Répondre à : MÉRIMÉE, Prosper – La Vénus d’Ille

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VictoriaVictoria
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    La Vénus d’Ille – Suite


    En parlant ainsi, il tirait de la première phalange de son petit doigt une grosse bague enrichie de diamants, et formée de deux mains entrelacées ; allusion qui me parut infiniment poétique. Le travail en était ancien, mais je jugeai qu’on l’avait retouchée pour enchâsser les diamants. Dans l’intérieur de la bague se lisaient ces mots en lettres gothiques : Sempr’ ab ti, c’est-à-dire, toujours avec toi.

    « C’est une jolie bague, lui dis-je ; mais ces diamants ajoutés lui ont fait perdre un peu de son caractère.

    — Oh ! elle est bien plus belle comme cela, répondit-il en souriant. Il y a là pour douze cents francs de diamants. C’est ma mère qui me l’a donnée. C’était une bague de famille, très ancienne… du temps de la chevalerie. Elle avait servi à ma grand-mère, qui la tenait de la sienne. Dieu sait quand cela a été fait.

    — L’usage à Paris, lui dis-je, est de donner un anneau tout simple, ordinairement composé de deux métaux différents, comme de l’or et du platine. Tenez, cette autre bague, que vous avez à ce doigt, serait fort convenable. Celle-ci, avec ses diamants et ses mains en relief, est si grosse, qu’on ne pourrait mettre un gant par-dessus.

    — Oh ! madame Alphonse s’arrangera comme elle voudra. Je crois qu’elle sera toujours bien contente de l’avoir. Douze cents francs au doigt, c’est agréable. Cette petite bague-là, ajouta-t-il en regardant d’un air de satisfaction l’anneau tout uni qu’il portait à la main, celle-là, c’est une femme à Paris qui me l’a donnée un jour de mardi gras. Ah ! comme je m’en suis donné quand j’étais à Paris il y a deux ans ! C’est là qu’on s’amuse !… » Et il soupira de regret.

    Nous devions dîner ce jour-là à Puygarrig, chez les parents de la future ; nous montâmes en calèche, et nous nous rendîmes au château éloigné d’Ille d’environ une lieue et demie. Je fus présenté et accueilli comme l’ami de la famille. Je ne parlerai pas du dîner ni de la conversation qui s’ensuivit, et à laquelle je pris peu de part. M. Alphonse, placé à côté de sa future, lui disait un mot à l’oreille tous les quarts d’heure. Pour elle, elle ne levait guère les yeux, et, chaque fois que son prétendu lui parlait, elle rougissait avec modestie, mais lui répondait sans embarras.

    Mademoiselle de Puygarrig avait dix-huit ans ; sa taille souple et délicate contrastait avec les formes osseuses de son robuste fiancé. Elle était non seulement belle, mais séduisante. J’admirais le naturel parfait de toutes ses réponses ; et son air de bonté, qui pourtant n’était pas exempt d’une légère teinte de malice, me rappela, malgré moi, la Vénus de mon hôte. Dans cette comparaison que je fis en moi-même, je me demandais si la supériorité de beauté qu’il fallait bien accorder à la statue ne tenait pas, en grande partie, à son expression de tigresse ; car l’énergie, même dans les mauvaises passions, excite toujours en nous un étonnement et une espèce d’admiration involontaire.

    « Quel dommage, me dis-je en quittant Puygarrig, qu’une si aimable personne soit riche, et que sa dot la fasse rechercher par un homme indigne d’elle ! »

    En revenant à Ille, et ne sachant trop que dire à madame de Peyrehorade, à qui je croyais convenable d’adresser quelquefois la parole :

    « Vous êtes bien esprits forts en Roussillon ! m’écriai-je ; comment, madame, vous faites un mariage un vendredi ! À Paris nous aurions plus de superstition ; personne n’oserait prendre femme un tel jour.

    — Mon Dieu ! ne m’en parlez pas, me dit-elle, si cela n’avait dépendu que de moi, certes on eût choisi un autre jour. Mais Peyrehorade l’a voulu, et il a fallu lui céder. Cela me fait de la peine pourtant. S’il arrivait quelque malheur ? Il faut bien qu’il y ait une raison, car enfin pourquoi tout le monde a-t-il peur du vendredi ?

