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CHAPITRE 16 : CHANGEMENT DE MAURICE :
Le lendemain, avant la visite de Christine, qu’elle faisait toujours un peu tard, vers trois heures, à cause des leçons que lui donnait Paolo, François retourna avec son père chez les Sibran ; il monta, comme la veille, chez Maurice et Adolphe, qui le virent entrer avec surprise. Maurice rougit et voulut parler, mais il ne dit rien.
François :
Bonjour, Maurice ; bonjour, Adolphe ; j’espère que vous allez un peu mieux aujourd’hui… Vos yeux sont plus animés et vous êtes moins pâles… Je ne vous ferai pas une longue visite,… comme hier,… seulement pour vous raconter que M. de Guibert va demain s’établir à Argentan, où il a trouvé une maison à louer, pendant qu’il fait rebâtir son château brûlé… Il paraît qu’il ne perdra rien, parce que la compagnie d’assurances lui paye tous ses meubles et son château… Adieu, pauvre Maurice ; adieu, Adolphe ; je prie toujours le bon Dieu qu’il vous guérisse bientôt. »
François leur fit un salut amical et se dirigea vers la porte.
Maurice (d’une voix faible) :
« François ! »
François retourna bien vite près de son lit.
Maurice :
François ! pardonnez-moi; pardonnez à Adolphe. Vous êtes bon, bien bon ! Et nous, nous avons été si mauvais, moi surtout ! Oh ! François ! comme Dieu m’a puni ! Si vous saviez comme je souffre ! De partout ! Et toujours, toujours ! Ces appareils me gênent tant ! Pas une minute sans souffrance !
François :
Pauvre Maurice ! Je suis bien triste de ce terrible accident. Je ne puis malheureusement pas vous soulager : mais si je croyais pouvoir vous distraire, vous être agréable, je viendrais vous voir tous les jours.
Maurice :
Oh oui ! Bon, généreux François ! Venez tous les jours ; restez bien longtemps.
François :
À demain donc, mon cher Maurice ; à demain, Adolphe. »
Dès qu’il fut sorti, le regard douloureux de Maurice se reporta sur son frère.
Maurice :
« Pourquoi n’as-tu rien dit, Adolphe ? Comment n’as-tu pas été touché de la bonté de ce pauvre François, que nous avons si maltraité, que nous avons reçu si grossièrement avant-hier, et qui veut continuer ses visites, malgré notre méchanceté ?
Adolphe :
Je déteste ce vilain bossu ; les bossus sont toujours méchants ; c’est toi-même qui l’as dit.
Maurice :
J’ai mal dit, car François est bon.
Adolphe :
Est-ce qu’on sait s’il est bon ou méchant ?
Maurice :
Ce qu’il fait pour nous prouve qu’il est bon. S’il vient demain, je t’en prie, sois poli pour lui, et parle-lui. »
Adolphe ne répondit pas ; Maurice était fatigué, il ne dit plus rien.
En revenant à la maison avec son père, François lui raconta avec bonheur ce que lui avait dit Maurice. M. de Nancé partagea le triomphe de François et lui fit voir combien la bonté et l’indulgence réussissaient mieux que la colère et la sévérité.
M. de Nancé :
« Continue ta bonne œuvre, cher ami, peut-être s’améliorera-t-il tout à fait. C’est un vrai bonheur quand on peut rendre bons les méchants. »
Christine fut enchantée du résultat de cette seconde visite, et encouragea François à continuer et à tâcher de ramener aussi Adolphe à de meilleurs sentiments.
