Répondre à : RIMBAUD, Arthur – Les Déserts de l’amour

Accueil Forums Textes RIMBAUD, Arthur – Les Déserts de l’amour Répondre à : RIMBAUD, Arthur – Les Déserts de l’amour

#146326
VictoriaVictoria
Participant

    RIMBAUD, Arthur – Les Déserts de l’amour




    C’est certes la même campagne. La même maison rustique de mes parents : la salle même où les dessus de porte sont des bergeries roussies, avec des armes et des lions. Au dîner, il y a un salon avec des bougies et des vins et des boiseries rustiques. La table à manger est très grande. Les servantes ! Elles étaient plusieurs, autant que je m’en suis souvenu. — Il y avait là un de mes jeunes amis anciens, prêtre et vêtu en prêtre, maintenant : c’était pour être plus libre. Je me souviens de sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune ; et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l’océan !
    Moi j’étais abandonné, dans cette maison de campagne sans fin : lisant dans la cuisine, séchant la boue de mes habits devant les hôtes, aux conversations du salon : ému jusqu’à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier.
    J’étais dans une chambre très sombre : que faisais-je ? Une servante vint près de moi : je puis dire que c’était un petit chien : quoique belle, et d’une noblesse maternelle inexprimable pour moi : pure, connue, toute charmante ! Elle me pinça le bras.

    Je ne me rappelle même plus bien sa figure : ce n’est pas pour me rappeler son bras, dont je roulai la peau dans mes deux doigts ; ni sa bouche, que la mienne saisit comme une petite vague désespérée, minant sans fin quelque chose. Je la renversai dans une corbeille de coussins et de toiles de navire, en un coin noir. Je ne me rappelle plus que son pantalon à dentelles blanches. — Puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement l’ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit.

    Cette fois, c’est la Femme que j’ai vue dans la ville, et à qui j’ai parlé et qui me parle.

    J’étais dans une chambre sans lumière. On vint me dire qu’elle était chez moi : et je la vis dans mon lit, toute à moi, sans lumière ! Je fus très ému, et beaucoup parce que c’était la maison de famille : aussi une détresse me prit ! J’étais en haillons, moi, et elle, mondaine, qui se donnait ; il lui fallait s’en aller ! Une détresse sans nom ; je la pris, et la laissai tomber hors du lit, presque nue ; et, dans ma faiblesse indicible, je tombai sur elle et me traînai avec elle parmi les tapis sans lumière. La lampe de la famille rougissait l’une après l’autre les chambres voisines. Alors la femme disparut. Je versai plus de larmes que Dieu n’en a pu jamais demander.
    Je sortis dans la ville sans fin. Ô Fatigue ! Noyé dans la nuit sourde et dans la fuite du bonheur. C’était comme une nuit d’hiver, avec une neige pour étouffer le monde décidément. Les amis auxquels je criais : où reste-t-elle, répondaient faussement. Je fus devant les Vitrages de là où elle va tous les soirs : je courais dans un jardin enseveli. On m’a repoussé. Je pleurais énormément, à tout cela. Enfin je suis descendu dans un lieu plein de poussière, et assis sur des charpentes, j’ai laissé finir toutes les larmes de mon corps avec cette nuit. — Et mon épuisement me revenait pourtant toujours.
    J’ai compris qu’elle était à sa vie de tous les jours ; et que le tour de bonté serait plus long à se reproduire qu’une étoile. Elle n’est pas revenue, et ne reviendra jamais, l’Adorable qui s’était rendue chez moi, — ce que je n’aurais jamais présumé. — Vrai, cette fois j’ai pleuré plus que tous les enfants du monde.

    ×