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Mardi quatre février, il neigeait depuis le milieu de la nuit et de gros flocons envahirent la ville.
Sagol et Gilles se retrouvèrent dans un bureau de la brigade. Ils firent le point sur l’affaire Pralong, comme il convenait de l’appeler.
Un constat s’imposait : la neige n’était pas l’alliée des enquêteurs, elle effaçait les traces extérieures. A l’intérieur, il y avait bien quelques empreintes, qui furent soumises au fichier central sans grand succès, au premier passage. Ensuite, il faudrait approfondir les recherches et cela prendrait un peu de temps.
Les gendarmes décidèrent de rendre visite à madame Germaine Dercourt, présidente de la SPA locale. Le refuge se trouvait à l’extérieur de la cité. Une riche héritière avait fait don de son domaine dans les années cinquante, mais la propriété se délabrait à grande vitesse, car l’association fonctionnait toujours, avec des moyens limités.
Ils s’engagèrent dans un chemin enneigé, Gilles faisait des prouesses au volant pour ne pas s’embourber.
Sur les arbres centenaires, le contraste entre la blancheur des cristaux et l’écorce sombre rappelait un paysage à la « Hitchcock »,il ne manquait que les corbeaux. Deux ou trois embardées plus tard, ils se garèrent devant l’entrée du domaine. Quelques escaliers amenaient les visiteurs au perron, une lourde porte en bois vermoulu en fermait l’entrée.
Sagol actionna une poignée reliée par un câble à une cloche intérieure. La sonnerie provoqua des effets divers. Tout d’abord, l’aboiement des chiens, ils devaient être dans un local derrière la grande masure. Un chien en appelant un autre, un concert ininterrompu se mit en place. Le deuxième effet fut l’ouverture de la porte par une gâche mécanique. Ils pénétrèrent dans le couloir, et avancèrent dans un hall d’entrée immense , dénudé, au carrelage en damier noir et blanc, brisé en de nombreux endroits. Le lieu paraissait sinistre. Une dame arriva par une porte située sous l’escalier central.
– Bonjour messieurs, que puis-je pour vous ?
– Bonjour madame, je suis l’adjudant-chef Sagol et voici mon adjoint le gendarme Gilles, nous voudrions parler à Madame Dercourt !
– C’est moi-même, je vous écoute.
– Nous venons vous voir au sujet de Madame Pralong.
– Ah ! Ma chère Mélanie, a-t-elle fait un hold-up ?
– Malheureusement pour elle, je ne pense pas qu’elle ait envisagé ce genre d’activité.
– Venez dans le bureau, nous serons plus à l’aise messieurs.
Madame Dercourt portait allègrement ses soixante-quinze ans. La silhouette droite, les cheveux teints d’un blond couleur de blé mur. Le maquillage était un peu excessif au goût des deux hommes. Cette femme, à n’en point douter, était une bourgeoise. « Il conviendra de s’exprimer avec délicatesse et doigté » se dit Léo.
La pièce minuscule située sous l’escalier abritait un bureau, qui n’était plus de première jeunesse. Germaine Dercourt prit place dans un fauteuil en cuir d’une couleur indéfinie. Les accoudoirs étaient élimés et de la mousse sortait d’un trou béant. Ils s’installèrent sur deux chaises en formica. Tout ce mobilier provenait de matériel de récupération. Sagol comprit, en voyant un petit radiateur électrique, la raison de l’exiguïté du bureau : le chauffage ! La SPA ne roulant pas sur l’or, la présidente s’était installée dans un local facile à chauffer pour un coût moindre.
Elle fit preuve de patience, à aucun moment elle ne posa de question sur le véritable but de la visite des gendarmes. C’était une femme d’expérience qui possédait une longue pratique de l’humanité. Elle attendrait le moment opportun pour les interroger.
Sagol commença par un tour d’horizon de l’activité du refuge.
– Parlez-moi donc de l’activité et de vos animaux?
– Nous sommes une dizaine de bénévoles et nous avons une capacité d’accueil de trente cinq chats et soixante chiens. L’essentiel de nos ressources provient de dons et de legs. La municipalité nous verse aussi une petite subvention, mais nous souhaiterions qu’elle prenne à sa charge l’entretien de tous les bâtiments; ceci fait partie d’une longue histoire et je crains que de mon vivant aucune solution ne soit trouvée.
Gilles :
– Combien avez-vous d’animaux actuellement ?
– Le refuge est toujours plein, et en été nous sommes à l’identique des prisons, en sureffectif.