    — Vendredi ! s’écria son mari, c’est le jour de Vénus ! Bon jour pour un mariage ! Vous le voyez, mon cher collègue, je ne pense qu’à ma Vénus. D’honneur ! c’est à cause d’elle que j’ai choisi le vendredi. Demain, si vous voulez, avant la noce, nous lui ferons un petit sacrifice ; nous sacrifierons deux palombes, et si je savais où trouver de l’encens…

    — Fi donc, Peyrehorade ! interrompit sa femme scandalisée au dernier point. Encenser une idole ! Ce serait une abomination ! Que dirait-on de nous dans le pays ?

    — Au moins, dit M. de Peyrehorade, tu me permettras de lui mettre sur la tête une couronne de roses et de lis :

    Manibus date lilia plenis.
    Vous le voyez, monsieur, la charte est un vain mot. Nous n’avons pas la liberté des cultes ! »

    Les arrangements du lendemain furent réglés de la manière suivante. Tout le monde devait être prêt et en toilette à dix heures précises. Le chocolat pris, on se rendrait en voiture à Puygarrig. Le mariage civil devait se faire à la mairie du village, et la cérémonie religieuse dans la chapelle du château. Viendrait ensuite un déjeuner. Après le déjeuner on passerait le temps comme l’on pourrait jusqu’à sept heures. À sept heures, on retournerait à Ille, chez M. de Peyrehorade, où devaient souper les deux familles réunies. Le reste s’ensuit naturellement. Ne pouvant danser, on avait voulu manger le plus possible.

    Dés huit heures j’étais assis devant la Vénus, un crayon à la main, recommençant pour la vingtième fois la tête de la statue, sans pouvoir parvenir à en saisir l’expression. M. de Peyrehorade allait et venait autour de moi, me donnait des conseils, me répétait ses étymologies phéniciennes ; puis disposait des roses du Bengale sur le piédestal de la statue, et d’un ton tragi-comique lui adressait des vœux pour le couple qui allait vivre sous son toit. Vers neuf heures il rentra pour songer à sa toilette, et en même temps parut M. Alphonse, bien serré dans un habit neuf, en gants blancs, souliers vernis, boutons ciselés, une rose à la boutonnière.

    « Vous ferez le portrait de ma femme ? me dit-il en se penchant sur mon dessin. Elle est jolie aussi. »

    En ce moment commençait, sur le jeu de paume dont j’ai parlé, une partie qui, sur-le-champ, attira l’attention de M. Alphonse. Et moi, fatigué, et désespérant de rendre cette diabolique figure, je quittai bientôt mon dessin pour regarder les joueurs. Il y avait parmi eux quelques muletiers espagnols arrivés de la veille. C’étaient des Aragonais et des Navarrois, presque tous d’une adresse merveilleuse. Aussi les Illois, bien qu’encouragés par la présence et les conseils de M. Alphonse, furent-ils assez promptement battus par ces nouveaux champions. Les spectateurs nationaux étaient consternés. M. Alphonse regarda à sa montre. Il n’était encore que neuf heures et demie. Sa mère n’était pas coiffée. Il n’hésita plus : il ôta son habit, demanda une veste, et défia les Espagnols. Je le regardais faire en souriant, et un peu surpris.

    « Il faut soutenir l’honneur du pays », dit-il.

    Alors je le trouvai vraiment beau. Il était passionné. Sa toilette, qui l’occupait si fort tout à l’heure, n’était plus rien pour lui. Quelques minutes avant il eût craint de tourner la tête de peur de déranger sa cravate. Maintenant il ne pensait plus à ses cheveux frisés ni à son jabot si bien plissé. Et sa fiancée ?… Ma foi, si cela eût été nécessaire, il aurait, je crois, fait ajourner le mariage. Je le vis chausser à la hâte une paire de sandales, retrousser ses manches, et, d’un air assuré, se mettre à la tête du parti vaincu, comme César ralliant ses soldats à Dyrrachium. Je sautai la haie, et me plaçai commodément à l’ombre d’un micocoulier, de façon à bien voir les deux camps.

