Répondre à : FLAUBERT, Gustave – La Légende de Saint Julien l’hospitalier

Accueil Forums Textes FLAUBERT, Gustave – La Légende de Saint Julien l’hospitalier Répondre à : FLAUBERT, Gustave – La Légende de Saint Julien l’hospitalier

#145372
Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    CHAPITRE 2

    Il s’engagea dans une troupe d’aventuriers qui passaient.

    Il connut la faim, la soif, les fièvres et la vermine. Il s’accoutuma au fracas des mêlées, à l’aspect des moribonds. Le vent tanna sa peau. Ses membres se durcirent par le contact des armures ; et comme il était très fort, courageux, tempérant, avisé, il obtint sans peine le commandement d’une compagnie.

    Au début des batailles, il enlevait ses soldats d’un grand geste de son épée. Avec une corde à nœuds, il grimpait aux murs des citadelles, la nuit, balancé par l’ouragan, pendant que les flammèches du feu grégeois se collaient à sa cuirasse, et que la résine bouillante et le plomb fondu ruisselaient des créneaux. Souvent le heurt d’une pierre fracassa son bouclier. Des ponts trop chargés d’hommes croulèrent sous lui. En tournant sa masse d’armes, il se débarrassa de quatorze cavaliers. Il défit en champ clos tous ceux qui se proposèrent. Plus de vingt fois, on le crut mort.

    Grâce à la faveur divine il en réchappa toujours ; car il protégeait les gens d’Eglise, les orphelins, les veuves et principalement les vieillards. Quand il en voyait un marchant devant lui, il criait pour connaître sa figure, comme s’il avait eu peur de le tuer par méprise.

    Des esclaves en fuite, des manants révoltés, des bâtards sans fortune, toutes sortes d’intrépides affluèrent sous son drapeau, et il se composa une armée.

    Elle grossit. Il devint fameux. On le recherchait.

    Tour à tour, il secourut le dauphin de France et le roi d’Angleterre, les templiers de Jérusalem, le suréna des Parthes, le négus d’Abyssinie et l’empereur de Calicut. Il combattit des Scandinaves recouverts d’écailles de poisson, des Nègres munis de rondaches en cuir d’hippopotame et, montés sur des ânes rouges, des Indiens couleur d’or et brandissant par-dessus leurs diadèmes de larges sabres, plus clairs que des miroirs. Il vainquit les Troglodytes et les Anthropophages. Il traversa des régions si torrides que sous l’ardeur du soleil, les chevelures s’allumaient d’elles-mêmes comme des flambeaux ; et d’autres qui étaient si glaciales que les bras, se détachant du corps, tombaient par terre ; et des pays où il y avait tant de brouillards que l’on marchait environné de fantômes.

    Des républiques en embarras le consultèrent. Aux entrevues d’ambassadeurs, il obtenait des conditions inespérées. Si un monarque se conduisait trop mal, il arrivait tout à coup et lui faisait des remontrances. Il affranchit des peuples. Il délivra des reines enfermées dans des tours. C’est lui, et pas un autre, qui assomma la guivre de Milan et le dragon d’Oberbirbach.

    Or l’Empereur d’Occitanie, ayant triomphé des Musulmans espagnols, s’était joint par concubinage à la sœur du Calife de Cordoue; et il en conservait une fille, qu’il avait élevée chrétiennement. Mais le Calife, faisant mine de vouloir se convertir, vint lui rendre visite, accompagné d’une escorte nombreuse, massacra toute sa garnison, et le plongea dans un cul de basse fosse, où il le traitait durement afin d’en extirper des trésors.

    Julien accourut à son aide, détruisit l’armée des infidèles, assiégea la ville, tua le calife, coupa sa tête, et la jeta comme une boule par-dessus les remparts. Puis il tira l’Empereur de sa prison, et le fit remonter sur son trône, en présence de toute sa cour.

    L’Empereur, pour prix d’un tel service, lui présenta dans des corbeilles beaucoup d’argent ; Julien n’en voulut pas. Croyant qu’il en désirait davantage, il lui offrit, les trois quarts de ses richesses ; nouveau refus ; puis de partager son royaume ; Julien le remercia. Et l’Empereur en pleurait de dépit, ne sachant de quelle manière témoigner sa reconnaissance, quand il se frappa le front, dit un mot à l’oreille d’un courtisan ; les rideaux d’une tapisserie se relevèrent, et une jeune fille parut.

