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Le gendarme Gilles occupa sa matinée à passer des coups de fil. Il appela l’ambassade de Chine, il demanda l’attaché culturel. Une voix nasillarde lui répondit que l’attaché recevait uniquement sur rendez-vous et qu’il n’était pas possible de converser avec lui au téléphone. Gilles ne se démonta pas. Il dit qu’il savait cela et qu’il désirait que l’attaché culturel rappelle la brigade de recherche de la gendarmerie. La voix se fit plus douce en sollicitant son interlocuteur : qui devait- elle annoncer ? Gilles jubilait, le mot gendarmerie s’avérait être un précieux sésame.
– Allô ! Chang Kei Liang je vous écoute.
– Bonjour Monsieur, je suis le gendarme Gilles, je souhaiterais parler avec l’attaché culturel.
– C’est moi même, que puis-je pour votre service ?
L’homme s’exprimait dans un français parfait et sans accent. Ce devait être un francophone averti se disait Gilles.
– Je suis à la recherche de renseignements sur une pratique ancestrale chinoise.
– De quoi s’agit-il Monsieur Gilles ?
– Dans le cadre d’une enquête, j’aimerais parler avec vous des graveurs sur grains de riz.
– Effectivement, il s’agit d’une activité ancestrale, de nos jours les virtuoses sont rares.
– Justement Monsieur Liang, connaissez-vous des spécialistes opérant sur le territoire français ?
– Pas à ma connaissance, comme je vous l’ai dit, il y a peu de graveurs dignes de ce nom. Bien sûr vous trouverez en Chine sur les sites touristiques, des pseudos graveurs. Leur travail est sommaire et se limite à une inscription sur le grain. Tout dépend du sens de l’information que vous désirez.
– Disons que le graveur a stylisé un signe du zodiaque chinois sur une face et un mot écrit en français sur l’autre.
– D’accord, sans avoir vu les pièces, je pense que nous avons affaire à une réalisation assez simple. Je persiste dans mon idée, je ne vois pas sur le territoire français, un compatriote réaliser ce genre de chose.
– Monsieur Liang, j’ai effectué des recherches sur ce sujet, et je dois avouer un manque de matière aussi bien dans les bibliothèques que sur Internet.
– C’est un peu comme chez vous, certains métiers d’art qui sont confidentiels, parlez-moi de la dorure sur vitrail, je crois qu’il reste moins de cinq spécialistes en exercice.
– Vous avez raison, quel est l’artiste le meilleur dans ce domaine ?
– Le plus connu est Monsieur Qu Ru, il est très âgé et vit à Xian.
Gilles percuta immédiatement sur les propos de l’attaché culturel. Monsieur Qu Ru vivait à Xian. Les chats regardaient eux aussi en direction de Xian. Les grains de riz étaient originaires de Xian.
– Est-ce que ce vieil artiste voyage de temps à autre, Monsieur Liang ?
– Compte-tenu de son grand âge, c’est improbable. Si vous le souhaitez, je peux me renseigner.
– Ce n’est pas nécessaire dans l’état actuel de nos investigations, merci beaucoup. J’aurais une dernière question à vous poser.
– Je vous écoute Monsieur Gilles.
– Ma question est un peu saugrenue, je voudrais savoir si vous avez connaissance d’une variété de riz qui pousse à Xiang.
– Votre demande est un peu surprenante en effet. Je suis attaché culturel, pas agriculturel ! Mais il existe d’innombrables variétés, l’ambassade ne vérifie pas l’importation en France.
– Monsieur Liang, je vous remercie beaucoup de m’avoir accordé ces quelques minutes. Je vous souhaite une bonne journée.
– A votre disposition Monsieur Gilles, n’hésitez pas à me contacter si vous désirez d’autres explications sur les arts de mon pays. Au revoir.
La conversation échangée avec l’attaché culturel de l’ambassade de Chine n’avait apporté qu’une infime et insignifiante éclaircie dans le brouillard épais de l’enquête. Gilles, conscient que le temps jouait contre les enquêteurs se donnait sans compter. Il mit rapidement ses idées en forme, se remémora tous les points abordés avec Monsieur Liang et passa à autre chose.
Le carillon du château sonna dix heures, il composa le numéro de l’association des amitiés Franco-chinoises. A la troisième sonnerie, la communication fut établie. Le gendarme pâlit, un répondeur égrena le sempiternel message : « nous sommes absents, la permanence a lieu tous les lundi et jeudi de dix-neuf heures à vingt et une heures, en cas d’urgence, vous pouvez joindre le président au ………. ». Il nota le numéro et raccrocha en pestant contre la malchance.
– Leguern Technologies je vous écoute.