    Contre l’attente générale, M. Alphonse manqua la première balle ; il est vrai qu’elle vint rasant la terre et lancée avec une force surprenante par un Aragonais qui paraissait être le chef des Espagnols.

    C’était un homme d’une quarantaine d’années, sec et nerveux, haut de six pieds, et sa peau olivâtre avait une teinte presque aussi foncée que le bronze de la Vénus.

    M. Alphonse jeta sa raquette à terre avec fureur.

    « C’est cette maudite bague, s’écria-t-il, qui me serre le doigt, et me fait manquer une balle sûre ! »

    Il ôta, non sans peine, sa bague de diamants : je m’approchais pour la recevoir ; mais il me prévint, courut à la Vénus, lui passa la bague au doigt annulaire, et reprit son poste à la tête des Illois.

    Il était pâle, mais calme et résolu. Dès lors il ne fit plus une seule faute, et les Espagnols furent battus complètement. Ce fut un beau spectacle que l’enthousiasme des spectateurs : les uns poussaient mille cris de joie en jetant leurs bonnets en l’air ; d’autres lui serraient les mains, l’appelant l’honneur du pays. S’il eût repoussé une invasion, je doute qu’il eût reçu des félicitations plus vives et plus sincères. Le chagrin des vaincus ajoutait encore à l’éclat de sa victoire.

    « Nous ferons d’autres parties, mon brave, dit-il à l’Aragonais d’un ton de supériorité ; mais je vous rendrai des points. »

    J’aurais désiré que M. Alphonse fût plus modeste, et je fus presque peiné de l’humiliation de son rival.

    Le géant espagnol ressentit profondément cette insulte. Je le vis pâlir sous sa peau basanée. Il regardait d’un air morne sa raquette en serrant les dents ; puis, d’une voix étouffée, il dit tout bas : Me lo pagarás.

    La voix de M. de Peyrehorade troubla le triomphe de son fils ; mon hôte, fort étonné de ne point le trouver présidant aux apprêts de la calèche neuve, le fut bien plus encore en le voyant tout en sueur, la raquette à la main. M. Alphonse courut à la maison, se lava la figure et les mains, remit son habit neuf et ses souliers vernis, et cinq minutes après nous étions au grand trot sur la route de Puygarrig. Tous les joueurs de paume de la ville et grand nombre de spectateurs nous suivirent avec des cris de joie. À peine les chevaux vigoureux qui nous traînaient pouvaient-ils maintenir leur avance sur ces intrépides Catalans.

    Nous étions à Puygarrig, et le cortège allait se mettre en marche pour la mairie, lorsque M. Alphonse, se frappant le front, me dit tout bas :

    « Quelle brioche ! J’ai oublié la bague ! Elle est au doigt de la Vénus, que le diable puisse emporter ! Ne le dites pas à ma mère au moins. Peut-être qu’elle ne s’apercevra de rien.

    — Vous pourriez envoyer quelqu’un, lui dis-je.

    — Bah ! mon domestique est resté à Ille. Ceux-ci, je ne m’y fie guère. Douze cents francs de diamants ! cela pourrait en tenter plus d’un. D’ailleurs que penserait-on ici de ma distraction ? Ils se moqueraient trop de moi. Ils m’appelleraient le mari de la statue… Pourvu qu’on ne me la vole pas ! Heureusement que l’idole fait peur à mes coquins. Ils n’osent l’approcher à longueur de bras. Bah ! ce n’est rien ; j’ai une autre bague. »

    Les deux cérémonies civile et religieuse s’accomplirent avec la pompe convenable ; et mademoiselle de Puygarrig reçut l’anneau d’une modiste de Paris, sans se douter que son fiancé lui faisait le sacrifice d’un gage amoureux. Puis on se mit à table, où l’on but, mangea, chanta même, le tout fort longuement. Je souffrais pour la mariée de la grosse joie qui éclatait autour d’elle ; pourtant elle laissait meilleure contenance que je ne l’aurais espéré, et son embarras n’était ni de la gaucherie ni de l’affectation.

    Peut-être le courage vient-il avec les situations difficiles.