    Ses grands yeux noirs brillaient comme deux lampes très douces. Un sourire charmant écartait ses lèvres. Les anneaux de sa chevelure s’accrochaient aux pierreries de sa robe entrouverte ; et, sous la transparence de sa tunique, on devinait la jeunesse de son corps. Elle était toute mignonne et potelée, avec la taille fine.

    Julien fut ébloui d’amour, d’autant plus qu’il avait mené jusqu’alors une vie très chaste.

    Donc il reçut en mariage la fille de l’Empereur, avec un château qu’elle tenait de sa mère ; et, les noces étant terminées, on se quitta, après des politesses infinies de part et d’autre.

    C’était un palais de marbre blanc, bâti à la moresque sur un promontoire dans un bois d’orangers. Des terrasses de fleurs descendaient jusqu’au bord d’un golfe où des coquilles roses craquaient sous les pas. Derrière le château, s’étendait une forêt ayant le dessin d’un éventail. Le ciel continuellement était bleu, et les arbres se penchaient tour à tour sous la brise de la mer et le vent des montagnes qui fermaient au loin l’horizon.

    Les chambres, pleines de crépuscule, se trouvaient éclairées par les incrustations des murailles. De hautes colonnettes, minces comme des roseaux, supportaient la voûte des coupoles, décorées de reliefs imitant les stalactites des grottes.

    Il y avait des jets d’eau dans les salles, des mosaïques dans les cours, des cloisons festonnées, mille délicatesses d’architecture, et partout un tel silence que l’on entendait le frôlement d’une écharpe ou l’écho d’un soupir.

    Julien ne faisait plus la guerre. Il se reposait, entouré d’un peuple tranquille ; et chaque jour, une foule passait devant lui, avec des génuflexions et des baise-mains à l’orientale.

    Vêtu de pourpre, il restait accoudé dans l’embrasure d’une fenêtre, en se rappelant ses chasses d’autrefois ; et il aurait voulu courir sur le désert après les gazelles et les autruches, être caché dans les bambous à l’affût des léopards, traverser des forêts pleines de rhinocéros, atteindre au sommet des monts les plus inaccessibles pour viser mieux les aigles, et sur les glaçons de la mer combattre les ours blancs.

    Quelquefois, dans un rêve, il se voyait comme notre père Adam au milieu du paradis, entre toutes les bêtes ; en allongeant le bras, il les faisait mourir ; ou bien, elles défilaient, deux à deux, par rang de taille, depuis les éléphants et les lions jusqu’aux hermines et aux canards, comme le jour qu’elles entrèrent dans l’arche de Noé. A l’ombre d’une caverne, il dardait sur elles des javelots infaillibles ; il en survenait d’autres ; cela n’en finissait pas ; et il se réveillait en roulant des yeux farouches.

    Des princes de ses amis l’invitèrent à chasser. Il s’y refusa toujours, croyant par cette sorte de pénitence, détourner son malheur ; car il lui semblait que du meurtre des animaux dépendait le sort de ses parents. Mais il souffrait de ne pas les voir, et son autre envie devenait insupportable.

    Sa femme, pour le récréer, fit venir des jongleurs et des danseuses.

    Elle se promenait avec lui, en litière ouverte, dans la campagne ; d’autres fois, étendus sur le bord d’une chaloupe, ils regardaient les poissons vagabonder dans l’eau, claire comme le ciel. Souvent elle lui jetait des fleurs au visage ; accroupie devant ses pieds, elle tirait des airs d’une mandoline à trois cordes ; puis, lui posant sur l’épaule ses deux mains jointes, disait d’une voix timide – « Qu’avez-vous donc, cher seigneur ? »

    Il ne répondait pas, ou éclatait en sanglots ; enfin, un jour, il avoua son horrible pensée.

    Elle la combattit en raisonnant très bien ; son père et sa mère, probablement, étaient morts ; si jamais il les revoyait, par quel hasard, dans quel but, arriverait-il à cette abomination ? Donc, sa crainte n’avait pas de cause, et il devait se remettre à chasser.

    Julien souriait en l’écoutant, mais ne se décidait pas à satisfaire son désir.

    Un soir du mois d’août qu’ils étaient dans leur chambre, elle venait de se coucher et il s’agenouillait pour sa prière quand il entendit le jappement d’un renard, puis des pas légers sous la fenêtre ; et il entrevit dans l’ombre comme des apparences d’animaux. La tentation était trop forte. Il décrocha son carquois.

    Elle parut surprise.

