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Tracées II
Deux jours plus tard Serge est assis dans un salon clair dont les
fenêtres ouvrent sur un petit jardin frais. Autour de lui peu de
meubles, une console avec un très beau cendrier en pâte de verre,
trois fauteuils régence et une bibliothèque de même époque,
des livres, tous spécialisés, des iconographies essentiellement.
L’ensemble, très neutre, pourrait laisser penser à la salle d’attente
d’un médecin dans quelque quartier huppé de la capitale. Serge
est encore étonné de la facilité avec laquelle il a obtenu un rendezvous
pour rencontrer De Farago. Il a simplement téléphoné
et après avoir décliné son identité et sa profession, il a fait un
rapide exposé de son projet. Envisageant la spécialisation de ses
activités des galériste il a décidé de faire quelques sondages auprès
de collectionneurs afin de voir si ceux-ci étaient portés vers des
oeuvres dont il aimerait s’occuper. De Farago n’a pas semblé
surpris le moins du monde et n’a pas cherché à savoir qui pouvait
lui avoir adressé Serge. Ce dernier d’ailleurs ne s’était pas attardé
au téléphone.
En face de lui l’homme est vêtu d’un pantalon gris et d’une
chemise bleue. Les yeux sont presque noirs à force d’être bleus
eux aussi, la peau est mate. Serge n’a pas prévu de plan pour cette
rencontre, il a décidé d’y aller à l’intuition. De toutes façons – et
c’est bien ce qui l’a fait tant rire ce matin alors qu’il se préparait
et faisait le bilan de ce qu’il savait- il n’a pas tellement d’autres
possibilités que celle de se laisser porter par les évènements.
Certes il est à peu près certain que De Farago a été en contact
avec Jason ; celui-ci n’a probablement pas menti à ce propos… ou
du moins Serge ne parvient pas à trouver les raisons qui l’auraient
poussé à le faire. Mais pour tout le reste, en l’occurrence le
possible rapport entre le couple De Farago –Jason et le manuscrit
de Tichit, il n’y a rien. « Rien de rien… des impressions, ça
oui… des intuitions que je baptise hypothèses pour que ça fasse
plus sérieux, mais en fait rien… du vent en quelque sorte, des
chimères que rien ne peut accrocher solidement à la réalité des
faits. Je me découvre songe-creux, moi qui ai toujours prétendu
avoir les pieds sur terre ! Faut-il qu’Adrien ait été convaincant
pour que je prenne rendez-vous avec un parfait inconnu sur la
seule base d’une histoire que j’ai pour ainsi dire montée de toute
pièce à partir du seul événement objectif dont je dispose, et que
tout le monde peut objectivement admettre, le vol d’une page de
manuscrit ! ! !
Ainsi vous envisagez de vous spécialiser ? Et dans quel
domaine ?
Serge est tiré de la rêverie dans laquelle il commençait à
s’abîmer alors que De Farago décrivait par le menu les méandres
des passions de tout collectionneur.
Il faut que je vous remercie d’autant plus d’avoir accepté
de me consacrer une part de votre temps alors que je n’en suis
qu’au stade de la prospection. Ma galerie marche plutôt bien et je
pourrais continuer sur ma lancée. Mais d’une part j’aime innover
et d’autre part la profession évolue vous savez. De nombreuses
galeries s’ouvrent même si beaucoup disparaissent très vite. Quoi
qu’il en soit, ce serait intéressant me semble-t-il de définir un
créneau où puissent se retrouver de véritables collectionneurs. Les
rencontres entre ceux qui achètent et ceux qui vendent doivent
pouvoir se faire sans qu’il y ait d’obstacles majeurs. Or l’obstacle
par excellence pour un galeriste c’est le manque de moyen, vous
me le concéderez aisément. Donc j’aimerais garder un éventail
assez large, diversifié, pour que chaque client entrant dans ma
galerie ait des chances de trouver l’objet qui lui convienne et par
ailleurs, il me faudrait un domaine de prédilection qui satisfasse
des connaisseurs prêts à s’investir…
Et vous ne pensez à rien en particulier ?
Il y a des domaines très porteurs actuellement… Les bronzes
par exemple. Mais je n’ai jamais eu de véritable goût pour ce type
d’expression artistique et ce n’est pas une question d’époque.