    Le déjeuner terminé quand il plut à Dieu, il était quatre heure ; les hommes allèrent se promener dans le parc, qui était magnifique, ou regardèrent danser sur la pelouse du château les paysannes de Puygarrig, parées de leurs habit de fête. De la sorte, nous employâmes quelque heures. Cependant les femmes étaient fort empressée; autour de la mariée, qui leur faisait admirer sa corbeille. Puis elle changea de toilette, et je remarquai qu’elle couvrit ses beaux cheveux d’un bonnet et d’un chapeau à plumes, car les femmes n’ont rien de plus pressé que de prendre, aussitôt qu’elles le peuvent, les parures que l’usage leur défend de porter quand elles sont encore demoiselles.

    Il était près de huit heures quand on se disposa à partir pour Ille. Mais d’abord eut lieu une scène pathétique. La tante de mademoiselle de Puygarrig, qui lui servait de mère, femme très âgée et fort dévote, ne devait point aller avec nous à la ville. Au départ, elle fit à sa nièce un sermon touchant sur ses devoirs d’épouse, duquel sermon résulta un torrent de larmes et des embrassements sans fin. M. de Peyrehorade comparait cette séparation à l’enlèvement des Sabines. Nous partîmes pourtant, et, pendant la route, chacun s’évertua pour distraire la mariée et la faire rire ; mais ce fut en vain.

    À Ille, le souper nous attendait, et quel souper ! Si la grosse joie du matin m’avait choqué, je le fus bien davantage des équivoques et des plaisanteries dont le marié et la mariée surtout furent l’objet. Le marié, qui avait disparu un instant avant de se mettre à table, était pâle et d’un sérieux de glace. Il buvait à chaque instant du vieux vin de Collioure presque aussi fort que de l’eau-de-vie. J’étais à côté de lui, et me crus obligé de l’avertir :

    « Prenez garde ! on dit que le vin… »

    Je ne sais quelle sottise je lui dis pour me mettre à l’unisson des convives.

    Il me poussa le genou, et très bas il me dit :

    « Quand on se lèvera de table…, que je puisse vous dire deux mots. »

    Son ton solennel me surprit. Je le regardai plus attentivement, et je remarquai l’étrange altération de ses traits.

    « Vous sentez-vous indisposé ? lui demandai-je.

    – Non. »

    Et il se remit à boire.

    Cependant, au milieu des cris et des battements de mains, un enfant de onze ans, qui s’était glissé sous la table, montrait aux assistants un joli ruban blanc et rose qu’il venait de détacher de la cheville de la mariée. On appelle cela sa jarretière. Elle fut aussitôt coupée par morceaux et distribuée aux jeunes gens, qui en ornèrent leur boutonnière, suivant un antique usage qui se conserve encore dans quelques familles patriarcales. Ce fut pour la mariée une occasion de rougir jusqu’au blanc des yeux… Mais son trouble fut au comble lorsque M. de Peyrehorade, ayant réclamé le silence, lui chanta quelques vers catalans, impromptus, disait-il. En voici le sens, si je l’ai bien compris :

    « Qu’est-ce donc, mes amis ? Le vin que j’ai bu me fait-il voir double ? Il y a deux Vénus ici… »

    Le marié tourna brusquement la tête d’un air effaré, qui fit rire tout le monde.

    « Oui, poursuivit M. de Peyrehorade, il y a deux Vénus sous mon toit. L’une, je l’ai trouvée dans la terre comme une truffe ; l’autre, descendue des cieux, vient de nous partager sa ceinture. »

    Il voulait dire sa jarretière.

    « Mon fils, choisis de la Vénus romaine ou de la catalane celle que tu préfères. Le maraud prend la catalane, et sa part est la meilleure. La romaine est noire, la catalane est blanche. La romaine est froide, la catalane enflamme tout ce qui l’approche. »

    Cette chute excita un tel hourra, des applaudissements si bruyants et des rires si sonores, que je crus que le plafond allait nous tomber sur la tête. Autour de la table il n’y avait que trois visages sérieux, ceux des mariés et le mien. J’avais un grand mal de tête ; et puis, je ne sais pourquoi, un mariage m’attriste toujours, celui-ci, en outre, me dégoûtait un peu.

    Les derniers couplets ayant été chantés par l’adjoint du maire, et ils étaient fort lestes, je dois le dire, on passa dans le salon pour jouir du départ de la mariée, qui devait être bientôt conduite à sa chambre, car il était près de minuit.