– Gendarmerie Nationale, je suis le gendarme Gilles, je souhaite parler à Monsieur Armel Leguern.
– Ne quittez pas, je vois si je peux vous le passer.
– Allô ! Monsieur Gilles, je vous demande juste un instant, Monsieur Leguern est en communication sur une autre ligne. Dois-je vous mettre en attente ou bien laisser un message.
– Je préfère attendre un peu.
– Entendu, je vous le passe dès qu’il libère la ligne.
Le standard diffusait un tube des « Beatles », Gilles apprécia, au deuxième passage, il se dit qu’ils auraient pu mettre des chansons différentes, au troisième passage la chanson s’interrompit pour laisser place à une sonnerie.
– Armel Leguern, bonjour Monsieur.
– Bonjour Monsieur Leguern, je suis le gendarme Gilles de la brigade de recherches. Je vous appelle au sujet des amitiés Franco-chinoises.
– Que puis-je pour vous ?
– Nous enquêtons actuellement sur une affaire où des ressortissants de la communauté asiatique semblent impliqués. Dans ce cadre, nous avons besoin de renseignements de la part de personnes introduites dans ce milieu.
– Si je peux, ce sera avec plaisir.
– Ma première question concerne les arts pratiqués en Chine. Votre association a-t-elle procédé à des échanges culturels en faisant venir des artistes chinois ?
– Oui nous avons fait une exposition sur le thème des objets et tableaux laqués.
– Quand a eu lieu cette manifestation?
– Il y a environ huit mois.
– Avez-vous fait venir un graveur sur grains de riz ?
– Non, le thème était la laque. De plus la gravure sur le riz est confidentielle et peu prisée des autorités qui l’ont bannie pendant des décennies. Aujourd’hui elle commence sa réhabilitation.
– Nous cherchons un graveur évoluant sur le territoire national. Cela vous inspire-t-il quelque piste Monsieur Leguern ?
– Pas le moins du monde, mais j’ai un ami chinois qui connaît cette pratique et qui pourrait vous éclairer plus que moi. Malheureusement il est parti pour quelques semaines dans son pays d’origine.
– J’en prends bonne note, si les autres investigations n’aboutissent pas, je ferai à nouveau appel à vos services. Je voulais vous demander aussi si votre association travaille avec une agence de voyage en particulier ?
– Oui, « Dragon Voyages » est une agence tenue par un homme d’origine chinoise par sa mère. Presque tous les voyages organisés par « amitiés Franco-chinoises » sont achetés auprès de « Dragon Voyages ».
– Merci Monsieur Leguern, en vous priant de m’excuser pour le temps précieux que je vous ai fait perdre.
– Non Monsieur Gilles, vous aviez besoin de renseignements et le président des « amitiés franco-chinoises ne pouvait se dérober, ne vous excusez pas.
– Alors encore merci et bonne journée Monsieur Leguern.
– A vous aussi et à bientôt Monsieur Gilles.
L’enquêteur apprécia le ton de son interlocuteur. En bon chef d’entreprise, Armel Leguern avait su aller à l’essentiel en donnant les explications nécessaires, rien n’était superflu dans ses propos. Quelques points titillaient les neurones de Gilles, le premier concernait l’exposition de laque chinoise. Il était impossible qu’un artiste soit l’auteur de la gravure des grains, le premier meurtre ayant eu lieu plus de deux ans avant cette manifestation. Un autre point intéressant concernait le ressortissant chinois connaisseur du domaine de la gravure, malheureusement il ne pourrait être auditionné avant le départ des deux enquêteurs. La dernière révélation ouvrait aussi un champ d’investigations, il s’agissait de l’agence « Dragon Voyages », la vérification des voyageurs seraient grandement facilitée. Il envisageait de joindre à son contrôle les compagnies aériennes.
A midi il rejoignit son chef au mess de la brigade, ils prirent le repas ensemble. Il remarqua immédiatement la mine renfrognée de Sagol. Il prit son temps avant d’embrayer sur le travail du matin. Il devait laisser au chef Sagol le temps d’évacuer sa mauvaise humeur. Ensuite seulement, ils pourraient parler sereinement.
Tout au long du repas, les deux hommes n’échangèrent que des banalités. Gilles proposa d’aller boire le café à l’extérieur. Ils se dirigèrent vers le pub, Gilles chérissait particulièrement la musique et l’ambiance agréables. Ils s’installèrent dans un renfoncement un peu à l’écart. Sagol recouvrait sa physionomie habituelle, des années de collaboration permettaient à Gilles de deviner les tourments de son chef et là, manifestement, il commençait de se dérider.
