Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

Accueil Forums Textes COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

#148477
Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 11

    “Lui pardonner, jamais! Maudite soit plutôt ma tribu!”
    Shakespeare, “le Marchand de Venise.”

    Magua avait choisi pour la halte une de ces collines escarpées, en forme de pyramide, et semblables à des élévations artificielles, qu'on rencontre si fréquemment dans les vallées des Etats-Unis.
    Cette espèce de tumulus était haut et en pente rapide; le sommet, comme d'habitude, en était aplati, et l'un des versants plus irrégulier qu'on ne les voit en général. Il n'avait pour un lieu de repos d'autre avantage apparent que son escarpement et sa forme, qui rendaient la défense facile et la surprise presque impossible. Comme Heyward ne comptait guère sur une délivrance que le temps et la distance rendaient de plus en plus problématique, il regardait ces petites circonstances d'un oeil indifférent, s'occupant uniquement de ses compagnes et cherchant à les consoler.
    On laissa les chevaux paître la rare verdure de cette colline, et ce qui restait de provisions de bouche fut étalé devant les prisonniers, assis à l'ombre d'un bouleau qui étendait sa ramure en éventail au-dessus de leurs têtes.
    Malgré la rapidité du voyage, un des Indiens avait trouvé l'occasion de tuer à coups de flèches un faon égaré, et avait porté patiemment l'animal sur ses épaules jusqu'au lieu de la halte. Sans le secours de l'art culinaire, il se gorgea aussitôt de cette nourriture, d'une digestion facile, et ses compagnons en firent autant, à l'exception du Renard Subtil qui, demeuré seul à l'écart, paraissait plongé dans de sérieuses réflexions.
    Cette abstinence, si remarquable chez un Indien, attira l'attention d'Heyward. Persuadé que le Huron méditait un moyen d'éluder la vigilance des naturels afin d'obtenir la récompense promise; désirant en outre aider de ses conseils les plans qu'il pourrait former, et ajouter encore à la force de la tentation, il se leva, et tout en paraissant errer au hasard, s'arrêta près de l'endroit où le guide était assis.
    “Magua n'a-t-il pas eu assez longtemps le soleil en face pour n'avoir plus rien à craindre des Canadiens?” lui demanda-t-il comme s'ils étaient parfaitement d'accord. “Le chef de William-Henry ne sera-t-il pas plus satisfait de revoir ses filles avant qu'une autre nuit ait endurci son coeur contre leur perte et l'ait rendu moins libéral dans ses dons?
    -Matin ou soir,” riposta froidement l'Indien, “les Visages Pâles en aiment-ils moins leurs enfants?
    -Non, certes,” reprit Heyward, se hâtant de réparer l'erreur qu'il appréhendait d'avoir commise. “L'homme blanc peut oublier, et oublie souvent en effet, les tombeaux de ses pères; il cesse quelquefois de se rappeler ceux qu'il devrait aimer et qu'il a promis d'aimer toujours; mais la tendresse d'un père pour son enfant ne s'éteint jamais qu'avec lui.
    -Le coeur du chef à tête blanche est-il donc si tendre, et pensera-t-il aux enfants que ses femmes lui ont donnés? Il est bien dur pour ses guerriers, et ses yeux sont de pierre.
    -Les oisifs et les méchants se plaignent de sa sévérité, mais il est juste et humain pour ceux qui se conduisent en braves. J'ai connu beaucoup de parents affectueux, mais jamais un père plus dévoué. Tu as vu la Tête Blanche au milieu de ses guerriers, Magua, mais moi j'ai vu ses yeux se remplir de larmes en parlant des enfants qui sont maintenant en ton pouvoir.”