    M. Alphonse me tira dans l’embrasure d’une fenêtre, et me dit en détournant les yeux :

    « Vous allez vous moquer de moi… Mais je ne sais ce que j’ai… je suis ensorcelé ! le diable m’emporte ! »

    La première pensée qui me vint fut qu’il se croyait menacé de quelque malheur du genre de ceux dont parlent Montaigne et madame de Sévigné :

    « Tout l’empire amoureux est plein d’histoires tragiques », etc.

    Je croyais que ces sortes d’accidents n’arrivaient qu’aux gens d’esprit, me dis-je à moi-même.

    « Vous avez trop bu de vin de Collioure, mon cher monsieur Alphonse, lui dis-je. Je vous avais prévenu.

    — Oui, peut-être. Mais c’est quelque chose de bien plus terrible. »

    Il avait la voix entrecoupée. Je le crus tout à fait ivre.

    « Vous savez bien, mon anneau ? poursuivit-il après un silence.

    — Eh bien ! on l’a pris ?

    — Non.

    — En ce cas, vous l’avez ?

    — Non… je… je ne puis l’ôter du doigt de cette diable de Vénus.

    — Bon ! vous n’avez pas tiré assez fort.

    — Si fait… Mais la Vénus… elle a serré le doigt. »

    Il me regardait fixement d’un air hagard, s’appuyant à l’espagnolette pour ne pas tomber.

    « Quel conte ! lui dis-je. Vous avez trop enfoncé l’anneau. Demain vous l’aurez avec des tenailles. Mais prenez garde de gâter la statue.

    — Non, vous dis-je. Le doigt de la Vénus est retiré, reployé ; elle serre la main, m’entendez-vous ?… C’est ma femme, apparemment, puisque je lui ai donné mon anneau… Elle ne veut plus le rendre. »

    J’éprouvai un frisson subit, et j’eus un instant la chair de poule. Puis, un grand soupir qu’il fit m’envoya une bouffée de vin, et toute émotion disparut.

    Le misérable, pensai-je, est complètement ivre.

    « Vous êtes antiquaire, monsieur, ajouta le marié d’un ton lamentable ; vous connaissez ces statues-là…, il y a peut-être quelque ressort, quelque diablerie, que je ne connais point… Si vous alliez voir ?

    — Volontiers, dis-je. Venez avec moi.

    — Non, j’aime mieux que vous y alliez seul. »

    Je sortis du salon.

    Le temps avait changé pendant le souper, et la pluie commençait à tomber avec force. J’allais demander un parapluie, lorsqu’une réflexion m’arrêta. Je serais un bien grand sot, me dis-je, d’aller vérifier ce que m’a dit un homme ivre ! Peut-être, d’ailleurs, a-t-il voulu me faire quelque méchante plaisanterie pour apprêter à rire à ces honnêtes provinciaux ; et le moins qu’il puisse m’en arriver, c’est d’être trempé jusqu’aux os et d’attraper un bon rhume.

    De la porte je jetai un coup d’œil sur la statue ruisselante d’eau, et je montai dans ma chambre sans rentrer dans le salon. Je me couchai ; mais le sommeil fut long à venir. Toutes les scènes de la journée se représentaient à mon esprit. Je pensais à cette jeune fille si belle et si pure abandonnée à un ivrogne brutal. Quelle odieuse chose, me disais-je, qu’un mariage de convenance ! Un maire revêt une écharpe tricolore, un curé une étole, et voilà la plus honnête fille du monde livrée au Minotaure ! Deux êtres qui ne s’aiment pas, que peuvent-ils se dire dans un pareil moment, que deux amants achèteraient au prix de leur existence ? Une femme peut-elle jamais aimer un homme qu’elle aura vu grossier une fois ? Les premières impressions ne s’effacent pas, et j’en suis sûr, ce M. Alphonse méritera bien d’être haï…

    Durant mon monologue, que j’abrège beaucoup, j’avais entendu force allées et venues dans la maison, les portes s’ouvrir et se fermer, des voitures partir ; puis il me semblait avoir entendu sur l’escalier les pas légers de plusieurs femmes se dirigeant vers l’extrémité du corridor opposé à ma chambre. C’était probablement le cortège de la mariée qu’on menait au lit. Ensuite on avait redescendu l’escalier. La porte de madame de Peyrehorade s’était fermée. Que cette pauvre fille, me dis-je, doit être troublée et mal à son aise ! Je me tournais dans mon lit de mauvaise humeur. Un garçon joue un sot rôle dans une maison où s’accomplit un mariage.