– Que faites-vous dans ces cas là ? demanda le chef.
– Nous pratiquons l’euthanasie, la mort dans l’âme messieurs ! En cette saison, aucun animal n’est exécuté, certains malchanceux restent de nombreuses semaines chez nous, par contre, chacun trouve un maître. En juillet et août, ce n’est pas le cas, il est très difficile de faire adopter les animaux les plus vieux ou souffrant d’infirmités.
Sagol voulait savoir si la défunte gravitait dans le cercle des intimes de Germaine Dercourt.
– Madame Pralong vient souvent vous rendre visite ?
– Mélanie n’a pas de moyen de locomotion, alors je lui rends visite. Je déguste son excellent thé de Chine tous les quinze jours, d’ailleurs nous avons passé un moment ensemble vendredi dernier.
– Madame Dercourt, j’ai une bien mauvaise nouvelle à vous annoncer !
– Je vous écoute.
– Votre amie a été découverte morte dans son appartement, il s’agit d’un meurtre.
– Ce n’est pas Dieu possible, je l’ai vue vendredi, elle était en pleine forme !
– Vous comprenez la raison qui nous amène vers vous aujourd’hui, nous avons besoin de votre collaboration. Vous avez peut-être vu ou entendu quelque chose, qui nous mettrait sur la piste de l’assassin. Paraissait-elle préoccupée vendredi ?
– Nous avons bien discuté de tout et de rien et Mélanie a fait preuve de sa gaieté habituelle. Je n’ai rien remarqué de particulier, et puis vous savez, en dehors de ses chats elle n’avait pas d’autre passion !
Gilles :
– Justement je voudrais vous parler d’eux. Avez-vous eu des plaintes de la part de vos usagers : des disparitions inexpliquées par exemple.
– Bien sûr, il y a le problème des chasseurs, mais ni plus ni moins que les autres années.
– Vous a-t-on signalé la disparition de félins de race ?
– Oui, j’ai une amie qui a eu à déplorer la disparition d’un persan roux et d’un siamois. Ce qui paraît surprenant d’autant que ces animaux étaient très habitués à leur maîtresse. Etant châtrés, ils ne s’éloignaient jamais. Il est rarissime qu’un chat de race soit abandonné. La rareté les protège.
– Quand ont eu lieu ces disparitions?
– Il y a environ trois mois.
– Pouvez-vous nous fournir les coordonnées de votre amie ? il est possible que son témoignage nous intéresse !
– Il s’agit de madame De Lucinges, elle a sa propriété route du col de Crusol, c’est le domaine sur la droite au pied de la colline.
Sagol considéra avoir fait le tour du sujet, il fixa Gilles, tellement habitués l’un à l’autre, d’un seul regard, ils se comprenaient.
– Madame Dercourt, je vous remercie des renseignements que vous nous avez communiqués. Je ne manquerai pas de faire appel à vos compétences si le besoin s’en fait sentir.
– C’est tout naturel monsieur Sagol, connaissez-vous la date des obsèques ?
– Pas encore, mais je pense que le chanoine de la chapelle du château pourra vous en dire plus d’ici vingt-quatre heures.
Elle les raccompagna sur le perron, la neige tombait avec encore plus de vigueur. Gilles aurait encore à réaliser des prouesses pour sortir du chemin d’accès.
De retour en ville, non sans difficulté, les deux gendarmes décidèrent de s’accorder une demi-journée pour méditer en solitaire. Gilles irait à la médiathèque, pendant que Sagol consulterait les affaires criminelles impliquant des animaux ou la Chine. Il convinrent de faire le bilan le lendemain matin dès huit heures.
La médiathèque Louis Aragon, située dans le quartier des halles, surgissait tel un paquebot au milieu de la place. C’était la fierté de l’équipe municipale actuelle, elle consentait un effort important dans le domaine de la culture. Gilles montra sa carte, ce qui lui évita d’avoir à régler l’entrée. Afin de filtrer l’accès, il fallait être abonné ou bien payer un droit d’entrée de cinq euros, ce qui s’avérait dissuasif.
