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Le Sombre
Il ne les voyait pas, quoiqu’il fût devant eux.
Il chanta l’Homme. Il dit cette aventure sombre ;
L’homme, le chiffre élu, tête auguste du nombre,
Effacé par sa faute, et, désastreux reflux,
Retombé dans la nuit de ce qu’on ne voit plus ;
Il dit les premiers temps, le bonheur, l’Atlantide ;
Comment le parfum pur devint miasme fétide,
Comment l’hymne expira sous le clair firmament,
Comment la liberté devint joug, et comment
Le silence se fit sur la terre domptée ;
Il ne prononça pas le nom de Prométhée,
Mais il avait dans l’oeil l’éclair du feu volé ;
Il dit l’humanité mise sous le scellé ;
Il dit tous les forfaits et toutes les misères,
Depuis les rois peu bons jusqu’aux dieux peu sincères.
Tristes hommes ! ils ont vu le ciel se fermer.
En vain, pieux, ils ont commencé par s’aimer ;
En vain, frères, ils ont tué la Haine infâme,
Le monstre à l’aile onglée, aux sept gueules de flamme ;
Hélas ! comme Cadmus, ils ont bravé le sort ;
Ils ont semé les dents de la bête ; il en sort
Des spectres tournoyant comme la feuille morte,
Qui combattent, l’épée à la main, et qu’emporte
L’évanouissement du vent mystérieux.
Ces spectres sont les rois ; ces spectres sont les dieux.
Ils renaissent sans fin, ils reviennent sans cesse ;
L’antique égalité devient sous eux bassesse ;
Dracon donne la main à Busiris ; la Mort
Se fait code, et se met aux ordres du plus fort,
Et le dernier soupir libre et divin s’exhale
Sous la difformité de la loi colossale :
L’homme se tait, ployé sous cet entassement ;
Il se venge ; il devient pervers ; il vole, il ment ;
L’âme inconnue et sombre a des vices d’esclave ;
Puisqu’on lui met un mont sur elle, elle en sort lave ;
Elle brûle et ravage au lieu de féconder.
Et dans le chant du faune on entendait gronder
Tout l’essaim des fléaux furieux qui se lève.
Il dit la guerre ; il dit la trompette et le glaive ;
La mêlée en feu, l’homme égorgé sans remord,
La gloire, et dans la joie affreuse de la mort
Les plis voluptueux des bannières flottantes ;
L’aube naît ; les soldats s’éveillent sous les tentes ;
La nuit, même en plein jour, les suit, planant sur eux ;
L’armée en marche ondule au fond des chemins creux ;
La baliste en roulant s’enfonce dans les boues ;
L’attelage fumant tire, et l’on pousse aux roues ;
Cris des chefs, pas confus ; les moyeux des charrois
Balafrent les talus des ravins trop étroits.
On se rencontre, ô choc hideux ! les deux armées
Se heurtent, de la même épouvante enflammées,
Car la rage guerrière est un gouffre d’effroi.
O vaste effarement ! chaque bande à son roi.
Perce, épée ! ô cognée, abats ! massue, assomme !
Cheval, foule aux pieds l’homme, et l’homme, et l’homme , et l’homme !
Hommes, tuez, traînez les chars, roulez les tours ;
Maintenant, pourrissez, et voici les vautours !
Des guerres sans fin naît le glaive héréditaire ;
L’homme fuit dans les trous, au fond des bois, sous terre ;
Et, soulevant le bloc qui ferme son rocher,
Écoute s’il entend les rois là-haut marcher ;
Il se hérisse ; l’ombre aux animaux le mêle ;
Il déchoit ; plus de femme, il n’a qu’une femelle ;
Plus d’enfants, des petits ; l’amour qui le séduit
Est fils de l’Indigence et de l’Air de la nuit ;
Tous ses instincts sacrés à la fange aboutissent ;
Les rois, après l’avoir fait taire, l’abrutissent,
Si bien que la bâillon est maintenant un mors.
Et sans l’homme pourtant les horizons sont morts ;
Qu’est la création sans cette initiale ?
Seul sur la terre il a la lueur faciale ;
Seul il parle ; et sans lui tout est décapité.
Et l’on vit poindre aux yeux du faune la clarté
De deux larmes coulant comme à travers la flamme.
Il montra tout le gouffre acharné contre l’âme ;
Les ténèbres croisant leurs funestes rameaux,
Et la forêt du sort et la meute des maux.
Les hommes se cachant, les dieux suivant leurs pistes.
Et, pendant qu’il chantait toutes ces strophes tristes,
Le grand souffle vivant, ce transfigurateur,
Lui mettait sous les pieds la céleste hauteur ;
En cercle autour de lui se taisaient les Borées ;
Et, comme par un fil invisible tirées,
Les brutes, loups, renards, ours, lions chevelus,
Panthères, s’approchaient de lui de plus en plus ;
Quelques-unes étaient si près des dieux venues,
Pas à pas, qu’on voyait leurs gueules dans les nues.