Il fit état de ses investigations auprès de l’attaché culturel et du président des « Amitiés franco-chinoises ». Sagol apprécia le travail de son subordonné, tout particulièrement l’idée de recouper les informations auprès des compagnies aériennes au niveau de l’aéroport de Lyon Saint-Exupéry. Gilles se chargerait de cette tâche dès que possible.
A son tour Sagol relata ses visites à « la Perle de Jade », au « Dragon Gourmand », et au« Gourmet Mandarin », rien de concret, cela ressemblait plus à des visites de courtoisie. 0n ne sait jamais. Il attendait les appels des patrons des restaurants pour en tirer des conclusions définitives. Cet après-midi là, il terminerait sa tournée par la visite de « la Pagode Céleste », le dernier restaurant chinois ouvert dans la région. Il fonctionnait depuis un an, et avait acquis une réputation sulfureuse. On rapportait que des soirées privées spéciales étaient organisées. La rumeur colportait que les convives et les serveuses évoluaient entièrement nus et que les mets étaient consommés à même le corps des participants. Rien n’avait été prouvé et ceux qui véhiculaient ces ragots ne participaient pas, de près ou de loin, à ces agapes.
Les deux hommes se souhaitèrent bonne chance et chacun partit de son côté, Gilles s’occuperait des compagnies aériennes, et Sagol de la « Pagode Céleste ».
A son entrée dans le restaurant, Sagol constata qu’il n’existait plus grand chose de commun avec les établissements visités le matin. La décoration et le personnel s’avéraient très différents. Des tentures servaient de paravent, partout des statues de couples ou de femmes nues dans des positions suggestives captaient les regards. Aucun doute, le ton était donné. Les serveuses vêtues de robes moulantes où le tissu de couleur pastel laissait entrevoir des formes ou pas le moindre sous-vêtement ne venait contrarier la pureté des lignes.
Une serveuse s’approcha de Sagol, ce dernier demanda à voir Monsieur Kwan. Elle entraîna l’enquêteur dans une pièce sombre où de rares spots éclairaient une petite partie de la salle. La fille placée dans le rai de la lampe semblait ne porter aucun vêtement. Sagol comprenait mieux le sens de la rumeur concernant l’activité de ce commerce. Le tableau était touchant, mais le chef fit abstraction du spectacle. D’origine chinoise et âgé d’une cinquantaine d’années, Monsieur Kwan possédait depuis longtemps la nationalité française. Il se leva pour serrer la main de son visiteur. Il semblait avenant et son léger embonpoint le rendait sympathique. Sagol fit part de ses recherches. Comme le matin, il s’entendit donner des réponses identiques. Décidément la gravure sur grain de riz n’était pas en vogue dans le coin.
Monsieur Kwan proposa un thé au jasmin que le chef ne put refuser. L’homme intelligent percevait l’embarras de son interlocuteur. Il se demandait pourquoi la recherche d’un graveur revêtait tant d’importance. Malgré les tergiversations et les manœuvres habiles, Sagol ne dévoila pas les raisons de ses recherches. L’homme n’insista pas. La serveuse attendait toujours dans la lumière. Sagol ne voulait pas laisser deviner à Monsieur Kwan qu’il appréciait la beauté de la jeune fille. Il convenait de tenir son rang.
Après la dégustation du thé et l’échange de conventionnelles amabilités, l’enquêteur prit congé et regagna son bureau.
Gilles contacta l’aéroport de Lyon Saint-Exupéry. Son idée s’avéra une impasse. Aucun vol direct enregistré au départ ou à l’arrivée entre la cité lyonnaise et le pays du soleil levant. La plupart des avions faisait escale à Paris, Amsterdam ou Francfort. Il existait quelques vols charters de temps à autres. L’enquêteur décida d’abandonner cette piste et de consacrer son temps auprès de l’agence « Dragon Voyages ».
Le patron de l’officine se nommait Joël Nauche. Spécialisé dans les destinations de l’Asie du sud-est, la clientèle à destination de la Chine était marginale, l’essentiel des offres se situant vers la Thaïlande et le Népal.
Il réussit à joindre Monsieur Nauche qui répondit favorablement à sa demande en le recevant dans l’après-midi.
Joël Nauche se trouvait dans la salle d’accueil de l’agence lorsque le gendarme se présenta. Elégant dans son costume clair, l’homme bronzé aux cheveux blonds bouclés devait avoir environ trente-cinq ans. Ses deux collaboratrices portaient des chemisiers de la même couleur. Gilles en déduisit, à juste titre, qu’il s’agissait de l’uniforme de la maison.