L’enquêteur se dirigea tout d’abord au rayon animaux. Il ne savait pas trop ce qu’il cherchait, il consulta des livres sur les différentes espèces de chats. Les ouvrages se révélaient tous passionnants, mais notre homme n’avait pas la fibre, il s’en tenait aux termes techniques. Il remarqua tout de même des éléments pouvant lui permettre d’avancer dans la recherche de la vérité. Il en découvrit deux, peu répandues dans notre pays, et comme par hasard, il s’agissait des deux chats disposés sur les genoux de Mélanie, lors de la découverte macabre. En effet, un chat roux et blanc à poil ras ressemblant en tous points au « Wirehair » était posé sur la jambe droite de feue madame Pralong. Gilles craignait de se tromper, car l’ouvrage précisait qu’il n’existait que vingt-deux spécimens répertoriés à ce jour et qu’ils se trouvaient tous aux Etats-Unis et au Canada. Il se distinguait par son poil court et raide : résultat d’une anomalie génétique. Il faudrait vérifier si le pelage de l’animal incriminé n’avait pas été traité avec un produit, afin de lui donner cet aspect.
Le deuxième félin présentait des similitudes avec l’espèce américaine « Ocicat », ce chat d’allure massive ressemblait à un fauve. En France, on ne connaissait aucun élevage à ce jour. L’enquêteur consulta d’autres ouvrages afin de noter les références des meilleurs connaisseurs dans ce domaine. Le spécialiste incontestable se nommait Ernest Lapébie, professeur vétérinaire de renom, spécialisé dans la recherche sur les origines et les croisements des félidés, il faisait autorité en la matière. Retraité de l’école vétérinaire de Maisons-Alfort, il s’était retiré dans l’Aveyron, à Conques.
Gilles se dirigea vers la division « Orient » : le rayon de la Chine lui tendait les bras. Il se trouva face à une profusion d’ouvrages. En homme organisé, il chercha les livres concernant la ville de Xian et sa région. Il apprit que la cité, vieille de plus de trois mille ans, avait été jadis la capitale sous douze dynasties. Cette ville était le point de départ de la mythique route de la soie. Il y avait aussi de nombreux livres sur l’armée enterrée, des milliers de soldats en terre cuite d’une hauteur de deux mètres environ. L’empereur Qin fit construire la reproduction pour se protéger dans l’au-delà. L’armée était si bien cachée, qu’elle ne fut découverte qu’en mille neuf cent soixante-quatorze.
L’homme était perplexe, la contrée devait sa renommée à la découverte de l’armée enfouie et des nombreux tumulus abritant les tombeaux dans la campagne environnante.
Gilles lut aussi qu’il existait une variété de riz, uniquement cultivée dans les rizières de Xian. La zone de culture étant minuscule, trouver celui-ci hors de la région de production relevait d’un pari insensé. Hormis ces découvertes, tout était sans grand intérêt pour l’enquête.
Il était seize heures trente, lorsque l’adjoint de Sagol sortit du complexe « Louis Aragon », il avait recueilli des éléments dont il ferait part à son chef le lendemain matin.
Il se motiva pour continuer ses recherches sur internet, et passa un long moment à surfer sur le web. Les résultats de ses investigations se recoupèrent avec les données collectées à la médiathèque.
Il éteignit l’ordinateur et regarda la neige tomber dans la nuit. Les flocons, sous la lumière du lampadaire, tournoyaient comme des insectes, attirés par la lueur et qui se brûlent les ailes au contact des lampes. Il sortit du bureau en se disant que demain serait un autre jour.
Ce matin-là, le thermomètre indiquait moins cinq degrés. Les deux collègues burent le café au bar proche de la caserne. Deux habitués faisaient leurs commentaires matinaux au comptoir. Tout y passa, le laxisme envers la jeunesse, la hausse des prix, le chômage et la télévision, sans oublier la politique et le sport.
Sagol aimait bien prendre son café du matin dans cette gargote, il savourait avec délectation les propos des clients. Certains méritaient le détour. Nul besoin de voyager, ici on refaisait le monde entre deux verres.
Gilles apprécia un peu moins que son chef, il trouva certains propos déplacés, parfois racistes et machistes.
Quelques minutes plus tard, les deux hommes s’installèrent dans un bureau, ils apposèrent un panonceau « ne pas déranger », ils souhaitaient récapituler le dossier tranquillement sans être importunés, pendant qu’ils échangeraient leurs idées et les résultats des premières investigations. Ils avouèrent volontiers qu’ils ne possédaient pas grand-chose à se mettre sous la dent.
Ils utilisaient la même méthode, sur un mur, ils disposèrent un tableau blanc, Gilles prit un feutre noir et une éponge pour effacer et à chaque échange avec le chef, il notait :
– Mélanie Pralong, quatre vingt-deux ans, morte probablement par strangulation, donnait à manger à tous les matous du quartier.