    Le silence régnait depuis quelque temps lorsqu’il fut troublé par des pas lourds qui montaient l’escalier. Les marches de bois craquèrent fortement.

    « Quel butor ! m’écriai-je. Je parie qu’il va tomber dans l’escalier. »

    Tout redevint tranquille. Je pris un livre pour changer le cours de mes idées. C’était une statistique du département, ornée d’un mémoire de M. de Peyrehorade sur les monuments druidiques de l’arrondissement de Prades. Je m’assoupis à la troisième page.

    Je dormis mal et me réveillai plusieurs fois. Il pouvait être cinq heures du matin, et j’étais éveillé depuis plus de vingt minutes lorsque le coq chanta. Le jour allait se lever. Alors j’entendis distinctement les mêmes pas lourds, le même craquement de l’escalier que j’avais entendus avant de m’endormir. Cela me parut singulier. J’essayai, en bâillant, de deviner pourquoi M. Alphonse se levait si matin. Je n’imaginais rien de vraisemblable. J’allais refermer les yeux lorsque mon attention fut de nouveau excitée par des trépignements étranges auxquels se mêlèrent bientôt le tintement des sonnettes et le bruit de portes qui s’ouvraient avec fracas, puis je distinguai des cris confus.

    Mon ivrogne aura mis le feu quelque part ! pensais-je en sautant à bas de mon lit.

    Je m’habillai rapidement et j’entrai dans le corridor. De l’extrémité opposée partaient des cris et des lamentations, et une voix déchirante dominait toutes les autres : « Mon fils ! mon fils ! » Il était évident qu’un malheur était arrivé à M. Alphonse. Je courus à la chambre nuptiale : elle était pleine de monde. Le premier spectacle qui frappa ma vue fut le jeune homme à demi-vêtu, étendu en travers sur le lit dont le bois était brisé. Il était livide, sans mouvement. Sa mère pleurait et criait à côté de lui. M. de Peyrehorade s’agitait, lui frottait les tempes avec de l’eau de Cologne, ou lui mettait des sels sous le nez. Hélas ! depuis longtemps son fils était mort. Sur un canapé, à l’autre bout de la chambre, était la mariée, en proie à d’horribles convulsions. Elle poussait des cris inarticulés, et deux robustes servantes avaient toutes les peines du monde à la contenir.

    « Mon Dieu ! m’écriai-je, qu’est-il donc arrivé ? »

    Je m’approchai du lit et soulevai le corps du malheureux jeune homme ; il était déjà roide et froid. Ses dents serrées et sa figure noircie exprimaient les plus affreuses angoisses. Il paraissait assez que sa mort avait été violente et son agonie terrible. Nulle trace de sang cependant sur ses habits. J’écartai sa chemise et vis sur sa poitrine une empreinte livide qui se prolongeait sur les côtes et le dos. On eût dit qu’il avait été étreint dans un cercle de fer. Mon pied posa sur quelque chose de dur qui se trouvait sur le tapis ; je me baissai et vis la bague de diamants.

    J’entraînai M. de Peyrehorade et sa femme dans leur chambre ; puis j’y fis porter la mariée. « Vous avez encore une fille, leur dis-je, vous lui devez vos soins. » Alors je les laissai seuls.

    Il ne me paraissait pas douteux que M. Alphonse n’eût été victime d’un assassinat dont les auteurs avaient trouvé moyen de s’introduire la nuit dans la chambre de la mariée. Ces meurtrissures à la poitrine, leur direction circulaire m’embarrassaient beaucoup pourtant, car un bâton ou une barre de fer n’aurait pu les produire. Tout d’un coup je me souvins d’avoir entendu dire qu’à Valence des braves se servaient de longs sacs de cuir remplis de sable fin pour assommer les gens dont on leur avait payé la mort. Aussitôt je me rappelai le muletier aragonais et sa menace ; toutefois j’osais à peine penser qu’il eût tiré une si terrible vengeance d’une plaisanterie légère.