Sans compter que la situation de ma galerie et sa surface éliminent
un certain nombre de possibilités. La statuaire néoclassique,
en fait tout travail de l’ophite, du cipolin ou de la brocatelle
m’intéresse et j’ai quelques belles pièces actuellement. Mais de là
à me spécialiser dans ce domaine ! Les contraintes d’espace sont
trop importantes. Non, vous voyez, je pencherais plutôt vers les
miniatures du début du 19e, Lemoine, Rochard. Les travaux sur
vélin m’intéressent plus que ceux effectués sur émail. Ou alors,
dans un domaine totalement différent la gravure sur bois, et plus
spécifiquement même les livres à figures. J’aime l’idée de cette
association entre textes et images. J’ai d’ailleurs un livre d’heures
superbement illustré initialement acheté pour la galerie, mais je
l’ai mis de côté. Il me serait difficile de le voir partir. C’est bien là
le problème ! Mais je suppose que je serais capable de me faire une
raison si je fais le choix de cette spécialité. Quoi qu’il en soit il faut
que je prenne en compte mes propres goûts, mes connaissances
et mes ignorances pour les confronter à ce que peut désirer une
clientèle. Ça justifie encore plus si besoin est la nécessité de cette…,
de ce sondage disons… auprès d’amateurs éclairés.
Je vous entends bien. Mais n’est-ce pas toujours ainsi que
procèdent la plupart de vos collègues ?
Dans une certaine mesure, oui ; mais en dehors des galeries
qui ont une longue histoire derrière elles, la plupart des autres
évoluent tout de même en fonction des mouvements, constatés,
du marché de l’art. En général les vieilles maisons donnent un
certain élan mais ce sont les acheteurs surtout qui décident de ce
qui va se vendre et donc de ce qu’ils vont eux-mêmes acheter. Or
vous savez très bien que le lien, la rencontre, entre l’oeuvre et le
galeriste doit être fort. On ne vend pas bien ce qu’on n’aime pas…
à la limite on a presque piètre estime pour l’amateur dont on ne
partage pas en partie les goûts. Il n’y a que dans le domaine de
l’art me semble-t-il que les relations entre deux personnes puissent
être presque totalement déterminées par la seule communauté du
jugement esthétique.
En effet, c’est bien pour cela par exemple que moi-même, je
n’entre jamais dans un certain nombre de galeries. Des fois c’est
dommage, parce que je passe à côté de belles choses.
Oui, c’est certain mais en même temps le collectionneur n’a
pas souvent envie de se disperser…
La multiplication des galeries a un gros inconvénient pour
nous, même si à première vue et à court terme ça semble
avantageux. On s’éparpille en effet, on se laisse distraire par
des oeuvres qui nous séduisent. J’ai un ami qui s’est déplacé en
Italie pour une mosaïque murale – qui avait fait l’objet d’une
transaction laborieuse – et qui est rentré avec une lampe de
bureau de style Liberty ! Il était enchanté, mais ça a duré quinze
jours ! Maintenant il ne cesse de regretter et cherche à la recaser
pour revenir à ses vraies amours.
Et pour nous la vente d’une chose signifie souvent la nécessité
du rachat d’une autre dont on n’a pas forcément envie !
C’est la loi du commerce ça ! Mais il est vrai qu’en disposant
de beaucoup –trop peut-être– de sources, nous dévoyons souvent
notre passion. On devient consommateur en quelque sorte,
oui… C’est bien le mot, puisqu’on achète ce qu’on n’aurait pas
acheté en temps ordinaire. On sait qu’on va se lasser de l’objet
parce qu’il est une fausse réponse à notre désir et c’est autant
d’argent détourné de notre passion véritable. C’est même un
détournement du désir en fait ! Vous savez, les collectionneurs
sont souvent des obsessionnels. Ils achètent en général avec
méthode, ordre, avec obstination et il ne faut pas l’oublier, avec
parcimonie. C’est parce qu’ils ne font pas d’épargne sur le dos de
leur passion qu’ils mettent justement une telle minutie dans la
recherche de l’objet de leur désir. Et parfois dans leur quête ils se
laissent charmer par autre chose.
Une galerie qui offrirait un éventail de réponses cohérentes par
rapport à cela vous semblerait donc tout à fait utile ?
Je vois que vous avez visiblement beaucoup réfléchi à la
question. Mais croyez-vous possible et surtout souhaitable de
créer les conditions qui reviendraient, dans une certaine mesure,
à canaliser encore un peu plus les goûts des gens ?
Oh attention… il ne s’agirait pas d’une entreprise systématique
de rationalisation des passions ! ! ! Non je pense plutôt à la mise
en place d’un espace qui répondrait de certains désirs, désirs de
tableaux ou de boîtes à musique, désir de livres ou de médailles.