    Duncan s'interrompit, car il ne savait comment interpréter l'expression singulière qui contracta les traits de l'Indien attentif. D'abord, on eût dit qu'il éprouvait un sentiment de joie avide à l'idée de la récompense promise, dont l'amour paternel devait lui assurer la possession; puis sa joie revêtit un caractère de férocité telle, qu'il était impossible de ne pas appréhender qu'elle eût sa source dans quelque passion plus sinistre que la cupidité.
    “Va,” dit le Huron, en réprimant sur-le-champ toute marque extérieure d'émotion, “va dire à la fille aux cheveux noirs que Magua l'attend pour lui parler. Le père se souviendra de ce que l'enfant aura promis.”
    Duncan vit dans ces paroles le désir d'avoir une sécurité de plus pour la récompense stipulée; il s'éloigna à regret, retourna près du bouleau, sous lequel les soeurs se délassaient de leurs fatigues, et transmit à Cora le message de leur guide.
    “Vous savez quels sont les appétits d'un Indien,” lui dit-il en la conduisant vers l'endroit où elle était attendue; “n'épargnez pas les offres de poudre et de couvertures. Cependant les gens de sa sorte préfèrent à tout les liqueurs spiritueuses; il ne serait pas mal non plus d'y ajouter quelque don de votre main, avec cette grâce qui vous est si naturelle. Ne perdez pas ceci de vue, Cora: de l'adresse et de la présence d'esprit que vous saurez mettre en oeuvre vont dépendre jusqu'à un certain point votre vie et celle d'Alice.
    -Et la vôtre, Heyward?
    -La mienne est peu de chose; elle appartient déjà à mon roi et au premier ennemi qui pourra la prendre. Je n'ai point de père qui regrette mon absence, et bien peu d'amis pour pleurer une mort que j'ai recherchée comme un bonheur avec toute l'ardeur de la jeunesse. Mais, chut! nous voici arrivés… Magua, la personne à laquelle tu désires parler est devant toi.”
    L'Indien se leva lentement, et demeura quelque temps silencieux et immobile; puis il fit signe à Heyward de s'éloigner.
    “Quand le Huron parle à des femmes,” dit-il froidement, “sa tribu se bouche les oreilles.”
    Duncan hésitant à obéir, Cora lui dit avec un calme sourire
    “Il faut quitter la place; la délicatesse vous en fait un devoir. Allez retrouver Alice, et faites en sorte que ce nouveau rayon d'espoir lui rende le courage.”
    Elle attendit qu'il fût parti; alors se tournant vers Magua avec toute la dignité de son sexe et dans l'attitude et dans la voix, elle ajouta:
    “Que veut dire le Renard à la fille de Munro?
    -Ecoute,” répondit l'Indien, et, sans doute pour commander plus fortement son attention, il lui saisit le bras, étreinte passagère dont elle se dégagea par un mouvement ferme et calme à la fois. “Magua était un chef et un guerrier parmi les Hurons rouges des lacs; il avait vu les soleils de vingt étés fondre dans les rivières les neiges de vingt hivers avant de rencontrer un Visage Pâle, et Magua était heureux. Alors ses pères du Canada vinrent dans les forêts, et lui apprirent à boire l'eau de feu, et il devint un vaurien. Les Hurons le chassèrent loin des tombeaux de ses pères, comme ils auraient chassé un bison. Il erra le long des lacs, jusqu'à ce qu'il arrivât à la ville du canon. Là il vivait de chasse et de pêche, mais on le repoussa encore dans les bois, au milieu de ses ennemis. Le chef qui était né Huron devint enfin un guerrier parmi les Mohawks.”
    Il s'arrêta pour réprimer les passions dont la flamme brûlante se réveillait en lui au souvenir de ses prétendues injures.
    “J'avais,” dit Cora, “quelque connaissance de cette histoire.
    -Etait-ce la faute du Renard,” reprit-il, “s'il n'avait pas une tête de rocher? Qui lui a versé l'eau de feu? Qui a fait de lui un misérable? C'est un Visage Pâle, l'homme de ta couleur.