Nauche invita son visiteur à le suivre jusque dans son bureau, une pièce agréable avec des posters de paysages enchanteurs commercialisés par « Dragon Voyages ». De nombreuses plantes vertes agrémentaient les lieux. Le mobilier moderne, spartiate, se composait d’un bureau, deux fauteuils et une armoire. Après les échanges habituels de politesses, Gilles entra dans le vif du sujet. Il indiqua à son interlocuteur le but de sa visite. Il précisa qu’il cherchait une personne ayant la capacité de graver sur des grains de riz.
Joël Nauche fronça les sourcils. Ne possédant pas tous les éléments du problème, il avait du mal à comprendre le but de la démarche. Il se douta que le gendarme ne communiquait que partiellement. Néanmoins, il collabora pleinement. Il savait qu’il pouvait exiger une commission rogatoire avant de donner des informations. Il considéra que cela ferait perdre du temps aux enquêteurs.
Le voyagiste pianota sur le clavier de son ordinateur portable. Suite à la demande du gendarme, il requêta pour obtenir la liste de ses clients ayant choisi de voyager en Chine. Il entra plusieurs paramètres : les achats de moins de deux ans, les adhérents de l’association « Amitiés Franco-chinoises », les preneurs de séjours, et enfin ceux qui n’achetèrent que le billet d’avion.
Deux cent dix-huit noms furent sélectionnés. Joël Nauche imprima le listing sur cinq feuilles. Les deux hommes discutèrent longuement sur le profil de chaque personne. Outre l’état civil, l’agence possédait toutes les coordonnées nécessaires à l’établissement de billets d’avion : dates de naissance, références des passeports ainsi que les métiers, adresses et numéros de téléphone de chaque client.
Gilles procéda à un écrémage rigoureux. Il élimina les couples avec enfants ayant choisi la formule du séjour tout compris, il rejeta aussi les personnes de plus de soixante-dix ans. Il garda dans sa liste ceux dont le nom laissait supposer des origines chinoises ou asiatiques. Il resta vingt-huit personnes.
Joël Nauche donna rapidement quelques détails sur les clients qu’il connaissait personnellement ; pour les autres, il fournit les données complètes extraites du fichier à l’enquêteur.
Gilles sortit satisfait de l’agence « Dragon Voyages », pour la première fois il trouva de la matière à se mettre sous la dent.
Dès son retour au bureau, le chef reçut un appel téléphonique de la part de Phô N’Guyen ; le gérant de la « Perle de Jade » respectait sa parole. Il fit part de son embarras. Malgré, selon ses dires, de nombreux contacts, il ne pouvait répondre favorablement. Il ne décela aucune trace de graveur sur grain de riz en provenance de Chine et évoluant sur le territoire hexagonal. Sagol le remercia vivement, il fallait souligner l’effort de son interlocuteur.
Dix minutes plus tard, ce fut au tour de Tuyen Van Luoc de joindre Sagol. Il tint un discours similaire. Le patron du « Gourmet Mandarin » s’était beaucoup démené pour obtenir le renseignement tant espéré par les enquêteurs, bien en vain. Sagol se demandait si les grains de riz de Mélanie Pralong ne demeureraient pas une énigme pour lui.
Gilles arriva à son tour. Sagol, penché sur le dossier, lisait et relisait les conclusions de l’autopsie. Il épluchait le rapport sur la mort de Louise Chauvier à la recherche de la petite étincelle qui l’amènerait vers la lumière. A l’évidence, les dossiers restaient muets. Il aurait aimé se trouver à des milliers de kilomètres de là, sous les cocotiers en train de humer les alizés chargés de senteurs tropicales .
Gilles relata à son chef sa visite à l’agence « Dragon Voyages », cela redonna un peu de mordant aux deux collègues. Ils allaient travailler sur les vingt-huit noms du listing. Ils décidèrent de consacrer la deuxième partie de la semaine à l’audition des voyageurs.
Le mercredi dix-sept septembre à midi le planning se trouva bouclé. Vingt-six rendez-vous se succédaient jusqu’au vendredi soir. Il y avait deux absents, Monsieur Binh décédé dans un accident de la circulation, et Monsieur Chow Panh Li qui se trouvait à l’étranger pour le compte de son entreprise (un grand groupe pharmaceutique). Il serait auditionné ultérieurement.
Ils ne chômèrent pas durant les deux derniers jours. Les auditions se succédèrent à un rythme soutenu. Les gendarmes, une fois de plus, ne décelèrent rien qui puisse laisser espérer le début de l’esquisse d’un indice. La piste de « Dragon Voyages » venait de faire chou blanc.
Vingt heures sonnèrent au carillon de la chapelle ce vendredi soir lorsque les deux hommes terminèrent le recollement des auditions. Aucune des personnes entendues ne répondait au profil d’un assassin. Il s’agissait pour la plupart de braves pères de famille qui avaient pris quelques vacances au pays des ancêtres.