Les dieux ne riaient plus ; tous ces victorieux,
Tous ces rois, commençaient à prendre au sérieux
Cette espèce d’esprit qui sortait d’une bête.
Il reprit :
« Donc, les dieux et les rois sur le faîte,
» L’homme en bas ; pour valets aux tyrans, les fléaux.
» L’homme ébauché ne sort qu’à demi du chaos,
» Et jusqu’à la ceinture il plonge dans la brute ;
» Tout le trahit ; parfois, il renonce à la lutte.
» Où donc est l’espérance ? Elle a lâchement fui.
» Toutes les surdités s’entendent contre lui ;
» Le sol l’alourdit, l’air l’enfièvre, l’eau l’isole ;
» Autour de lui la mer sinistre se désole ;
» Grâce au hideux complot de tous ces guet-apens,
» Les flammes, les éclairs, sont contre lui serpents ;
» Ainsi que le héros l’aquilon le soufflette ;
» La peste aide le glaive, et l’élément complète
» Le despote, et la nuit s’ajoute au conquérant ;
» Ainsi la Chose vient mordre aussi l’homme, et prend
» Assez d’âme pour être une force, complice
» De son impénétrable et nocturne supplice ;
» Et le Matière, hélas ! devient Fatalité.
» Pourtant qu’on prenne garde à ce déshérité !
» Dans l’ombre, une heure est là qui s’approche, et frissonne.
» Qui sera la terrible et qui sera la bonne,
» Qui viendra te sauver, homme, car tu l’attends,
» Et changer la figure implacable du temps !
» Qui connaît le destin ? qui sonda le peut» être ?
» Oui, l’heure énorme vient, qui fera tout renaître,
» Vaincra tout, changera le granit en aimant,
» Fera pencher l’épaule au morne escarpement,
» Et rendra l’impossible aux homme praticable.
» Avec ce qui l’opprime, avec ce qui l’accable,
» Le genre humain se va forger son point d’appui ;
» Je regarde le gland qu’on appelle Aujourd’hui,
» J’y vois le chêne ; un feu vit sous la cendre éteinte.
» Misérable homme, fait pour la révolte sainte,
» Ramperas-tu toujours parce que tu rampas ?
» Qui sait si quelque jour on ne te verra pas,
» Fier, suprême, atteler les forces de l’abîme,
» Et, dérobant l’éclair à l’Inconnu sublime,
» Lier ce char d’un autre à des chevaux à toi ?
» Oui, peut-être on verra l’homme devenir loi,
» Terrasser l’élément sous lui, saisir et tordre
» Cette anarchie au point d’en faire jaillir l’ordre,
» Le saint ordre de paix, d’amour et d’unité,
» Dompter tout ce qui l’a jadis persécuté,
» Se construire à lui-même une étrange monture
» Avec toute la vie et toute la nature,
» Seller la croupe en feu des souffles de l’enfer,
» Et mettre un frein de flamme à la gueule du fer !
» On le verra, vannant la braise dans son crible,
» Maître et palefrenier d’une bête terrible,
» Criant à toute chose : « Obéis, germe, nais !»
» Ajustant sur le bronze et l’acier un harnais
» Fait de tous les secrets que l’étude procure,
» Prenant aux mains du vent la grande bride obscure,
» Passer dans la lueur ainsi que les démons,
» Et traverser les bois, les fleuves et les monts,
» Beau, tenant une torche aux astres allumée,
» Sur une hydre d’airain, de foudre et de fumée !
» On l’entendra courir dans l’ombre avec le bruit
» De l’aurore enfonçant les portes de la nuit !
» Qui sait si quelque jour, grandissant d’âge en âge,
» Il ne jettera pas son dragon à la nage,
» Et ne franchira pas les mers, la flamme au front !
» Qui sait si, quelque jour, brisant l’antique affront,
» Il ne lui dira pas : « Envole-toi, matière ! »
» S’il ne franchira point la tonnante frontière,
» S’il n’arrachera pas de son corps brusquement
» La pesanteur, peau vile, immonde vêtement
» Que la fange hideuse à la pensée inflige,
» De sorte qu’on verra tout à coup, ô prodige,
» Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans les cieux !
» Oh ! lève-toi, sois grand, homme ! va, factieux !
» Homme, un orbite d’astre est un anneau de chaîne,
» Mais cette chaîne-là, c’est la chaîne sereine,
» C’est la chaîne d’azur, c’est la chaîne du ciel ;
» Celle-là, tu dois t’y rattacher, ô mortel,
» Afin – car un esprit se meut comme une sphère -
» De faire aussi ton cercle autour de la lumière !
» Entre dans le grand chœur ! va, franchis ce degré,
» Quitte le joug infâme et prends le joug sacré !
» Deviens l’Humanité, triple, homme, enfant et femme !
» Transfigure-toi ! va ! sois de plus en plus l’âme !
» Esclave, grain d’un roi, démon, larve d’un dieu,
» Prends le rayon, saisis l’aube, usurpe le feu ;
» Torse ailé, front divin, monte au jour, monte au trône,
» Et dans le sombre nuit jette les pieds du faune ! »