    -Et moi, est-ce ma faute, s'il existe des êtres sans principes dont la couleur ressemble à la mienne? Dois-je répondre pour eux?
    -Non, Magua est un homme et non pas un fou; les gens qui te ressemblent n'ouvrent jamais leurs lèvres au liquide brûlant. Le Grand Esprit t'a donné la sagesse en partage.
    -Que puis-je donc avoir de commun avec tes malheurs, pour ne pas dire tes fautes?
    -Ecoute encore. Quand les Français et les Anglais déterrèrent la hache, le Renard prit son poste de guerre dans les rangs des Mohawks et marcha contre sa propre nation. Les Visages Pâles ont repoussé les Peaux-Rouges de leur terrain de chasse, et si maintenant ceux-ci combattent entre eux, c'est un homme blanc qui les commande. A notre tête était ton père, le vieux chef de l'Horican. Il disait aux Mohawks: Faites ceci et cela, et on lui obéissait. Il établit par une loi que, si un Indien buvait de l'eau de feu et entrait ensuite dans les wigwams de toile de ses guerriers, il ne serait pas oublié. Magua eut la folie d'ouvrir la bouche, et la liqueur brûlante l'entraîna dans la cabane de Munro. Que fit la Tête Blanche? Que sa fille le dise.
    -Il tint parole, et rendit justice en punissant le coupable.
    -Justice!” répéta l'Indien, en jetant sur l'intrépide Cora un regard oblique où se peignait la soif des représailles. “Est-ce juste de faire le mal et d'en punir les autres? Magua n'était pas dans son bon sens; c'est l'eau de feu qui avait parlé et agi à sa place; mais Munro refusa de le croire. En présence de tous les guerriers au visage pâle, le chef huron fut saisi, attaché au poteau et battu de verges comme un chien.”
    Force fut à Cora de garder le silence, dans l'impuissance où elle se trouvait de rendre excusable aux yeux d'un sauvage cet acte d'une discipline peut-être trop rigoureuse.
    “Regarde,” continua Magua, en écartant le léger tissu de calicot qui recouvrait à demi sa poitrine tatouée. “Voici des cicatrices faites par des couteaux et des balles; un guerrier peut les montrer avec orgueil à sa nation; mais la Tête Blanche a laissé sur le dos du chef huron des marques qu'il est obligé de cacher, comme le ferait une femme, sous cette étoffe peinte des Blancs.
    -Je croyais,” répondit Cora, “qu'un guerrier indien était patient, et que son esprit demeurait insensible aux souffrances de son corps.
    -Quand les Chipeouais lièrent Magua au poteau, et lui firent cette balafre,” reprit-il, en posant fièrement le doigt sur une large cicatrice qui sillonnait sa poitrine, “le Huron leur rit à la face, en disant que des femmes seules portaient de si faibles coups: son esprit planait alors dans les nuages. Mais, en recevant les coups de Munro, son esprit était dans le bouleau qui le frappait… L'esprit d'un Huron n'est jamais ivre; il se souvient toujours.
    -Mais on peut l'apaiser. Si mon père a été injuste à ton égard, montre-lui qu'un Indien sait pardonner une injure, et ramène-lui ses filles. Le major Heyward t'a offert…”
    Magua secoua la tête, comme pour lui défendre de répéter des propositions qu'il méprisait. Quelle cruelle déception d'apprendre que le trop généreux Duncan avait été la dupe d'un rusé sauvage!
    “Alors,” dit-elle, “que veux-tu?
    -Ce qui plaît à un Huron: rendre le bien pour le bien, le mal pour le mal.
    -C'est-à-dire venger le mal que t'a fait Munro sur ses filles sans défense? Il serait plus courageux d'aller le trouver et de lui demander la réparation d'un guerrier.
    -Les armes des Visages Pâles sont longues et leurs couteaux bien affilés,” répondit le sauvage avec un rire mauvais. “Le Renard irait-il chercher la Tête Blanche au milieu des mousquets de ses guerriers, lorsqu'il tient son esprit entre les mains?