Les lumières du bureau s’éteignirent tard ce soir là, les deux hommes révisèrent absolument chaque détail. A la fin les noms s’embrouillaient dans leur esprit, ils mirent fin à leur séance de torture. Ils se souhaitèrent un bon week-end et fermèrent avec plaisir la porte.
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Le chef Sagol et le gendarme Gilles commencèrent la semaine fatigués. Ils emballèrent et mirent en carton tout le week-end, leur déménagement aurait lieu d’ici une quinzaine, ils ne disposaient que des fins de semaine pour s’occuper de l’organisation et du rangement pour le départ. Aucune audition n’étant programmée, ils envisageaient de commencer à faire du rangement dans les dossiers en attente et notamment, celui concernant la défunte Mélanie Pralong. Cela faisait presque huit mois que l’assassin avait mis fin aux jours de la vieille dame, Sagol n’aimait pas les dossiers non résolus dans le premier mois, le taux de réussite chutait dramatiquement au-delà d’un trimestre. Dans le cas présent, les chances de résoudre l’énigme s’amenuisaient de jour en jour.
Les deux hommes firent le ménage dans leurs placards, les ordinateurs furent nettoyés des photos personnelles, le bureau redevenait anonyme. Ils ne se parlaient pas beaucoup, ils sentaient que le mot fin ne tarderait pas à se poser sur leur histoire commune. Il y avait un brin de nostalgie chez ces deux enquêteurs habitués à travailler ensemble depuis plusieurs années. Leur départ simultané était un point positif, c’était mieux ainsi. Ils n’auraient pas à faire de comparaison avec un nouveau collègue, chacun partant dans une orientation différente.
Un coup de fil redonna de l’espoir aux deux gendarmes. L’inspecteur principal Bouchet appela le chef pour lui communiquer une information digne d’intérêt. Dans la nuit du samedi vingt au dimanche vingt et un septembre, la brigade de nuit arrêta un individu qui capturait des chats pour les tuer. Après une nuit de garde à vue, l’homme fut présenté au parquet et mis en examen pour cruauté envers les animaux. Relâché, il serait poursuivi d’ici quelques semaines. La Société Protectrice des Animaux décida de déposer une plainte et de se constituer partie civile. Le suspect se nommait Grégory Drieux, il avait trente ans.
Sagol demanda à son ami Jean-Pierre Bouchet s’il pouvait à nouveau appréhender le suspect et envisager dans la foulée de perquisitionner son logement. Ce dernier percuta immédiatement. Il se trouvait en phase avec Sagol, il fallait intervenir le plus vite possible. Il assura son ami Léo de sa diligence. Il proposa aux enquêteurs de se joindre à eux pour la suite des opérations. Les deux gendarmes ne se firent pas prier.
Dans une commune résidentielle de la banlieue grenobloise, six hommes se présentèrent au petit matin devant une villa. Le soleil n’avait pas encore mis son nez sur le versant de la montagne, bien qu’il fasse jour, la vallée s’éveillait dans l’ombre. Sur la boîte aux lettres, un nom apparaissait : Grégory Drieux.
Le portail était entrouvert et les volets clos. Le jardinet non entretenu et les herbes folles poussant entre les joints des pavés de l’allée, confirmaient le désintérêt de l’occupant des lieux pour la décoration extérieure. Les intervenants se déployèrent l’arme au poing. Deux policiers se dirigèrent vers l’arrière de la maison. L’inspecteur principal Bouchet et un autre policier frappèrent à la porte d’entrée. Sagol et Gilles restèrent en retrait, vigilants et prêts à intervenir en cas de besoin.
Malgré les sommations d’ouverture, il n’y eut aucune réaction visible dans l’habitation. Le policier accompagnant son chef cassa un carreau, il passa sa main pendant que son supérieur le couvrait. Dix secondes interminables s’écoulèrent et le verrou céda, l’huis s’ouvra enfin. Les deux hommes pénètrent à l’intérieur, Bouchet passa le hall d’entrée, son collègue protégea la montée d’escalier au cas où le suspect serait à l’étage. Les deux gendarmes assurèrent la protection de ce côté là. Le rez-de-chaussée rapidement vérifié, l’inspecteur principal Bouchet grimpa à l’étage. Il y avait deux chambres, une avec un matelas posé à même le sol. Un lit bas avec tiroir et une armoire meublaient la seconde pièce. La literie défaite, Bouchet s’approcha des draps froids, personne n’avait couché ici cette nuit là. Des draps et deux couvertures remplissaient le tiroir du lit.