– Trente-deux chats empaillés disposés dans l’appartement au troisième et dernier
étage.
– L’assassin est entré et sorti par la porte principale, il a emporté un jeu de clés.
– Les chats regardaient tous en direction d’une mappemonde sise sur un guéridon, le
point de convergence étant la ville de Xian en Chine. Il n’y a aucun animal identique.
– La victime connue et appréciée dans son quartier faisait l’unanimité.
– Il y a un parc et des clochards à proximité ainsi qu’un squat occupé par de jeunes drogués.
– La neige est tombée à plusieurs reprises au cours du week-end, effaçant les traces
éventuelles. Il manque aussi le boîtier d’appel d’urgence. Il pourrait être un allié précieux si jamais il se trouvait connecté. Les dernières personnes à l’avoir vu vivante sont Germaine Dercourt, présidente de la SPA, et Luisa Da Cruz, la femme de ménage. Les deux chats retrouvés sur les genoux de la défunte sont d’espèces rares « Wirehair et Ocicat », il n’existe aucun élevage en France.
– Eh bien mon ami ! Nous avons quand même plusieurs éléments intéressants. Je
crois que la solution de l’énigme ne peut venir que des animaux, affirma Sagol.
– Je suis de votre avis chef, aussi j’ai noté les coordonnées du grand spécialiste en la matière, qui se nomme Ernest Lapébie et réside dans le département de l’Aveyron.
– Gilles, vous êtes incorrigible, n’avez-vous pas plus près à me proposer ?
– Nous pourrions mettre son audition en attente et voir d’abord Madame de Lucinges.
– Oui, nous allons commencer par ce qui est proche, après la châtelaine, nous enquêterons auprès des taxidermistes et je voudrais un relevé des communications téléphoniques, échangées depuis l’appartement de Mélanie dans les trente jours précédant le meurtre. Sans oublier l’enquête de voisinage bien entendu, enfin la routine Gilles !
– Je m’y emploie dès maintenant.
– D’accord mon cher, mais nous allons d’abord visiter notre « aristo chatte », vous m’avez compris ma langue a fourché, je voulais dire « aristocrate ».
La demeure familiale de madame de Lucinges se situait à trois kilomètres à l’extérieur de la ville. Le château, de style Renaissance, reposait sur un tumulus entouré d’un méandre de la rivière. La propriété appartenait à la famille depuis le quinzième siècle. Un aïeul de l’actuelle propriétaire, fit la campagne d’Italie sous la bannière de Charles VIII, il franchit le Montgenèvre en septembre mille quatre cent quatre-vingt-quatorze et reçu en récompense le titre de baron et le domaine y attenant.
De nos jours, le site est rattrapé par l’urbanisation galopante. Au début du vingtième siècle, les terres de la baronnie se trouvaient à huit kilomètres du centre de la cité. Les municipalités successives n’ont eu de cesse de grappiller du terrain pour élargir les murs de la ville.
Gardien d’un passé qui faisait la fierté de madame de Lucinges, le château avait fière allure malgré ces amputations successives, il veillait sur la vallée. La neige qui recouvrait de son manteau blanc la campagne environnante apportait une luminosité qui embellissait l’édifice. Avec un peu d’imagination et en remontant le temps de plusieurs siècles, nous aurions pu croiser François Ier et Léonard de Vinci.
Le véhicule Peugeot, ayant à son bord le chef et son adjoint, s’engagea sur la voie verglacée qui montait jusqu’à la demeure, et ce qui devait arriver arriva ! A la sortie d’un virage, ils abordèrent un petit raidillon, puis Gilles fit une fausse manœuvre et le moteur de la berline cala. Sans élan, il leur fut impossible d’aller plus loin avec la voiture. Ils terminèrent la balade à pied, Sagol maugréait après le sort, il n’aimait pas beaucoup la topographie des lieux et n’avait qu’un choix restreint : soit il se déplaçait sur la chaussée au risque de se rompre le cou sur une plaque de glace, ou alors, il évoluait sur le bas-côté en s’enfonçant dans la couche de neige accumulée sur les bordures. Il choisit le bord du chemin, et chaque fois qu’il s’enfonçait, il maudissait tous les chats de la création. Gilles, qui connaissait bien le caractère de son chef, suivait deux pas derrière et surtout ne faisait aucun commentaire. Ils mirent quelques minutes pour parcourir environ quatre cents mètres.