Pour moi une galerie c’est un engagement en faveur d’un intérêt
disons… esthétique. Mais les engagements n’ont jamais fait vivre
quand ils se font dans ces termes-là. C’est pour cette raison que
je n’envisage la spécialisation que si je parviens véritablement à
cerner, au moins de façon approximative les comportements en
matière de goût des collectionneurs.
Vous avez les pieds sur terre…
Bien obligé, ma galerie c’est mon oeuvre et c’est mon capital.
J’aime assez votre regard sur le marché de l’art, sur les rôles
respectifs des professionnels et des collectionneurs. Cependant il
ne faut pas se leurrer. Des deux côtés, on peut faire des rencontres
fabuleuses parce qu’on a à faire à des gens habités par leur passion
mais on découvre aussi des individus qui se servent de l’art juste
pour cacher leur… âpreté au gain. Vous comprenez combien
dans ces conditions on peut apprécier une démarche comme la
vôtre. Ça ne veut pas dire pour autant que la situation évolue
et continuera nécessairement de le faire dans le sens que vous
évoquez…
Serge tout au plaisir de cette conversation avec De Farago
a quelque peu oublié la raison pour laquelle il a cherché à
rencontrer le collectionneur. La dernière réflexion de celui-ci le
ramène d’une certaine façon à son problème mais il ne sait pas
comment il pourrait s’y prendre pour aborder le sujet. Avec le
recul et ce temps de discussion, Serge ne voit plus sa démarche
sous le même jour. Elle lui semble absurde même, tant il dispose
de trop peu d’éléments pour la justifier. Et De Farago lui est
sympathique. C’est un homme intelligent avec des raisonnements
trop fins pour être ceux d’un arriviste sans principes. Il ne se
prend pas au sérieux mais tient à ses idées et Serge apprécie son
ton posé presque autant qu’il aime malgré lui la fougue souvent
exagérée des discours – de longs monologues souvent – de son
frère Adrien. Il regarde sa montre.
Monsieur De Farago, je ne voudrais pas abuser plus de votre
temps…
Certes j’ai beaucoup à faire mais venez au moins jeter un coup
d’oeil sur ma collection. Parce que, si je ne me trompe, vous êtes
tout de même venu dans le but d’apprendre l’objet de ma passion,
et je ne vous l’ai toujours pas dit !
Ce sera avec plaisir. Je vous suis ?
Les deux hommes quittent le salon. Le bureau dans lequel
ils pénètrent est une immense pièce avec trois bibliothèques qui
encadrent une lourde table de bois dont le style évoque plus
une utilisation dans la cuisine d’un château que dans une pièce
destinée à l’écriture et à la lecture.
Voilà mon musée personnel.
Derrière les portes vitrées des bibliothèques, sur les fauteuils, par
terre en piles bien rangées il y a là des centaines d’ouvrages et de
revues. Tous, du moins c’est ce qui semble à Serge, sont consacrés
à la généalogie. Revues internationales et nationales, traités,
guides, romans aussi, pas un texte ne semble consacré à autre
chose. De Farago entraîne Serge vers une des bibliothèques.
Vous trouverez ici ma collection proprement dite. J’ai essayé
de remonter le plus loin possible dans l’histoire de la généalogie
et je suis particulièrement fier de ce petit opuscule français début
18e. Ce sont les premiers pas quelque peu conséquents de cette
nouvelle science pour l’époque. J’ai aussi un des ouvrages de
William Dugdale et un traité de Christophe Gatterer.
De Farago désigne du doigt tel ouvrage, frôle le dos de cuir
de tel autre. Parfois il sort un livre des étagères et l’entrouvre, le
feuillette doucement sans dire un mot puis le repose. Serge est
fasciné par l’air recueilli que le beau visage de cet homme prend
alors. Il ne lui pose aucune question, tout à l’écoute des chemins
de la passion à l’oeuvre. Il sent en De Farago une formidable
conviction, un élan puissant qui l’attache à ces livres et au-delà de
ceux-ci aux histoires des hommes qui naissent et meurent en se
transmettant un nom autour duquel se cristallise leur identité.
Vous savez j’ai abordé ce domaine dans une grande innocence.