La salle de bain au fond du couloir ne révéla rien de sensationnel. L’occupant des lieux y avait laissé son nécessaire de toilette, son rasoir et deux brosses à dent avec un tube de dentifrice. « Si l’oiseau s’est envolé, ce n’était pas prévu » se dit Bouchet, « sinon il aurait emporté ses affaires de toilette. » Le policier ouvrit les WC ainsi que deux placards. Ne trouvant rien, il redescendit rejoindre son subordonné posté au bas de l’escalier.
Dessous, se trouvait une ouverture donnant accès au garage, les deux hommes procédèrent de la même manière. Bouchet ouvrit largement le battant, le local se trouvait plongé dans l’obscurité. L’inspecteur principal, habitué à ce type de situation, trouva l’interrupteur et alluma. Le garage était bien rangé, il n’y avait personne mais Bouchet appela Sagol, il décela quelque chose qui allait probablement faire plaisir à son ami.
Pendant que deux policiers montaient la garde à l’extérieur de la villa, Sagol, Gilles, Bouchet et un policier inspectaient le garage. Sagol ne mit pas longtemps à comprendre la teneur des propos de son ami Bouchet. Il trouva tout un attirail sur les étagères. Les différents flacons alignés et étiquetés ne laissaient planer aucun doute leur usage : il s’agissait de produits utilisés par les taxidermistes.
Par contre, aucun animal, et surtout pas de chat, ne reposait sur les étagères ni ailleurs. Bouchet fit observer que l’homme avait été appréhendé justement parce qu’il était en train d’occire un matou, il devait avoir besoin de renouveler son stock pour une opération funeste à venir.
L’inspection du local permit de découvrir des outils servant au dépeçage et au raclage des peaux. Tout était rangé méticuleusement. Les enquêteurs mirent les produits et le matériel dans des sacs étanches, il s’agissait de faire analyser leurs trouvailles.
A part le nécessaire du parfait taxidermiste amateur, les enquêteurs ne découvrirent rien de plus dans le garage. Bouchet décida de s’occuper de la partie habitable.
Les policiers et les gendarmes commencèrent par passer au peigne fin la cuisine. L’inspection menée avec méticulosité ne révéla rien, Sagol espérait secrètement trouver quelques grains de riz semblables à ceux trouvés sur le lieu des deux crimes. Ils vidèrent les tiroirs, décrochèrent la pendule qui ne fonctionnait plus. Gilles alla même jusqu’à inspecter le réceptacle des piles. Il y avait deux piles usagées, rien de caché à l’intérieur. Les placards furent vidés, chaque casserole retournée. Au bout de quelques minutes, une évidence s’imposa aux enquêteurs : il n’y avait pas d’indice dans la cuisine.
Les hommes se dirigèrent vers le salon, sans omettre de scruter et examiner de près tout ce qui se trouvait dans le hall d’entrée. Ils fouillèrent une parka accrochée au porte-manteau, les poches ne laissèrent apparaître qu’un paquet de mouchoirs en papier à l’issue de la fouille. Deux tableaux furent décrochés, il n’y avait rien derrière, ni sur le mur, ni derrière les toiles.
Le salon et la salle à manger ne formaient qu’une seule grande pièce. Les hommes s’occupèrent tout d’abord du salon. Un policier retira les coussins des deux fauteuils de cuir fauve. Il défît leur housse. L’opération ne révéla aucun objet caché. Sagol opéra de la même façon avec le canapé, le résultat fut identique.
L’inspecteur principal Bouchet se dirigea vers le living en teck. Il s’agissait d’un meuble de facture contemporaine, composé de nombreux tiroirs et de rayonnages avec des livres. Afin d’harmoniser le tout, des étagères supportaient des bibelots et divers vases et récipients de petit volume. La curiosité naturelle du fin limier qu’était Bouchet l’incita à se rapprocher des petits pots disposés sur l’étagère de gauche. Dans le premier pot, il trouva des pièces de monnaie n’ayant plus court. Il prit une tabatière, souleva le couvercle et appela Sagol.
– Léo, viens voir, il est possible que tu sois intéressé.
Sagol prit le pot que lui tendait son ami.
– En voilà une surprise, je m’attendais pas à ça !
Le chef Sagol voyait Gilles et les autres policiers qui piaffaient de savoir ce que contenait la tabatière. Il la secoua un peu, ce fut Gilles qui fut le plus prompt à réagir, car il connaissait le dossier.
– Du riz, chef. Je crois que nous commençons à collecter quelques preuves.
– Oui, et ce n’est peut-être pas fini. Je vais mettre ces grains à l’abri.
Sagol ferma délicatement le pot et l’emballa dans un sachet en plastique. Bien sûr, chacun avait des gants en latex, ce qui permettait de ne pas mélanger les empreintes. Tout un rayon de la bibliothèque contenait des livres traitant de la Chine. De nombreux ouvrages concernaient la ville de Xian. Gilles se consacra à l’inspection des différents volumes alignés. Le suspect devait être un homme ordonné, probablement maniaque. Les bouquins se trouvaient rangés par format, les plus grands disposés à plat toujours par ordre de grandeur.