    J’allais dans la maison, cherchant partout des traces d’effraction, et n’en trouvant nulle part. Je descendis dans le jardin pour voir si les assassins avaient pu s’introduire de ce côté ; mais je ne trouvai aucun indice certain. La pluie de la veille avait d’ailleurs tellement détrempé le sol, qu’il n’aurait pu garder d’empreinte bien nette. J’observai pourtant quelques pas profondément imprimés dans la terre : il y en avait dans deux directions contraires, mais sur une même ligne, partant de l’angle de la haie contiguë au jeu de paume et aboutissant à la porte de la maison. Ce pouvait être les pas de M. Alphonse lorsqu’il était allé chercher son anneau au doigt de la statue. D’un autre côté, la haie, en cet endroit, étant moins fourrée qu’ailleurs, ce devait être sur ce point que les meurtriers l’auraient franchie. Passant et repassant devant la statue, je m’arrêtai un instant pour la considérer. Cette fois, je l’avouerai, je ne pus contempler sans effroi son expression de méchanceté ironique ; et, la tête toute pleine des scènes horribles dont je venais d’être le témoin, il me sembla voir une divinité infernale applaudissant au malheur qui frappait cette maison.

    Je regagnai ma chambre et j’y restai jusqu’à midi. Alors je sortis et demandai des nouvelles de mes hôtes. Ils étaient un peu plus calmes. Mademoiselle de Puygarrig, je devrais dire la veuve de M. Alphonse, avait repris connaissance. Elle avait même parlé au procureur du roi de Perpignan, alors en tournée à Ille, et ce magistrat avait reçu sa déposition. Il me demanda la mienne. Je lui dis ce que je savais, et ne lui cachai pas mes soupçons contre le muletier aragonais. Il ordonna qu’il fût arrêté sur-le-champ.

    « Avez-vous appris quelque chose de madame Alphonse ? » demandai-je au procureur du roi, lorsque ma déposition lut écrite et signée.

    « Cette malheureuse jeune personne est devenue folle, me dit-il en souriant tristement. Folle ! tout à fait folle. Voici ce qu’elle conte :

    Elle était couchée, dit-elle, depuis quelques minutes, les rideaux tirés, lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit, et quelqu’un entra. Alors madame Alphonse était dans la ruelle du lit, la figure tournée vers la muraille. Elle ne fit pas un mouvement, persuadée que c’était son mari. Au bout d’un instant, le lit cria comme s’il était chargé d’un poids énorme. Elle eut grand peur, mais n’osa pas tourner la tête. Cinq minutes, dix minutes peut-être… elle ne peut se rendre compte du temps, se passèrent de la sorte. Puis elle fit un mouvement involontaire, ou bien la personne qui était dans le lit en fit un, et elle sentit le contact de quelque chose de froid comme la glace, ce sont ses expressions. Elle s’enfonça dans la ruelle, tremblant de tous ses membres. Peu après, la porte s’ouvrit une seconde fois, et quelqu’un entra, qui dit : Bonsoir, ma petite femme. Bientôt après on tira les rideaux. Elle entendit un cri étouffé. La personne qui était dans le lit, à côté d’elle, se leva sur son séant et parut étendre les bras en avant. Elle tourna la tête alors… et vit, dit-elle, son mari à genoux auprès du lit, la tête à la hauteur de l’oreiller, entre les bras d’une espèce de géant verdâtre qui l’étreignait avec force. Elle dit, et m’a répété vingt fois, pauvre femme !… elle dit qu’elle a reconnu… devinez-vous ? la Vénus de bronze, la statue de M. de Peyrehorade… Depuis qu’elle est dans le pays, tout le monde en rêve. Mais je reprends le récit de la malheureuse folle. À ce spectacle, elle perdit connaissance, et probablement depuis quelques instants elle avait perdu la raison. Elle ne peut en aucune façon dire combien de temps elle demeura évanouie. Revenue à elle, elle revit le fantôme, ou la statue, comme elle dit toujours, immobile, les jambes et le bas du corps dans le lit, le buste et les bras étendus en avant, et entre ses bras son mari, sans mouvement. Un coq chanta. Alors la statue sortit du lit, laissa tomber le cadavre et sortit. Madame Alphonse se pendit à la sonnette, et vous savez le reste. »