Je n’avais à priori aucun goût pour la généalogie. C’est une grandtante,
tout le monde l’évitait tant elle barbait les uns et les autres
avec ses histoires, toujours les mêmes et qui n’évoquaient pour
nous qu’un passé inconnu, c’est cette grand-tante qui m’a conduit
malgré moi à la généalogie. Un jour, pour fêter ses quatre-vingtquinze
–ou quatre-vingt-seize ans je ne sais plus bien– je lui ai
offert un de ces dessins naïfs en forme d’arbre avec des médaillons
qu’il fallait compléter, une table d’ascendance comme on en
propose parfois aux enfants. Elle avait reçu des tas de cadeaux,
un châle du Cashmire, un collier, une superbe loupe parce que sa
vue défaillante l’empêchait de lire les caractères trop petits. Toute
la famille était là dans un joyeux brouhaha autour de la table
chargée de cristaux et de fleurs et elle, elle était comme isolée au
milieu de tous, regardant l’arbre généalogique les larmes au bord
des yeux. À un moment elle a levé la tête et nos regards se sont
croisés. « Tu m’aideras mon petit Yannis, dis tu m’aideras ? » at-
elle murmuré. Le lendemain elle est tombée malade. Elle est
morte quelques semaines plus tard.
Serge ne dit mot, De Farago après un long silence reprend :
J’ai commencé à acheter quelques bouquins, je ne savais rien
de la généalogie et très vite c’est l’histoire de cette discipline
qui m’a passionné. Selon les pays elle peut être très différente.
En Angleterre par exemple et en Allemagne, les généalogistes
ont beaucoup étudié à partir des travaux de la biologie et de la
génétique. C’est une science vous comprenez ! En France par
contre c’est vite devenu un commerce.
Comment ça un commerce ?
…
De Farago se retourne vers Serge.
Tenez lisez ça. Il s’agit d’un article tout récent sur la Mongolie.
Saviez-vous que les Mongols commencent tout juste de retrouver
le droit de porter un nom de famille ? L’indépendance de la
Mongolie Extérieure au début du vingtième siècle a été suivie
d’une succession désastreuse d’évènements qui ont tous conduit,
directement ou indirectement à l’éviction des patronymes. Vous
imaginez, plus de soixante pour cent des gens ignoraient tout de
leur nom de famille dont l’usage avait été interdit en 1925 par le
régime bolchevique ! Bien évidemment ils portaient un prénom,
souvent le même d’ailleurs, au nom de la nécessité d’effacer
toute trace de féodalisme. Vous vous rendez compte du travail
de clarification des identités qu’il faut maintenant mener pour
établir des états civils dignes d’une démocratie ! Sans compter
que dans certaines régions la consanguinité est très forte, et pour
cause, les hommes et les femmes ne sachant rien des patronymes
de leurs aïeux.
Vous avez l’air au fait de la question.
Cette histoire me passionne en effet. Et derrière le problème
du nom c’est celui des langues, des écritures, de la littérature
qui est soulevé. Il paraît qu’au début des années 90 quand les
Mongols ont reconquis le droit de porter un nom ils ont voulu
en grande majorité prendre le Nom, celui de Gengis Khan. Il y
a ainsi des milliers de Borjigon, le Loup Bleu. Maintenant on
envisage d’inventer des patronymes pour distinguer les tribus,
les fratries, les clans, les familles. Un nom pour l’identité d’un
homme…
De Farago achève ces derniers mots d’un ton rêveur. Ils ont
fait le tour de la pièce et Serge est convaincu maintenant que si
la généalogie est bien la passion de son hôte il y a derrière celle-ci
beaucoup plus que l’intérêt d’un érudit.
Je ne voudrais pas abuser de votre temps…
Serge interrompt le songe du collectionneur.
Je vais vous accompagner. J’ai passé un excellent moment
mais je ne sais pas si je vous ai été vraiment utile ! C’est le risque
avec les gens qui ont un hobby, ils parlent, ils parlent et oublient
en grande part leur interlocuteur. Ce sont des solitaires que
leur passion suffit à combler et le dialogue bien souvent n’existe
qu’entre eux et celle-ci.
Dehors des bouts de soleil sont accrochés aux angles
des immeubles et se traînent paresseusement dans l’eau des
caniveaux.
« Serge mon vieux, j’ai l’impression que tu devrais revoir le
petit Jason. Ça finit peut-être par faire beaucoup de coïncidences
toutes ces intuitions à propos des relations entre lui et De
Farago… Pourtant ce type est un pur, j’en mettrais ma main au
feu. En tout cas, il semble rudement au point sur les questions de
généalogie… Mais pourquoi aurait-il pu vouloir faire l’acquisition
-surtout dans ces conditions- d’un manuscrit d’un intérêt somme
toute relatif même pour cette région de Mauritanie ? Non,
décidément je n’en vois pas… Cependant… »
En un geste familier Serge remonte le col de son blouson.
« Le repérage des ancêtres renvoie toujours au repérage de sa
propre identité… C’est Adrien qui a dû me dire cela, ou quelque
chose d’approchant. »