Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    David remit à l'officier son manuel, recommença à donner le ton de l'air, et termina le cantique avec une attention si scrupuleuse qu'il n'était pas facile de l'interrompre. Heyward fut obligé d'attendre jusqu'à la fin du dernier couplet, après quoi David ôta ses larges besicles et replaça le psautier dans sa poche.
    “Vous veillerez,” lui dit alors Duncan, “à ce que nul n'approche de ces dames avec grossièreté ou n'insulte en leur présence à l'infortune de leur vaillant père. Les domestiques de sa maison vous viendront en aide.
    -Parfaitement.
    -Il est possible que vous ayez affaire à des Indiens ou à des rôdeurs français: en ce cas, vous leur rappellerez les termes de la capitulation, en les menaçant de vous plaindre à Montcalm. Il suffira d'un mot.
    -S'il ne suffisait pas, j'ai de quoi y suppléer,” repartit le candide David en montrant son livre avec un singulier mélange d'assurance et d'humilité. “Il y a là des paroles qui, prononcées ou plutôt fulminées avec l'emphase convenable, et en mesure, imposeraient au caractère le plus ingouvernable. Ecoutez plutôt:
    “Pourquoi, païens, cette rage insensée?…”
    -Assez!” dit Heyward, en interrompant l'explosion de cette invocation musicale. “Nous nous entendons, et il est temps que chacun de nous retourne à son devoir.”
    David la Gamme exprima son assentiment, et ils se rendirent ensemble auprès des demoiselles. Cora accueillit ce bizarre protecteur avec politesse, et Alice céda à son espièglerie habituelle en remerciant Heyward du cadeau. Celui-ci prit occasion de leur dire qu'il avait fait tout ce que permettaient les circonstances, et que c'en était assez pour les rassurer complètement, attendu qu'il n'y avait aucun danger à craindre. Il parla ensuite du plaisir qu'il aurait à les rejoindre dès qu'il aurait conduit l'avant-garde à quelques lieues de l'Hudson, et prit congé d'elles.
    Au même instant, on donna le signal de départ, et la tête de la colonne anglaise se mit en mouvement. A ce bruit les deux soeurs tressaillirent et, jetant les yeux au dehors, elles aperçurent les uniformes blancs des grenadiers français qui prenaient déjà possession des portes du fort. Puis il leur sembla qu'un nuage venait d'obscurcir le jour: c'était l'étendard de France, qui déroulait au vent ses longs plis blancs fleurdelisés.
    “Partons!” dit Cora. “Il ne convient pas aux filles d'un officier anglais de rester ici plus longtemps.”
    Alice saisit le bras de sa soeur, et elles partirent ensemble, au milieu du cortège mouvant qui continuait à les entourer.
    Lorsqu'elles franchirent les portes, les officiers français, qui avaient appris ce qu'elles étaient, leur adressèrent des saluts respectueux, en s'abstenant d'autres marques d'attention, car ils avaient trop de tact pour ne pas voir que dans une semblable situation elles eussent été déplacées.
    Comme tous moyens de transport, voitures et chevaux, étaient affectés au service des malades et des blessés, Cora avait décidé d'endurer les fatigues d'une marche à pied, plutôt que de priver un de ces malheureux d'un secours indispensable. Et encore, plus d'un soldat mutilé ou impotent était obligé de traîner ses membres débiles à la suite de la colonne, dans l'impossibilité de se procurer, en plein désert, des véhicules en nombre suffisant. Cependant tout était en mouvement, les blessés et les malades geignant et souffrant; les soldats, dans un maussade silence; les femmes et les enfants ahuris, sans savoir pourquoi.
    Dès que ce dernier groupe eut quitté l'abri protecteur du fort et fut entré dans la plaine découverte, le tableau tout entier se présenta au regard. A quelque distance sur la droite, et un peu en arrière, l'armée française était sous les armes, Montcalm ayant rassemblé toutes ses forces après l'occupation du fort par les grenadiers. Spectatrice attentive et calme, cette armée victorieuse regardait défiler les vaincus, leur rendant tous les honneurs militaires stipulés, et n'ajoutant à leur malheur le poids d'aucune insulte.
    Les Anglais, au nombre d'environ trois mille, formaient deux colonnes serrées, marchant en lignes parallèles, qui se rapprochaient l'une de l'autre à mesure qu'elles convergeaient vers le point de la forêt où commençait la route qui conduisait à l'Hudson. On apercevait sous bois une nuée d'Indiens, qui assistaient de loin au passage de leurs ennemis et rôdaient comme planent des vautours que la présence d'une troupe nombreuse empêche seule de s'abattre sur leur proie. Quelques-uns d'entre eux venaient à la suite des colonnes, se mêlant en silence aux vaincus, observant tout et se tenant sur une prudente réserve.