Pendant deux mois, François retourna tous les jours chez les Sibran. Adolphe guérit de ses brûlures au bout d’un mois ; il resta rebelle aux sollicitations de Maurice et insensible à la bonté, à l’amabilité de François. Le pauvre Maurice, au contraire, de plus en plus touché de la généreuse affection que lui témoignait François, devint plus doux, plus endurant, plus résigné de jour en jour ; au bout de ces deux mois, le médecin lui permit de se lever et de faire usage de ses membres remis. Quand il se leva, sa faiblesse le fit retomber de suite sur son lit ; un second essai, plus heureux, lui permit de s’appuyer sur ses jambes et de se tourner vers la glace ; mais de quelle terreur ne fut-il pas saisi quand il vit ses jambes tordues et raccourcies, une épaule remontée et saillante, les reins ployés et ne pouvant se redresser, et le visage, jusque-là enveloppé de cataplasmes ou d’onguent, couturé et défiguré par les brûlures ! Adolphe l’avait été aussi, mais beaucoup moins.
Le malheureux Maurice poussa un cri d’horreur et retomba presque inanimé sur son lit. Mme de Sibran se jeta à genoux, le visage caché dans ses mains, et M. de Sibran quitta précipitamment la chambre pour cacher son désespoir à son fils.
Maurice :
« Mon Dieu ! mon Dieu !, ayez pitié de moi ! Mon Dieu ! ne me laissez pas ainsi ! Que vais-je devenir ? Je ne veux pas vivre pour être un objet d’horreur et de risée ! »
Puis, se relevant et se regardant encore dans la glace :
Maurice :
« Mais je suis horrible, affreux ! François lui-même reculera d’épouvante en me voyant ! Lui est bossu, c’est vrai, mais son visage, du moins, est joli, son jambes sont droites… Et moi et moi !… Maman, maman, secourez-moi ; ayez pitié de votre malheureux Maurice ! »
Mme de Sibran releva son visage inondé de larmes, et, regardant encore Maurice, l’horreur et le chagrin dont elle fut saisie lui firent craindre un évanouissement ; au lieu de répondre à l’appel de son fils, elle se releva et courut rejoindre son mari pour unir sa douleur à la sienne.
Maurice resta seul en face de la glace ; plus il examinait ses difformités nouvelles, plus elles lui paraissaient hideuses et repoussantes ; sa pâleur rendait plus apparentes les coutures et les plaques rouges de son visage ; sa faiblesse faisait ployer ses reins et ses jambes. Pendant qu’il continuait l’examen de sa personne, la porte s’ouvrit doucement, et François entra. Toujours attentif à éviter ce qui pouvait peiner ou blesser les autres, il réprima, non sans peine, un cri de surprise et de frayeur à la vue de l’infortuné Maurice, qu’il devina plus qu’il ne le reconnut. Maurice se retourna, l’aperçut et examina l’impression qu’il produisait sur François. Il ne put découvrir que l’expression d’une profonde pitié et d’un sincère attendrissement.
François :
Mon pauvre ami ! Mon pauvre Maurice ! Quel malheur ! Mon Dieu, quel malheur ! »
François soutint dans ses bras Maurice prêt à défaillir ; il le fit asseoir, resta près de lui, et pleura avec lui et sur lui.
François :
« Du courage, mon ami ; ne perds pas l’espoir de redevenir ce que tu étais. Tu es faible à présent, tu ne peux pas te redresser ni te tenir sur tes jambes ; dans quelques jours, quelques semaines au plus, tu retrouveras des forces et tu te tiendras droit comme avant.
Maurice :
Non, non, François ; je sens que je ne me tiendrai jamais droit. Et mes jambes ?… Comment se redresseraient-elles ? elles sont contournées et tortues. Et l’épaule ? Comment s’aplatirait-elle et redeviendrait-elle ce qu’elle était ? Regarde-moi et regarde-toi. Eh bien, moi qui me suis tant moqué de ton infirmité, qui t’ai ridiculisé et tourmenté, j’en suis réduit à envier ton apparence. Je n’oserai jamais me montrer ; je ne sortirai plus de ma chambre.
François :
Tu auras tort, mon pauvre Maurice ; tu te rendras malade, tu t’ennuieras horriblement et tu souffriras bien plus.