    -Quelle est ton intention, Magua? Exprime-la clairement,” dit Cora, en s'efforçant de conserver son sang-froid. “Est-ce de nous emmener prisonnières dans les bois ou de nous infliger des maux plus grands encore? N'y a-t-il donc aucune récompense, aucun moyen qui puisse expier l'injure et désarmer ton coeur? Du moins, mets ma pauvre soeur en liberté, et fais tomber sur moi ta colère; échange-la contre des richesses. Une seule victime doit suffire à ta vengeance. La perte de ses deux filles conduirait le vieillard au tombeau, et que deviendrait alors la jouissance du Renard?
    -Ecoute,” reprit l'Indien. “La fille aux yeux bleus pourra retourner à l'Horican et rapporter au vieux chef ce qui s'est passé, si la fille aux cheveux noirs veut jurer par le Grand Esprit de ses pères de ne pas dire mensonge.
    -Que faut-il que je promette?” demanda Cora, qui, par la dignité de son maintien, conservait encore quelque ascendant sur les passions indomptables de l'Indien. “Parle.
    -Lorsque Magua quitta sa nation,” reprit ce dernier, “on donna sa femme à un autre chef. Maintenant les Hurons sont ses amis, et il va revenir près des tombeaux de ses pères, sur les rives du grand lac. Que la fille du chef anglais le suive, et qu'elle habite pour toujours dans son wigwam!”
    Quelque révoltante que fût pour Cora une telle proposition, elle garda, malgré son dégoût, assez d'empire sur elle-même pour y répondre sans trahir la moindre faiblesse.
    “Et quel plaisir trouverait Magua,” dit-elle, “à partager sa cabane avec une femme qu'il n'aimerait pas, d'une nation et d'une couleur différentes de la sienne? Mieux vaudrait prendre l'or de Munro, et, avec les dons de sa munificence, acheter le coeur d'une jeune Huronne.”
    L'Indien resta près d'une minute sans répondre; mais la manière dont il la regarda obligea la jeune fille à baisser les yeux, car il lui sembla avoir rencontré pour la première fois des regards qu'une femme chaste ne saurait soutenir. Pendant qu'elle sentait son sang se glacer, par la crainte que quelque proposition plus révoltante que la première ne vînt blesser son oreille, Magua dit avec un accent de perversité inouïe:
    “Alors que les coups de verges écorchaient son dos, le Huron savait où trouver la femme qui en supporterait la souffrance. La fille de Munro puiserait son eau, cultiverait son grain et ferait cuire sa venaison. Le corps de la Tête Blanche dormirait au milieu des canons; mais son coeur, le Renard le tiendrait sous son couteau.
    -Monstre! tu mérites bien ton nom de traître!” s'écria Cora dans une explosion d'indignation filiale qu'elle ne put comprimer. “Il n'y a qu'un démon qui puisse méditer une telle vengeance! Mais tu as trop présumé de ton pouvoir. C'est le coeur de Munro que tu veux tenir? Eh bien, tu verras qu'il est en état de braver toute ta perversité.”
    Magua répondit à ce défi audacieux par un sourire infernal qui indiquait une résolution immuable, et pour mettre un terme à leur entretien il lui fit signe de se retirer.
    Cora, presque au regret d'avoir amené un tel dénouement par trop de précipitation, était sur le point de s'éloigner, car déjà Magua l'avait quittée pour aller rejoindre ses voraces compagnons. Heyward courut au-devant de la jeune fille, et lui demanda le résultat d'une conversation qu'il avait surveillée de loin avec anxiété; mais dans la crainte d'alarmer Alice, elle évita de faire une réponse directe, laissant seulement lire dans ses traits le mauvais succès de son entrevue, et suivant d'un oeil inquiet les moindres mouvements de ses gardiens.

    ×