Parmi les ouvrages, Gilles repéra un livre qui traitait de l’artisanat dans l’empire du milieu. Il le parcourut, trouva une feuille volante avec des inscriptions et des numéros de page griffonnés. Le gendarme regarda attentivement, les folios référencés ne devaient pas se trouver dans cet ouvrage de quatre cents pages. En effet, parmi les feuilles signalées, figuraient les pages deux cent trente-cinq, sept cent cinquante-trois et mille quatre-vingt-trois. Gilles lut et mémorisa les deux pages où avait été inséré le feuillet. Il s’agissait d’un chapitre qui traitait des rapports entre le travail de l’artisan et la philosophie au long des siècles.
Gilles s’interrogeait. Il serait intéressant d’en savoir un peu plus. Le suspect était-il l’auteur des annotations ? L’enquêteur, tenace et méthodique, essaya de repérer les œuvres susceptibles de contenir plus de mille quatre-vingt-trois pages. Il cogitait sa petite idée sur la question. Il trouvait prématuré de l’exposer clairement à ses collègues au risque de passer lui aussi pour un mystique ou un dérangé.
Dans la bibliothèque exposée en évidence, deux ouvrages traitaient de la taxidermie. Grégory Drieux révélait des pôles d’intérêts très variés. Cela aurait pu paraître surprenant mais certainement pas pour les enquêteurs rompus à rencontrer des situations bizarres. Gilles feuilleta les deux gros livres, il ne trouva pas de feuillet inséré. Le gendarme examina tous les bouquins à la recherche de feuilles volantes, d’annotations ou de pages cornées. Il s’aperçut vite que certaines œuvres avaient été consultées à de nombreuses reprises, il découvrit des pages froissées avec parfois des tâches sombres ressemblant à du café. L’homme avait des préférences. Les écrits traitant de l’armée enterrée de l’empereur Qin à Xian s’avéraient les plus salis, ce qui laissait supposer une consultation assidue. Il prit le temps de consulter avec plus d’attention les livres concernés. A première vue, il ne décela rien, il lui faudrait plus de temps pour se concentrer et réfléchir à la psychologie du suspect.
Sagol s’occupa des tiroirs du living. Il découvrit une boîte métallique ayant contenu des biscuits. La boîte recyclée contenait des talons de chéquiers ainsi que des tickets de carte bancaire. L’enquêteur sortit délicatement le contenu du récipient. Il regarda les talons de chèques, tous antérieurs à l’année deux mille. Les tickets d’achats par carte furent plus instructifs. Un ticket de caisse agrafé avec celui de la carte retint l’attention du chef. L’acheteur avait réglé l’acquisition de deux livres : « le monde des chats » écrit par le professeur Ernest Lapébie, et les pensées de « Confucius ». Les deux ouvrages ne se trouvaient pas rangés dans la bibliothèque. Les achats se déroulèrent le samedi premier février à la librairie de la cathédrale. Sagol et Gilles furent surpris par la découverte. Le ticket indiquait dix-neuf heures huit. Le suspect, probable assassin, acheta les livres le soir du meurtre de Mélanie. Moins de deux heures avant sa mort. Il se trouvait à la librairie quelques minutes avant la fermeture, à quelques centaines de mètres du lieu du crime.
Les policiers et les gendarmes trouvèrent d’autres éléments pour étayer leur dossier. Ils saisirent l’album de photos de Grégory Drieux, ainsi qu’un micro-ordinateur portable. Gilles se chargerait de faire parler l’informatique au bureau. Tout ce beau monde se dirigea en ville au bureau de l’inspecteur principal Bouchet. Deux policiers furent mis en planque au cas où le locataire des lieux reviendrait, Sagol n’y croyait pas. L’homme parti précipitamment, son intuition lui disait qu’il ne reviendrait pas se jeter dans la souricière.
L’inspecteur principal Bouchet offrit le café à tous, devant le distributeur du commissariat. Les hommes commentaient leur action du matin. Gilles était le moins loquace, il cogitait. Il pensait à tous ces bouquins traitant de la Chine. Depuis un moment il était convaincu d’un rapport entre les pensées de Confucius et les annotations sur la feuille volante découverte à l’intérieur du livre sur l’artisanat dans l’empire du milieu. Il compara l’écriture aux notes sur les tickets de carte bancaire : il s’agissait de la même écriture.
