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CHAPITRE 20 : SURPRISE DESAGREABLE QUI NE GÂTE RIEN :
Les beaux jours du printemps arrivèrent et rendirent la campagne encore plus agréable aux habitants du château de Nancé ; Paolo était devenu l’homme indispensable. Dévoué, affectionné comme un chien fidèle, il était toujours prêt à tout ce qu’on lui demandait ; pour M. de Nancé, c’étaient les affaires, les comptes, l’arrangement de la bibliothèque, les courses lointaines, et autres travaux, qu’il accomplissait avec un zèle, un empressement que rien n’arrêtait. Pour les enfants, c’étaient des commissions, des raccommodages, des inventions de jeux, des leçons de menuiserie, de gymnastique, des établissements de cabanes, de berceaux de feuillage, et mille autres inventions qui naissaient dans le cerveau fertile de ce Paolo, bizarre, ridicule, mais aimant et dévoué. M. de Nancé lui avait demandé de venir demeurer chez lui, l’éducation de François et de Christine exigeant beaucoup de temps et de surveillance. Il lui donnait cent francs par mois pour les deux enfants. M. et Mme des Ormes semblaient avoir oublié l’existence de leur fille ; excepté une lettre que M. des Ormes écrivait à Christine à peu près tous les mois, elle n’entendait jamais parler de ses parents. Mme des Ormes ne s’était pas informée une seule fois de ses besoins de toilette ou de livres, de musique, de tout ce qui compose l’éducation d’un enfant. Christine ne songeait pas encore à ces détails, mais elle avait un sentiment vague et pénible de l’abandon de ses parents, et un sentiment tendre et reconnaissant de ce que M. de Nancé faisait pour son éducation, pour son amélioration ; elle éprouvait aussi une grande reconnaissance des soins que donnait Paolo à son instruction ; elle l’aimait très sincèrement ; lui, de son côté, admirait son intelligence, sa facilité à retenir et à comprendre : elle venait d’avoir dix ans ; elle avait commencé son éducation à huit ans, et en piano, italien, histoire, géographie, dessin, elle était avancée comme l’est une bonne élève de dix à onze ans ; elle avait donc regagné tout le temps perdu. Isabelle aussi lui inspirait une affection pleine de respect et de soumission. Isabelle ne cessait de remercier son cher François de l’avoir décidée à se charger de Christine.
Isabelle :
« Quelle heureuse position tu m’as faite, mon cher François, entre toi et Christine, chez ton excellent père ; rien ne manque à mon bonheur. Puisse-t-il durer toujours ! »
Il dura jusqu’à l’été. Un jour de juillet, que les enfants, aidés de M. de Nancé et de Paolo, construisaient un berceau de branchages au pied duquel ils plantaient des plantes grimpantes, une femme apparut au milieu d’eux ; c’était Mme des Ormes. La surprise les rendit tous immobiles ; rien n’avait fait pressentir sa visite.
Mme des Ormes :
Eh bien, Monsieur de Nancé ; eh bien, mon cher esclave Paolo ; eh bien, Christine, vous ne me dites rien ? »
M. de Nancé salua froidement et sans mot dire. Paolo salua gauchement et devint rouge comme une pivoine. Christine alla embrasser sa mère, mais Mme des Ormes arrêta une démonstration dangereuse pour son col garni de dentelles et pour sa coiffure emmêlée de fausses nattes et de faux bandeaux ; elle lui saisit les mains, lui donna un baiser sur le front, et, la regardant avec surprise :
Mme des Ormes :
« Comme tu es grandie ! Je suis honteuse d’avoir une fille si grande ! Tu as l’air d’avoir dix ans !
Christine :
Et je les ai, maman, depuis huit jours.
Mme des Ormes :
Quelle folie ! Toi, dix ans ! Tu en as huit à peine !
Christine :
Je suis sûre que j’ai dix ans, maman.