Majestueuse, la tour du donjon toisait les hommes qui se présentèrent devant l’entrée principale. Une concession au modernisme n’échappa point à Sagol, une caméra de surveillance était installée au-dessus du porche, juste sous un blason, il pensa à juste titre qu’il s’agissait des armoiries de la famille. Sur le mur de droite, il y avait un petit boîtier avec un clavier et un haut-parleur. Sagol appuya brièvement sur un bouton, une voix féminine nasillarde répondit :
– Bonjour, que désirez-vous ?
– Bonjour madame, gendarmerie nationale, nous venons de la part de madame
Dercourt, j’ai appelé madame de Lucinges en fin de matinée.
– Je vous ouvre messieurs.
Le lourd portail de fer forgé coulissa, ils s’engagèrent sous le porche et après quelques pas, furent dans la cour d’honneur recouverte de neige. Sur les côtés, un sentier d’accès permettait d’atteindre l’escalier extérieur. Ils n’étaient pas très sûrs de leurs mouvements, ils étaient prudents, sur ce sol pavé et malgré un salage conséquent.
Chantal de Lucinges attendait sur le perron. C’était une belle femme, elle portait bien ses cinquante ans, mais les deux hommes, sous le charme, auraient diminué d’au moins dix ans l’âge de la baronne. Grande, les cheveux châtains retombant sur les épaules et dans le cou, le regard chaleureux de ses grands yeux verts captivait. Elle souriait en s’approchant d’eux.
– Ce n’est pas le meilleur moment pour nous rendre visite, je vous en prie entrez vite.
– Je vous remercie madame, je suis l’adjudant-chef Sagol, et voici mon adjoint le gendarme Gilles.
– Bienvenue au domaine, messieurs. Nous allons nous installer au salon, il y fait plus chaud et nous serons plus à l’aise. Puis-je vous proposer une boisson chaude ? Thé ou café ?
– Avec plaisir Madame, deux cafés s’il vous plait.
– Je vous abandonne deux secondes, vous pouvez regarder les tableaux en m’attendant.
Chantal de Lucinges sortit par un passage situé dans un renfoncement de la pièce. La porte était recouverte de cuir et de gros clous carrés en fer forgé. Un canapé et quatre fauteuils en cuir fauve de style anglais, étaient disposés en arc de cercle autour de l’âtre.
Gilles admirait la cheminée où brûlaient de grosses bûches. Une grille protégeait des escarbilles les meubles et tapis. Sur le manteau de celle-ci, le même blason que celui du porche de l’entrée attira l’œil des deux hommes. Les armoiries gravées de la baronnie représentaient une louve allaitant un dragon, un poisson, un aigle et un agneau. Gilles fut surpris de voir cohabiter ces cinq animaux.
Madame De Lucinges revint avec une desserte à roulettes, elle avait disposé une cafetière, des tasses, du sucre et quelques biscuits.
Sagol, installé confortablement dans un fauteuil, n’avait pas bougé pendant l’absence de la maîtresse de maison. Gilles, rejoignit lui aussi un siège.
L’hôtesse remplit les trois tasses et s’assit sur le bord d’un canapé.
– Monsieur Gilles, je vois que notre blason vous intrigue ?
– Je ne peux rien vous cacher madame.
– Nous évoquons une vieille et longue histoire. En résumé, il s’agit d’une allégorie, la louve représentant une de mes aïeules, le dragon s’identifie au feu donc à la force, le poisson représente l’eau et l’habileté, l’aigle domine le ciel, nous lui attribuons la clairvoyance, l’agneau point besoin de préciser qu’il est synonyme de la douceur de la terre. Mes ancêtres ont toujours eu à cœur de ne cesser de se comporter en harmonie avec cette représentation, il n’y a que la devise qui a été oubliée au fil des siècles.
– Je suis curieux madame, qu’exprimait cette maxime, si je puis me permettre ?
– C’était un texte guerrier : « par le feu du ciel et le sang de la terre nous vaincrons les impies », reconnaissons que cette formule n’est plus adaptée à notre époque.
Sagol, s’adressa à elle, en la félicitant pour la qualité de son café.
– Nous enquêtons dans une affaire de meurtre, et la disparition de vos chats peut
nous mettre sur la voie de l’assassin.
– Oui, Monsieur Sagol, Félix et Zorba me manquent beaucoup.
– Auriez-vous des photos de vos animaux ?
La baronne alla directement vers un secrétaire à l’extrémité gauche du salon, elle rapporta un album photo.
– Voilà mes chéris messieurs.