    On amena l’Espagnol ; il était calme, et se défendit avec beaucoup de sang-froid et de présence d’esprit. Du reste, il ne nia pas le propos que j’avais entendu ; mais il l’expliquait, prétendant qu’il n’avait voulu dire autre chose, sinon que le lendemain, reposé qu’il serait, il aurait gagné une partie de paume à son vainqueur. Je me rappelle qu’il ajouta :

    « Un Aragonais, lorsqu’il est outragé, n’attend pas au lendemain pour se venger. Si j’avais cru que M. Alphonse eût voulu m’insulter, je lui aurais sur-le-champ donné de mon couteau dans le ventre. »

    On compara ses souliers avec les empreintes de pas dans le jardin ; ses souliers étaient beaucoup plus grands.

    Enfin l’hôtelier chez qui cet homme était logé assura qu’il avait passé toute la nuit à frotter et à médicamenter un de ses mulets qui était malade.

    D’ailleurs cet Aragonais était un homme bien famé, fort connu dans le pays, où il venait tous les ans pour son commerce. On le relâcha donc en lui faisant des excuses.

    J’oubliais la déposition d’un domestique qui le dernier avait vu M. Alphonse vivant. C’était au moment qu’il allait monter chez sa femme, et, appelant cet homme, il lui demanda d’un air d’inquiétude s’il savait où j’étais. Le domestique répondit qu’il ne m’avait point vu. Alors M. Alphonse fit un soupir et resta plus d’une minute sans parler, puis il dit : Allons ! le diable l’aura emporté aussi !

    Je demandai à cet homme si M. Alphonse avait sa bague de diamant, lorsqu’il lui parla. Le domestique hésita pour répondre ; enfin il dit qu’il ne le croyait pas, qu’il n’y avait fait au reste aucune attention. « S’il avait eu cette bague au doigt, ajouta-t-il en se reprenant, je l’aurais sans doute remarquée, car je croyais qu’il l’avait donnée à madame Alphonse. »

    En questionnant cet homme je ressentais un peu de la terreur superstitieuse que la déposition de madame Alphonse avait répondue dans toute la maison. Le procureur du roi me regarda en souriant, et je me gardai bien d’insister.

    Quelques heures après les funérailles de M. Alphonse, je me disposai à quitter Ille. La voiture de M. de Peyrehorade devait me conduire à Perpignan. Malgré son état de faiblesse, le pauvre vieillard voulut m’accompagner jusqu’à la porte de son jardin. Nous le traversâmes en silence, lui se traînant à peine, appuyé sur mon bras. Au moment de nous séparer, je jetai un dernier regard sur la Vénus. Je prévoyais bien que mon hôte, quoiqu’il ne partageât point les terreurs et les haines qu’elle inspirait à une partie de sa famille, voudrait se défaire d’un objet qui lui rappellerait sans cesse un malheur affreux. Mon intention était de l’engager à la placer dans un musée. J’hésitais pour entrer en matière, quand M. de Peyrehorade tourna machinalement la tête du côté où il me voyait regarder fixement. Il aperçut la statue et aussitôt fondit en larmes. Je l’embrassai, et, sans oser lui dire un seul mot, je tombai dans la voiture.

    Depuis mon départ je n’ai point appris que quelque jour nouveau soit venu éclairer cette mystérieuse catastrophe.

    M. de Peyrehorade mourut quelques mois après son fils. Par son testament il m’a légué ses manuscrits, que je publierai peut-être un jour. Je n’y ai point trouvé le mémoire relatif aux inscriptions de la Vénus.

    P.-S. Mon ami M. de P. vient de m’écrire de Perpignan que la statue n’existe plus. Après la mort de son mari, le premier soin de madame de Peyrehorade fut de la faire fondre en cloche, et sous cette nouvelle forme elle sert à l’église d’Ille. Mais, ajoute M. de P., il semble qu’un mauvais sort poursuive ceux qui possèdent ce bronze. Depuis que cette cloche sonne à Ille, les vignes ont gelé deux fois.

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