apparut ; il paraissait content, mais encore un peu inquiet.

Paolo :

« Ze me souis sauvé ; z’avais peur que la Signora ne me poursuivît ; z’ai couru au grenier, et, comme ze n’entendais plus rien, z’ai regardé et ze souis venu.

M. de Nancé :

Mon cher, vous n’avez pas gagné grand’chose, car je suis chargé de vous envoyer demain chez Mme des Ormes. »

Paolo fit une mine allongée qui fit rire M. de Nancé, mais il fit signe à Paolo de se taire à cause de Christine.

M. de Nancé :

« À présent, mon ami, allez continuer les leçons de ma petite Christine ; finissez votre temps de galères.

Paolo :

Dio ! quelle galère ! avec oune si sarmante Signora ! si douce, si obéissante, si intellizente, si…

M. de Nancé (riant) :

Assez, assez, mon cher, assez. Vous allez donner de l’orgueil à ma fille.

Christine :

À moi, mon père? De l’orgueil ? et de quoi ? Que fais-je, moi, que suivre vos conseils et ceux du bon Paolo ! C’est vous et lui qui devez avoir de l’orgueil, si je fais bien ; vous surtout, mon père, vous qui m’apprenez à être ce que dit Paolo, douce et obéissante, et à demander au bon Dieu de me rendre bonne et pieuse comme François.

Paolo :

Voyez, voyez, Signor ! Quel anze que cet enfant ! »…

…s’écria Paolo en joignant les mains et en s’élançant ensuite sur Christine, que, dans son admiration, il enleva de six pieds, et qu’il remit à terre avant qu’elle eut le temps de pousser un cri de frayeur.

Christine (d’un air de reproche) :

« Vous m’avez fait peur, Paolo.

Paolo (confus) :

Pardon, Signorina, pardon ; c’était la zoie, l’admiration. »

Et il rentra un peu honteux, précédé de M. de Nancé et de Christine.

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