L’album regorgeait d’images des deux matous. Un gros persan roux et un siamois un peu plus petit y figuraient. Sur les épreuves, ils voyaient les animaux jouer ensemble.
– Félix possédait un pelage extraordinaire, d’une douceur incroyable, adorable, toujours câlin et de bonne humeur. Il aimait se faire brosser, je m’en occupais tous les jours. Quant à Zorba, mon merveilleux siamois, de caractère plus réservé, il m’a apprivoisée. Chez cette race, c’est l’animal le chef. Ils avaient sensiblement le même âge, sept ans, et s’entendaient comme larrons en foire.
Sagol demanda à son hôte si les deux mâles étaient châtrés. Il n'en avait rien à faire, mais son expérience l’inclinait à écouter plutôt qu’écourter.
– Oui, sinon une compétition se serait instaurée et il y aurait eu bagarre en permanence.
– Je comprends, vos chats sortaient-ils à l’extérieur du château ?
– Rarement, mais s’ils voulaient prendre l’air, ils passaient par un souterrain et se retrouvaient derrière les écuries.
– Vous souvenez-vous du jour de leur disparition ?
– Oh que oui ! Je m’en souviendrai longtemps, c’était le week-end des journées du patrimoine. Depuis quelques années je participe à cette manifestation et les visiteurs peuvent apprécier les collections ainsi que les jardins.
– Si mes souvenirs sont exacts, nous parlons des derniers jours d’octobre ?
– Tout à fait Monsieur Sagol, et la disparition s’est produite le dimanche. Le samedi soir nous recevions des amis, Félix et Zorba étaient présents.
– Avez-vous remarqué un détail inhabituel ou insolite ce jour-là madame ?
– Je me suis beaucoup passé le film de ces journées dans ma tête, mais vraiment il n’y a rien qui me frappe.
– Vous dites un film, avez-vous des caméras ?
– Quand je parle de film, je veux dire que je me suis remémoré les heures
d’ouvertures pour essayer de repérer quelque chose.
– En dehors de la caméra de l’entrée, vous n’avez pas filmé cette journée.
– Oh non ! J’avais même débranché le système ce jour-là car il y avait trop de monde pour que ce soit efficace.
– Qui était présent pour vous assister, votre mari peut-être ?
– Mon époux vient rarement ici, il vit en Sologne. Nous restons mariés, mais nous vivons chacun de notre côté, chacun s’en trouve mieux ainsi. J’avais Léonie, qui est avec moi depuis trente ans, et son mari Auguste, qui s’occupe des travaux et de la coordination avec les intervenants externes. J’en réponds comme de la prunelle de mes yeux.
– Ils n’ont rien remarqué ?
– Léonie m’a fait part d’un visiteur qui avait un gros sac à dos, il ressemblait plus à un routard qu’à un amateur de vieilles pierres. Je ne l’ai pas vu, je ne sais à quoi il ressemblait.
– A-t-on volé quelque objet ?
– Aucunement Monsieur Sagol, l’homme au sac à dos n’a fait que visiter la propriété.
– Connaissiez-vous Mélanie Pralong ?
– Pas plus que ça, je l’ai rencontrée plusieurs fois aux assemblées de la SPA. C’était une personne sympathique. Germaine Dercourt m’a fait part de l’horrible tragédie.
Il semble qu’il y ait une mise en scène macabre autour des chats ?
– En effet madame de Lucinges, nous allons vous montrer quelques photos pour voir si Félix ou Zorba font partie des animaux retrouvés chez la défunte.
– Ici Messieurs, je suis presque sûre que c’est Félix, et voilà Zorba. C’est ignoble de tuer des gens et des animaux innocents.
La baronne sanglotait.
– Puisque nous sommes dans les photos madame, il y a sûrement eu des clichés réalisés à l’occasion des journées du patrimoine.
L’hôtesse s’essuya avec un mouchoir et répondit à Gilles.
– Vous avez raison, il y a une exposition chaque année, nous fournissons les meilleurs clichés qui sont exposés au musée municipal.
Elle retourna chercher un album dans le secrétaire.
– Voilà, un ami photographe a réalisé le reportage, il ne travaille qu’avec de la pellicule argentique.
Gilles scrutait attentivement les images, il tourna la page et Sagol posa le doigt sous une photo.
– Regardez, il y a un homme avec un sac à dos. Pas de chance, il n’est pas de face et un peu loin.