Bouchet invita le chef et son adjoint à se sustenter, ils reprendraient leurs investigations après le repas. Il emmena ses compères dans un restaurant italien de la vieille ville. Ils choisirent chacun un plat de pâtes différent, arrosé par un Chianti de derrière les fagots. Gilles qui conduirait au retour ne but qu’un verre. Bouchet et Sagol firent un sort à la bouteille tressée de raphia. Le repas rapidement expédié, les trois compères se remirent à la tâche.
L’album photos révéla aussi une surprise. Les enquêteurs ne reconnurent personne sur les clichés. L’étonnement vînt de la composition de l’album. Il n’y figurait que des jeunes hommes, aucune silhouette féminine ne venait agrémenter les pages. La plupart des garçons prenaient la pose dans le plus simple appareil, ce qui fit lâcher un commentaire à Bouchet.
– Avec ça, nos femmes ne risquent rien, sexuellement parlant.
– Oui ! Mais les gens refoulés, c’est encore plus dangereux Jean-Pierre !
– Je te l’accorde Léo, il vaut mieux avoir affaire à un amateur de belles créatures.
– Et vous Gilles qu’en pensez-vous ?
– Pas grand chose, chef. Je crois que notre suspect est sérieusement perturbé. Je vais m’attaquer à son ordinateur.
Les trois enquêteurs pensaient que l’homme était homosexuel. Bouchet venait de sortir le dossier de l’arrestation du week-end. Il précisa que Grégory Drieux déclarait être célibataire.
Gilles emmenait toujours avec lui sa « trousse à outils » comme disait Sagol. Avec les logiciels qu’il utilisait, peu de machines résistaient à sa curiosité professionnelle. Il mit l’appareil sous tension. Le système exigea un mot de passe. Gilles introduisit un cd rom dans le lecteur. L’écran devint bleu durant quelques secondes. Une petite musique retentit, ce diable de gendarme avait réussi à ouvrir la session.
L’ordinateur s’avéra une mine d’or pour les trois hommes. Gilles pianota avec dextérité sur le clavier. Il trouva tout d’abord un échantillon représentatif de ce que l’être humain peut faire de plus abject. Pêle-mêle, des photos d’hommes accouplés entre eux ou avec des animaux apparurent. Des enfants aussi étaient exhibés. Le policier et les gendarmes étaient écœurés. Il faudrait ouvrir une enquête sur la provenance de ces images.
L’adjoint de Sagol reconstitua l’historique des navigations Internet des derniers jours. Comme il pouvait s’y attendre, il découvrit de nombreux sites gays. La Chine n’était pas oubliée, l’homme avait visité plusieurs centaines de sites abordant toutes sortes de sujets ayant trait à cet immense pays.
Gilles se rendit sur de nombreuses pages fréquentées par le suspect, aucune ne frappa le regard des trois hommes.
Gilles installa un nouveau logiciel dans la bécane du suspect. Il souhaitait récupérer les fichiers effacés. L’opération se révéla longue et complexe. L’homme précautionneux avait mis en place un cryptage de certains dossiers. Gilles en expert, trouva la faille. Il récupéra environ quatre cents fichiers.
La plupart des dossiers contenaient des images que Sagol qualifia de dégueulasses. D’autres contenaient du texte. Il s’agissait de quelques phrases empruntées à de grands auteurs. Le thème récurrent était la vengeance. Gilles trouva les deux phrases de Confucius : « Ce n'est pas le but de la promenade qui est important mais les petits pas qui y mènent. Il reste toujours un peu de parfum à la main qui donne des roses ».
Un autre fichier avait été créé le lundi vingt-deux septembre. Il contenait la copie d’une recherche d’itinéraire via un site Internet. Les limiers se mobilisèrent sur le sujet. L’homme effectua sa demande en excluant les autoroutes et les voies expresses, il avait mis des étapes passant par de tout petits villages. S’il avait souhaité échapper à un contrôle, il ne s’y serait pas pris autrement.
Bouchet, en homme réactif, rédigea immédiatement un message en direction de tous les services de police et de gendarmerie du territoire y compris les douanes. Le signalement de Grégory Drieux fut diffusé ainsi qu’une photo récente. Il ne restait plus qu’à attendre que le gibier se présente aux chasseurs. Le dossier principal concernant le fuyard intéressait le service du chef Sagol, Bouchet donna en premier les coordonnées de son ami Léo. La fuite du suspect amenait les enquêteurs à supposer qu’il se soit dirigé vers Bordeaux. Etait-ce le point de chute ou une étape pour passer en Espagne ?
Une question tarabustait toujours le gendarme Gilles. Que voulaient dire les numéros griffonnés sur la feuille volante trouvée au domicile de Grégory Drieux. Il espérait qu’il serait rapidement appréhendé et qu’il donnerait la clé de l’énigme.