Répondre à : RENAN, Ernest – Prière sur l’Acropole

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VictoriaVictoria
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    Deuxième partie

    Le monde ne sera sauvé qu’en revenant à toi, en répudiant ses attaches barbares. Courons, venons en troupe. Quel beau jour que celui où toutes les villes qui ont pris des débris de ton temple, Venise, Paris, Londres, Copenhague, répareront leurs larcins, formeront des théories sacrées pour rapporter les débris qu’elles possèdent, en disant : «Pardonne-nous, déesse ! c’était pour les sauver des mauvais génies de la nuit», et rebâtiront tes murs au son de la flûte, pour expier le crime de l’infâme Lysandre ! Puis ils iront à Sparte maudire le sol où fut cette maîtresse d’erreurs sombres, et l’insulter parce qu’elle n’est plus.

    Ferme en toi, je résisterai à mes fatales conseillères ; à mon scepticisme, qui me fait douter du peuple ; à mon inquiétude d’esprit, qui, quand le vrai est trouvé, me le fait chercher encore ; à ma fantaisie, qui, après que la raison a prononcé, m’empêche de me tenir en repos. O Archégète, idéal que l’homme de génie incarne en ses chefs-d’oeuvre, j’aime mieux être le dernier dans ta maison que le premier ailleurs. Oui, je m’attacherai au stylobate de ton temple ; j’oublierai toute discipline hormis la tienne, je me ferai stylite sur tes colonnes, ma cellule sera sur ton architrave. Chose plus difficile ! pour toi, je me ferai, si je peux, intolérant, partial. Je n’aimerai que toi. Je vais apprendre ta langue, désapprendre le reste. Je serai injuste pour ce qui ne te touche pas ; je me ferai le serviteur du dernier de tes fils. Les habitants actuels de la terre que tu donnas à Erechthée, je les exalterai, je les flatterai. J’essayerai d’aimer jusqu’à leurs défauts ; je me persuaderai, ô Hippia, qu’ils descendent des cavaliers qui célèbrent là-haut, sur le marbre de ta frise, leur fête éternelle. J’arracherai de mon coeur toute fibre qui n’est pas raison et art pur. Je cesserai d’aimer mes maladies, de me complaire en ma fièvre. Soutiens mon ferme propos, ô Salutaire ; aide-moi, toi qui sauves !

    Que de difficultés, en effet, je prévois ! que d’habitudes d’esprit j’aurai à changer ! que de souvenirs charmants je devrai arracher de mon coeur ! J’essayerai ; mais je ne suis pas sûr de moi. Tard je t’ai connue, beauté parfaite. J’aurai des retours, des faiblesses. Une philosophie, perverse sans doute, m’a porté à croire que le bien et le mal, le plaisir et la douleur, le beau et le laid, la raison et la folie se transforment les uns dans les autres par des nuances aussi indiscernables que celles du cou de la colombe. Ne rien aimer, ne rien haïr absolument, devient alors une sagesse. Si une société, si une philosophie, si une religion eût possédé la vérité absolue, cette société, cette philosophie, cette religion, aurait vaincu les autres et vivrait seule à l’heure qu’il est. Tous ceux qui, jusqu’ici, ont cru avoir raison se sont trompés, nous le voyons clairement. Pouvons-nous sans folle outrecuidance croire que l’avenir ne nous jugera pas comme nous jugeons le passé ? Voilà les blasphèmes que me suggère mon esprit profondément gâté. Une littérature qui, comme la tienne, serait saine de tout point n’exciterait plus maintenant que l’ennui.

    Tu souris de ma naïveté. Oui, l’ennui… Nous sommes corrompus : qu’y faire ? J’irai plus loin, déesse orthodoxe, je te dirai la dépravation intime de mon coeur. Raison et bon sens ne suffisent pas. Il y a de la poésie dans le Strymon glacé et dans l’ivresse du Thrace. Il viendra des siècles où tes disciples passeront pour les disciples de l’ennui.

    Le monde est plus grand que tu ne crois. Si tu avais vu les neiges du pôle et les mystères du ciel austral, ton front, ô déesse toujours calme, ne serait pas si serein ; ta tête, plus large, embrasserait divers genres de beauté.

    Tu es vraie, pure, parfaite ; ton marbre n’a point de tache ; mais le temple d’Hagia-Sophia, qui est à Byzance, produit aussi un effet divin avec ses briques et son plâtras. Il est l’image de la voûte du ciel. Il croulera ; mais, si ta cella devait être assez large pour contenir une foule, elle croulerait aussi.

    Un immense fleuve d’oubli nous entraîne dans un gouffre sans nom. O Abîme, tu es le Dieu unique. Les larmes de tous les peuples sont de vraies larmes ; les rêves de tous les sages renferment une part de vérité. Tout n’est ici-bas que symbole et que songe. Les dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bon qu’ils fussent éternels. La foi qu’on a eue ne doit jamais être une chaîne. On est quitte envers elle quand on l’a soigneusement roulée dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts.

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