Gilles sortit un couteau suisse de sa poche, qu’il s’était offert récemment, et ajusta sa loupe sur l’homme au sac à dos. Il ne put que lire la marque du fabricant, c’était du bon matériel utilisé par les gens de montagne, un sac « Millet ».
Le chef tourna les pages, l’homme en question figurait aussi sur un autre cliché, mais toujours de dos. La luminosité était différente, l’image avait été réalisée à un autre moment de la journée, Gilles posa la loupe sur la photo et s’exclama :
– oui ce n’est pas au même moment et le sac à dos est différent. madame de Lucinges, puis-je vous emprunter ces photos, pour les besoins de l’enquête.
– Allez-y Monsieur Gilles !
Les prises de vues avaient été réalisées quasiment au même endroit, mais à quelques heures d’intervalle. Gilles pensait que la première avait été faite aux environs de treize heures et la seconde vers seize heures.
Sagol détaillait chaque centimètre carré devant lui, le sac à dos l’intriguait.
– Je crois qu’il semble plus rempli sur le deuxième cliché, Gilles !
– Oui ! C’est indéniable, il faudra les faire agrandir, s’agissant d’argentique, nous pourrons obtenir un format conséquent, sans perdre les détails.
– Monsieur Sagol quand j’y pense, il y a aussi un livre d’or ouvert lors de ces journées. Les visiteurs mettent un mot avec leur adresse.
– Merci du renseignement, mais je ne crois pas que notre homme ait laissé son numéro de téléphone.
Gilles se hasarda à poser une question perfide :
– madame de Lucinges, vous nous avez dit que votre couple n’était plus en phase ?
– Exact, je ne comprends pas la question ?
– Votre époux serait-il capable de s’en prendre à vos chats par vengeance ?
– C’est impossible monsieur Gilles, comme moi il adorait Félix et Zorba, d’ailleurs c’est lui qui m’a proposé de les laisser dans leur environnement habituel.
– Alors excusez-moi pour cette question.
– C’est normal, dans votre rôle d’enquêteur vous explorez toutes les pistes. Je vous le répète, nous vivons séparés mais nous sommes bons amis et gardons un excellent contact.
Sagol reprit le flambeau :
– Nous ne voulons pas abuser de votre hospitalité, nous avons particulièrement apprécié l’accueil et le café. J’aurais un dernier service à solliciter, pourriez-vous demander à votre régisseur s’il peut nous dépanner avec la Jeep, nous sommes coincés dans le dernier raidillon, et il y a beaucoup de verglas.
– Je l’appelle tout de suite, vous savez, le chemin est long et en hiver ce n’est pas une sinécure de le garder praticable.
Auguste le régisseur se révéla être un homme au tempérament rieur, il ne manqua pas de leur demander combien de points il devait enlever sur le permis de Gilles. Ce dernier apprécia modérément la plaisanterie alors que Sagol riait de bon cœur, car il savait qu’au volant, il n’aurait pas mieux fait que son adjoint. Auguste, remis la voiture des pandores sur le chemin et les raccompagna jusqu’à la route.
Ils avaient passé un bon moment et ne rentraient pas bredouilles de leur visite chez la baronne. Il semblait presque acquis que Félix et Zorba se trouvaient aujourd’hui empaillés dans l’appartement de Mélanie. L’homme au sac à dos représentait une piste, mais malheureusement il tournait le dos à l’objectif. Maintenant, ils misaient sur l’agrandissement des clichés pour repérer d’autres détails.
Sagol intrigué par la discussion qu’il avait eue avec Auguste décida d’avoir une entrevue avec monsieur Cottet, radiesthésiste. Il relata à Gilles les propos qu’avait tenus le régisseur pendant que ce dernier était au volant de la Peugeot, pour sortir de l’ornière. Le chef s’était installé dans la Jeep sur le siège passager, pendant que l’intendant lui avait expliqué qu’après la disparition des deux protégés de sa patronne, cette dernière s’était rendue en ville pour rencontrer Pierre-Jean Cottet. Il était, aux dires du régisseur, un charlatan connu dans la région.
Sagol le connaissait, il avait eu affaire à lui dans un dossier de disparition d’enfant. L’individu avait fait preuve d’une intuition étonnante en désignant sans hésiter le périmètre où était séquestré le gosse. Il s’était trouvé bluffé par la vision, ce qui avait renforcé l’aura de cet homme de l’ombre.