    L'avant-garde, commandée par le major Heyward, avait déjà atteint le défilé, et l'on commençait à la perdre de vue, quand l'attention de Cora fut éveillée par le bruit d'une dispute qui s'était élevée au milieu d'un groupe de traînards.
    Un mauvais drôle, qui servait dans la milice, était puni de sa désobéissance à l'ordre de ses chefs en se voyant dépouiller du lourd bagage pour lequel il avait quitté son rang. C'était un homme d'une épaisse carrure, et trop intéressé pour lâcher son bien sans résistance. Plusieurs individus intervinrent, soit pour empêcher le pillage, soit pour y aider. La querelle s'échauffa, le bruit augmenta, et une centaine de sauvages surgirent comme par enchantement, quand tout à l'heure il n'y en avait qu'une douzaine. Cora aperçut Magua, qui se glissait parmi les Indiens et leur parlait avec son insidieuse et fatale éloquence. Les femmes et les enfants s'arrêtèrent, pressés en un groupe confus comme une bande d'oiseaux effarouchés. La cupidité de l'Indien maraudeur fut bientôt satisfaite, et les colonnes reprirent lentement leur marche.
    Les sauvages s'écartèrent alors et parurent disposés à laisser leurs ennemis s'avancer sans obstacle. Mais lorsque la troupe de femmes vint à passer, les couleurs éclatantes d'un châle excitèrent l'envie d'un Huron, qui, sans hésiter, s'élança pour s'en emparer. La femme qui le portait, plutôt par un sentiment de terreur que pour conserver le vêtement, en enveloppa son enfant et serra l'un et l'autre contre son sein. Cora allait lui conseiller d'abandonner à l'Indien l'objet de sa convoitise, quand ce dernier, laissant aller le châle, arracha l'enfant effrayé des bras de sa mère. Puis, avec un rire de cannibale, il lui tendit une main pour indiquer qu'il consentait à un échange, tandis que de l'autre il faisait pirouetter autour de sa tête l'enfant qu'il tenait par un pied, comme pour rehausser la valeur de sa rançon.
    “Le voilà! le voilà!… Et ceci encore,” s'écria la mère, pouvant à peine respirer et se dépouillant d'une main tremblante et mal assurée de tout ce qu'elle avait sur elle. “Tiens, prends tout!… Mais, au nom du ciel, rends-moi mon enfant!”
    Le sauvage, voyant que le châle était devenu la proie d'un autre, dédaigna tout ce qu'on lui offrait en surplus; son ricanement fit place à une expression de férocité: il brisa la tête de l'enfant contre une roche, et jeta aux pieds de la mère ses restes palpitants. Un instant la malheureuse demeura immobile, comme la statue du Désespoir, fixant un oeil égaré sur cet objet horrible que tout l'heure elle avait vu presser son sein et lui sourire; puis elle leva le bras vers le ciel comme pour invoquer le châtiment de Dieu sur l'auteur d'un acte si abominable. Mais le Huron lui épargna le péché d'une telle prière: rendu furieux par son désappointement et excité par la vue du sang, il termina son agonie en lui fendant le crâne d'un coup de tomahawk. Elle tomba comme une masse, et, entourant son enfant d'une dernière étreinte, le pressa dans la mort avec l'énergique affection qu'elle lui avait vouée durant la vie.
    En ce moment terrible, Magua porta les deux mains à sa bouche, et poussa le fatal et effrayant cri de guerre. Les Indiens épars, qui n'attendaient que le signal, se mirent à gambader en sauts désordonnés, et il s'éleva dans la plaine et sous les voûtes de la forêt des hurlements comme il en est rarement sorti de la bouche des hommes. Une impression d'épouvante paralysa ceux qui les entendirent, et le sang se glaça dans leurs veines.
    Soudain, plus de deux mille sauvages s'élancèrent de la forêt, et avec une hâte cruelle tombèrent sur l'arrière-garde de l'armée anglaise. Nous n'essaierons pas de décrire la scène d'horreur qui suivit. La mort était partout, et sous ses formes les plus terribles et les plus révoltantes. La résistance ne servait qu'à enflammer la rage des meurtriers, qui s'acharnaient sur les victimes, même après que la mort les avait mises hors de leur atteinte. La plaine était inondée d'un torrent de sang; et dans l'ivresse du carnage qui avait saisi les Indiens, on en vit plusieurs s'agenouiller par terre et boire le sang avec une volupté infernale.