Mme des Ormes :
Est-ce que tu peux savoir ton âge mieux que moi ? Je te dis que tu as huit ans, et je te défends de dire le contraire. Puisque j’ai à peine vingt-trois ans, tu ne peux avoir plus de huit ans. »
Personne ne répandit ; elle mentait et se rajeunissait de dix ans, car elle s’était mariée à vingt-deux, ans, et Christine était née un an après son mariage.
Mme des Ormes :
« Monsieur de Nancé, je vous remercie d’avoir gardé Christine si longtemps ; elle a dû bien vous ennuyer.
M. de Nancé :
Au contraire, Madame, elle nous a fait passer un hiver et un printemps fort agréables.
Mme des Ormes :
En vérité ! Mais… alors,… si vous vouliez la garder jusqu’au retour de mon mari ? J’ai tant à faire, tant à arranger dans ce château ! J’ai tout justement besoin de l’appartement de Christine, car j’attends beaucoup de monde. Je serais obligée de la mettre dans les mansardes, et la pauvre petite serait très mal. Et puis elle s’ennuierait à mourir, car je ne peux la laisser descendre au salon quand j’ai quelqu’un ! Elle est trop grande pour… pour perdre son temps. Vous me la rendrez quand je serai seule.
M. de Nancé :
Donnez-la-moi, Madame, quand vous voudrez et le plus que vous pourrez ; mon fils et moi, nous sommes heureux de l’avoir.
Mme des Ormes :
Votre fils ? Ah oui ! c’est vrai ! C’est ce joli petit là-bas. À la bonne heure ! Il ne grandit pas comme une perche, lui ! il ne vous fait pas vieux par sa taille. Adieu, cher Monsieur ! Paolo, venez, avec moi ; j’ai besoin de vous. Adieu, Christine. »
Mme des Ormes fit quelques pas, puis revint.
Mme des Ormes :
« À propos, Christine, tu n’as pas besoin de venir me voir chez moi. Ne la laissez pas venir, cher Monsieur de Nancé. Je viendrai la voir chez vous… Adieu… Eh bien, où est Paolo ?… Paolo !… mon pauvre Paolo ! Il sera parti en avant dans son empressement de me voir. »
Et Mme des Ormes hâta le pas pour rentrer et retrouver Paolo, auquel elle voulait faire exécuter différents travaux dans ses appartements.
M. de Nancé fut quelques minutes avant de revenir de son étonnement. Cette mère retrouvant sa fille sans aucune joie, aucune émotion, après une séparation de huit mois ! ne s’occupant que de la taille et de l’âge de sa fille, qu’elle veut cacher pour se rajeunir elle-même ! c’était plus révoltant encore que l’indifférence passée ; et la tendresse de M. de Nancé pour Christine se révoltait d’un accueil aussi froid.
François et Christine n’étaient pas encore revenus de leur frayeur d’être séparés, et de leur stupéfaction de se sentir réunis pour longtemps.
Christine :
Oh ! François, François ! quel bonheur que j’aie tant grandi ! Je vais tâcher de beaucoup manger pour grandir plus encore et pour rester ici avec toi. »
Christine et François sautaient et battaient des mains dans leur joie ; M. de Nancé rit de bon cœur de la résolution de Christine. Chacun avait compris son bonheur et se livrait à une gaieté bruyante et à des plaisanteries réjouissantes, lorsque Paolo parut, l’air encore effrayé et regardant de tous côtés si la tête de Méduse avait réellement disparu. Se voyant en famille, comme il disait, il se mit aussi à battre des mains, à gambader, à rire tout haut, au grand ébahissement de ses amis ; François et Christine joignirent leur gaieté à la sienne ; M. de Nancé riait en les regardant.
Paolo :
« Ze me souis cacé derrière la gros arbre ! Z’avais oune peur terrible que la Signora ne m’aperçoût et ne me tirât de ma cacette. Quelle Signora terribila ! Aïe ! ze crois que ze l’entends. »
Et Paolo se précipita derrière son arbre. C’était une fausse alerte ; personne ne parut.