Gilles, avait bien du mal à accepter la réussite de ces pratiques venues du fond des âges. Il connaissait tout un aréopage de personnes gravitant dans des cercles occultes. Cela allait de la cartomancienne au rebouteux, en passant par les sourciers et autres voyantes. Il leur trouvait de grandes qualités de communication, à l’instar de certains politicards, qui savaient faire du volume avec rien. Il se révélait encore plus réservé lorsque les séances prenaient une connotation religieuse, l’ésotérisme s’accompagnant toujours du secret.
Pierre-Jean Cottet habitait et consultait dans une ruelle au dessous du château dans la vieille ville, au 2, rue des Rouisseurs. Le rouisseur était un ouvrier qui faisait tremper l’osier et d’autres espèces végétales, pour assouplir les fibres et les débarrasser de leur partie non fibreuse. Avec l’industrialisation, ce métier avait disparu comme bien d’autres, du reste, il subsistait dans les vieux quartiers des noms pittoresques qui se rattachaient souvent à une de ces professions inconnues de nos jours.
A l’entrée de la bâtisse, une plaque de cuivre où les seules inscriptions gravées étaient : Pierre-Jean Cottet, sans aucune référence à une activité quelconque. Dans le couloir, la seule boîte aux lettres en bois, ne donnait pas plus de détails sur l’habitant des lieux. il semblait être le seul occupant.
Gilles tourna le bouton de la minuterie, la lumière éclaira avec parcimonie, les képis faisaient des ombres chinoises sur les murs d’une couleur indéfinissable. Un chat leur fila entre les jambes, il s’était caché sous l’escalier où se trouvait une poubelle. Ils ne trouvèrent aucune sonnette au rez-de-chaussée, et s’engagèrent dans l’escalier en bois, qui grinçait et semblait mal entretenu. La rampe branlait.
Au premier étage une porte sans nom, Sagol frappa. Des pas résonnèrent, et l’huis s’entrouvrit.
Un homme maigrichon au visage blanc et anguleux se plaça dans l’entrebâillement. Il se singularisait par une barbe noire naissante, le cheveu hirsute et grisonnant.
– Messieurs, que puis-je pour vous ?
– Vous rappelez-vous l’affaire Charrier, demanda le chef ?
– Je vous remets, c’est vous qui en… en… enquêtiez. Pierre-Jean Cottet bégayait.
– Je suis l’adjudant-chef Sagol et je suis accompagné par mon adjoint le gendarme Gilles. Nous voudrions vous demander un petit renseignement.
– Si je… si je… si je peux. Entrez.
Pour Sagol il était une énigme, il bégayait beaucoup, mais lorsqu’il opérait avec son pendule, il s’exprimait parfaitement bien, ce qui le laissait dubitatif.
Les gendarmes lui emboîtèrent le pas, dans le dédale de son appartement, et le suivirent dans un couloir encombré de nombreux meubles et objets divers. Ils y firent la rencontre d’une cuisinière à gaz d’un autre temps, d’un sommier avec des lamelles métalliques rouillées et d’une vieille bicyclette. L’ordre ne semblait pas être la qualité première du radiesthésiste. L’homme amassait dans son antre, les objets les plus hétéroclites.
Ils pénétrèrent dans une pièce tout aussi bizarre que le personnage qui l’habitait. Une lampe, avec un abat-jour en fil de fer recouvert d’un torchon à petits carreaux blancs et rouges, diffusait une lumière bleutée car l’ampoule grosse comme un ballon était peinte en bleu. Une fenêtre donnait peu de clarté, au travers de ses vitres sales. Un immense bureau en bois avec une chaise, remplissait la partie droite de la salle. Trois autres chaises sur lesquelles étaient posés des livres complétaient le décor.
L’occupant des lieux contourna le pupitre et s’installa sur le siège. Il s’aperçut que les autres se trouvaient encombrés, il se leva et posa les livres sur le sol. Les enquêteurs s’installèrent de l’autre côté du bureau.
Le chef précisa sa demande. Cottet, la tête entre les mains écoutait son interlocuteur.
– Monsieur Cottet, une dame se nommant Chantal de Lucinges est venue vous voir
au mois d’octobre au sujet la disparition de ses chats. Vous souvenez-vous de cette visite ?
– Oh oui ! C’était u… u… une très belle personne.
– Qu’avez vous trouvé ?
– Elle est venue avec des pho… des pho… des photos.
Sagol avait envie d’aider le bègue.
– Des photos de ses animaux ?
– Oui, un siamois et un persan.
Il ouvrit un tiroir du bureau, en sortit un pendule en verre.