    Les troupes disciplinées se formèrent vivement en carré, et s'efforcèrent d'intimider les assaillants par l'aspect imposant d'un front de bataille. L'expédient réussit jusqu'à un certain point, mais un grand nombre, dans la vaine espérance d'apaiser la fureur des sauvages, se laissèrent arracher des mains leurs fusils non chargés.
    Au milieu d'une telle scène, dont personne n'eut le loisir de calculer la durée, dix minutes, aussi longues qu'un siècle, s'étaient écoulées depuis que les deux soeurs étaient restées immobiles, saisies d'horreur et sans défense. Au premier coup, les autres femmes s'étaient pressées à l'envi autour d'elles en poussant de grands cris et avaient ainsi rendu la fuite impossible; et maintenant que la crainte ou la mort les avaient presque toutes dispersées, les tomahawks menaçants les enfermaient dans un cercle de fer. Des cris, des gémissements, des supplications, des malédictions s'élevaient de toutes parts.
    Au plus fort de la mêlée, Alice entrevit la haute taille de son père qui traversait rapidement la plaine dans la direction de l'armée française. Sans s'inquiéter du péril, Munro courait auprès de Montcalm pour réclamer de lui l'envoi de l'escorte qui avait été stipulée. Cinquante haches furent levées sur sa tête, cinquante coutelas menacèrent sa poitrine; mais les sauvages, au milieu de leur plus grande furie, respectèrent son rang et son intrépidité. Les instruments de mort furent écartés par le bras encore nerveux du vétéran, ou s'abaissèrent d'eux-mêmes. Heureusement pour lui, le vindicatif Magua cherchait alors sa victime à l'endroit même que Munro venait de quitter.
    “Mon père! mon père! nous sommes ici!” s'écria Alice, au moment où il passait à quelque distance sans paraître les voir. “Au secours, père, ou nous sommes perdues!”
    Cet appel fut répété en des termes et avec un accent qui auraient amolli un coeur de bronze; hélas! nulle voix n'y répondit. Il y eut un moment, il est vrai, où ces cris parurent arriver jusqu'à l'oreille du vieillard, car il s'arrêta pour écouter; mais Alice était tombée évanouie, et Cora s'était précipitée sur sa soeur en lui faisant un rempart de sa courageuse tendresse. Munro secoua la tête d'un air chagrin, et poursuivit sa marche pour s'acquitter du devoir que lui prescrivaient ses fonctions et sa responsabilité.
    “Madame,” dit David qui, bien qu'inutile et lui-même sans défense, n'avait pas songé à abandonner le dépôt confié à sa garde, “c'est ici le jubilé des diables, et il ne convient pas à des chrétiens de s'attarder en pareil lieu. Levez-vous, et fuyons!
    -Partez!” dit Cora en jetant les yeux sur sa soeur évanouie. “Sauvez-vous! Vous ne pouvez m'être d'aucune utilité.”
    David comprit à quel point elle était résolue par le geste simple mais expressif dont elle accentua ses paroles. Il promena ses regards sur les bourreaux qui accomplissaient autour de lui leur oeuvre de sang; sa grande taille se redressa, sa poitrine se souleva, et ses traits pleins d'animation revêtirent un caractère de décision énergique.
    “Si le berger d'Israël,” dit-il, “réussit à dompter le mauvais esprit de Saül par les sons de sa harpe et ses hymnes sacrés, essayons à notre tour quel sera ici le pouvoir de la musique.”
    Alors, forçant la voix à son plus haut diapason, il entonna un cantique avec tant de force qu'on l'entendait par-dessus le vacarme et la confusion de ce champ de carnage.
    Plus d'un sauvage se rua sur les deux soeurs sans défense pour les dépouiller de leurs bijoux et emporter leurs chevelures; mais à la vue de ce personnage étrange et immobile à son poste, ils s'arrêtèrent pour l'écouter. De l'étonnement ils passèrent bientôt à l'admiration, et allèrent s'attaquer à des créatures moins courageuses, en exprimant leur satisfaction de la fermeté avec laquelle le guerrier blanc entonnait son chant de mort.
    Encouragé et déçu par ce premier succès, David déploya toute la puissance de ses poumons pour augmenter le pouvoir de ce qu'il croyait être une sainte et salutaire impression. Ces sons extraordinaires furent entendus d'un Indien qui, loin de là, courait de place en place et d'un groupe à l'autre, comme un homme qui, dédaignant d'immoler des victimes vulgaires, en cherchait de plus dignes de sa renommée. C'était Magua, qui poussa un hurlement de joie en voyant ses anciennes prisonnières de nouveau à sa merci.