Maurice :
Crois-tu que ce soit agréable de voir tout le monde rire et chuchoter, d’entendre crier les petits enfants : Un bossu, un bossu ! Venez voir un bossu !
François (souriant) :
Ce n’est pas agréable, je le sais mieux que tout autre ; c’est triste et pénible. Mais on se résigne à la volonté du bon Dieu et on s’y habitue un peu. Et puis, comme on est heureux quand on trouve quelqu’un de bon qui vous témoigne de la pitié, de l’amitié, qui prend votre défense, qui vous aime parce que vous êtes infirme ! Ce bonheur-là, Maurice, compense ce qu’il y a de pénible dans ma position.
Maurice :
Tu pourrais bien dire notre position… Ce que tu m’as dit me fait du bien ; je ne me sens plus aussi désespéré ; peut-être, en effet, serai-je moins difforme dans quelque temps. »
François resta longtemps chez Maurice ; quand il le quitta, le désespoir des premiers moments était calmé ; il promit à François d’espérer, de se résigner et d’obéir docilement aux prescriptions du médecin, quand même il ordonnerait les promenades à pied et en voiture.
Adolphe ne parut pas, tant que François resta chez Maurice ; il n’avait pas encore vu son frère levé.
Quand Maurice fut seul, Adolphe entra ; il poussa un cri en voyant la difformité de Maurice.
Adolphe :
Mon pauvre Maurice, que tu es laid ! Quelle tournure tu as ! Quelles épaules ! Quelles jambes ! Et ta figure !… En vérité, je te plains ! c’est affreux ! c’est horrible !
Maurice (tristement) :
Je le sais, Adolphe ; je le vois sans que tu me le dises.
Adolphe :
Toi qui te moquais tant de François, tu es bien pis que lui ! Si tu voyais la figure que tu as !
Maurice :
Je l’ai vue dans la glace.
Adolphe :
Et tu n’as pas eu peur en te voyant ?
Maurice :
Non, j’ai pleuré… Et le bon François a pleuré avec moi.
Adolphe :
Ce qui veut dire que je dois pleurer aussi. Je t’en demande bien pardon ; je suis très fâché de ce qui t’arrive, mais il m’est impossible de pleurer comme un enfant parce que tu as eu le malheur de devenir difforme !
Maurice :
Comme c’est mal ce que tu dis, Adolphe ! François m’a consolé, m’a encouragé ; et toi, qui es mon frère et qui devrais me plaindre, tu ne trouves rien à dire pour me consoler de ce grand malheur.
Adolphe :
François a pleuré avec toi parce qu’il est bossu, lui ; mais moi, que veux-tu que je fasse, que je dise ?
Maurice :
Adolphe, laisse-moi seul, je t’en prie ; ton indifférence me peine ; elle m’afflige pour toi.
Adolphe :
Pour moi ? tu es bien bon ! Je suis très fâché de ce qui t’arrive, mais quant à pleurer et en mourir de chagrin, je laisse cette satisfaction au sensible François. Adieu, je sors avec papa ; nous allons t’acheter quelque chose pour te consoler ; nous serons de retour dans une heure.
Adolphe sortit. Maurice joignit les mains avec un geste de désespoir et gémit tout haut sur l’insensibilité de son frère ; il en fit la comparaison avec François, et il se demanda d’où pouvait venir cette différence. Il crut comprendre qu’elle provenait de l’éducation différente qu’ils avaient reçue Adolphe et lui, élevés légèrement, sans religion, sans principes, ne vivant que pour le plaisir et la dissipation ; François, élevé pieusement, sérieusement, quoique gaiement, pratiquant la religion et la charité, s’oubliant pour les autres et faisant passer le devoir avant le plaisir.
Maurice :
« Il faut que j’en parle à François, et si j’ai deviné juste, je changerai de manière de penser et de vivre, et je crois que j’en serai plus heureux. »