    “Viens,” dit-il en posant sa main rouge de sang sur les vêtements de Cora, “le wigwam du Huron t'attend. N'y seras-tu pas mieux qu'ici?
    -Arrière!” s'écria Cora en se couvrant les yeux pour échapper à cette horrible vision.
    L'indien partit d'un éclat de rire insultant, et levant en l'air sa main sanglante:
    “Elle est rouge,” dit-il, “mais c'est le sang des Visages Pâles!
    -Monstre! Il y a du sang, une mer de sang qui pèse sur ton âme. C'est ton infernal génie qui a suscité ce carnage.
    -Magua est un grand chef!” reprit le sauvage ivre de joie. “La fille aux cheveux noirs veut-elle le suivre dans sa tribu?
    -Jamais! Frappe, si tu veux, et mets le comble à ton implacable vengeance.”
    Il hésita un moment; puis saisissant dans ses bras le corps léger et insensible d'Alice, le subtil Indien prit sa course du côté des bois.
    “Arrête!” s'écria Cora en s'élançant sur ses traces avec l'élan du désespoir. “Laisse cette enfant! Que fais-tu, misérable?”
    Mais Magua restait sourd à sa voix, ou plutôt assuré du pouvoir qu'il avait sur elle, il était résolu à en tirer parti.
    “Attendez! Madame… Attendez!” criait la Gamme en interpellant Cora qui ne l'entendait pas. “Le charme divin commence à opérer, et bientôt vous verrez cesser cet effroyable tumulte.”
    S'apercevant à son tour qu'on ne l'écoutait pas, le fidèle David suivit la soeur désolée, tout en s'égosillant à chanter son cantique, dont ses longs bras agités en l'air marquaient désespérément la mesure. C'est ainsi qu'ils traversèrent la plaine au milieu des fuyards, des blessés et des morts. Le féroce Huron n'avait besoin de personne pour se défendre lui et la victime qu'il portait; mais Cora aurait plus d'une fois succombé sous les coups de ses ennemis sans l'individu extraordinaire qui s'était attaché à ses pas, et que protégeait aux yeux des Indiens crédules l'esprit de folie dont il semblait inspiré.
    Magua, expert dans les moyens d'éviter les dangers les plus pressants et d'éluder toute poursuite, pénétra dans la forêt par un chemin creux; il y retrouva les chevaux que nos voyageurs avaient abandonnés quelques jours auparavant, et qu'il avait remis sous la garde d'un sauvage à la physionomie non moins méchante que la sienne. Après avoir jeté Alice toujours inanimée en travers de l'un des animaux, il fit signe à Cora de monter sur l'autre.
    Malgré l'horreur qu'excitait en elle la présence d'un tel monstre, la jeune fille éprouva une sorte de soulagement à quitter l'affreux spectacle que la plaine présentait encore. Elle se mit en selle, et tendit les bras à sa soeur avec un air si touchant de tendresse que le Huron n'y put rester insensible. Ayant donc placé Alice sur le cheval de Cora, il saisit la bride et se mit en marche en pleine forêt. David, voyant qu'on le laissait seul, comme une créature qui ne valait pas la peine d'être tuée, enfourcha avec ses longues jambes le roussin abandonné, et piqua des deux pour suivre les soeurs autant que le permettaient les difficultés du chemin.
    Ils commencèrent bientôt à monter. L'allure assez rapide du cheval ayant peu à peu ranimé les facultés d'Alice, l'attention de Cora, occupée à prodiguer à sa soeur les marques de sollicitude maternelle, et à prêter l'oreille aux clameurs dont la plaine retentissait encore, était trop absorbée pour remarquer la direction qu'on donnait à leur fuite. En arrivant toutefois au sommet de la montagne qu'ils gravissaient, elle reconnut le lieu où elle était déjà venue sous les auspices du chasseur blanc. Là, Magua leur permit de mettre pied à terre, et malgré leur captivité, l'instinct de la curiosité, qui ne nous abandonne pas, même dans les situations les plus pathétiques, les porta à jeter un coup d'oeil sur la scène funèbre qui se passait à leurs pieds.
    L'oeuvre de sang n'était pas complète.
    De toutes parts les victimes fuyaient devant leurs impitoyables bourreaux. Le glaive de la mort ne ralentit ses coups qu'après que la cupidité eut fait oublier la vengeance; alors les gémissements des blessés et les cris de leurs assassins devinrent de plus en plus rares, jusqu'à ce qu'enfin les derniers bruits du carnage expirèrent ou furent étouffés dans de longs et effroyables hurlements qui proclamaient le triomphe des sauvages.

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