    – « C’est pour t’obéir » dit-il, « au lever du soleil, je serai revenu. »

    Cependant elle redoutait une aventure funeste.

    Il la rassura, puis sortit, étonné de l’inconséquence de son humeur.

    Peu de temps après, un page vint annoncer que deux inconnus, à défaut du seigneur absent, réclamaient tout de suite la seigneuresse.

    Et bientôt, entrèrent dans la chambre, un vieil homme et une vieille femme, courbés, .poudreux, en habits de toile, et s’appuyant sur un bâton.

    Ils s’enhardirent et déclarèrent qu’ils apportaient à Julien des nouvelles de ses parents.

    Elle se pencha pour les entendre.

    Mais, s’étant concertés du regard, ils lui demandèrent s’il les aimait toujours, s’il parlait d’eux, quelquefois.

    – « Oh oui » dit-elle.

    Alors, ils s’écrièrent :

    – « Eh bien c’est nous ! » et ils s’assirent, étant fort las et recrus de fatigue.

    Rien n’assurait à la jeune femme que son époux fût leur fils.

    Ils en donnèrent la preuve, en décrivant des signes particuliers qu’il avait sur la peau.

    Elle sauta hors sa couche, appela son page, et on leur servit un repas.

    Bien qu’ils eussent grand faim, ils ne pouvaient guères manger ; et elle observait, à l’écart, le tremblement de leurs mains osseuses, en prenant les gobelets.

    Ils firent mille questions sur Julien. Elle répondait à chacune, mais eut soin de taire l’idée funèbre qui les concernait.

    Ne le voyant pas revenir, ils étaient partis de leur château ; et ils marchaient depuis plusieurs années, sur de vagues indications, sans perdre l’espoir. Il avait fallu tant d’argent au péage des fleuves et dans les hôtelleries, pour les droits des princes et les exigences des voleurs, que le fond de leur bourse était vide, et qu’ils mendiaient, maintenant. Qu’importe, puisque bientôt, ils embrasseraient leur fils ? Ils exaltaient son bonheur d’avoir une femme aussi gentille, et ne se lassaient point de la contempler et de la baiser.

    La richesse de l’appartement les étonnait beaucoup ; et le vieux, ayant examiné les murs, demanda pourquoi s’y trouvait le blason de l’Empereur d’Occitanie.

    Elle répliqua : – « C’est mon père ! »

    Alors il tressaillit, se rappelant la prédiction du Bohême ; et la vieille songeait à la parole de l’Ermite. Sans doute la gloire de son fils n’était que l’aurore des splendeurs éternelles ; et tous les deux restaient béants, sous la lumière du candélabre qui éclairait la table.

    Ils avaient dû être très beaux dans leur jeunesse. La mère avait encore tous ses cheveux, dont les bandeaux fins, pareils à des plaques de neige, pendaient jusqu’au bas de ses joues ; et le père, avec sa taille haute et sa grande barbe, ressemblait à une statue d’église.

    La femme de Julien les engagea à ne pas l’attendre. Elle les coucha elle-même dans son lit, puis ferma la croisée ; ils s’endormirent. Le jour allait paraître, et, derrière le vitrail, les petits oiseaux commençaient à chanter.


    Julien avait traversé le parc ; et il marchait dans la forêt d’un pas nerveux, jouissant de la mollesse du gazon et de la douceur de l’air.

    Les ombres des arbres s’étendaient sur la mousse. Quelquefois la lune faisait des taches blanches dans les clairières, et il hésitait à s’avancer, croyant apercevoir une flaque d’eau, ou bien la surface des mares tranquilles se confondait avec la couleur de l’herbe. C’était partout un grand silence ; et il ne découvrait aucune des bêtes qui, peu de minutes auparavant, erraient à l’entour de son château.

    Le bois s’épaissit, l’obscurité devint profonde. Des bouffées de vent chaud passaient, pleines de senteurs amollissantes. Il enfonçait dans des tas de feuilles mortes, et il s’appuya contre un chêne pour haleter un peu.

    Tout à coup, derrière son dos, bondit une masse plus noire, un sanglier. Julien n’eut pas le temps de saisir son arc, et il s’en affligea comme d’un malheur.

    Puis, étant sorti du bois, il aperçut un loup qui filait le long d’une haie.

    Julien lui envoya une flèche. Le loup s’arrêta, tourna la tête pour le voir et reprit sa course. Il trottait en gardant toujours la même distance, s’arrêtait de temps à autre, et, sitôt qu’il était visé, recommençait à fuir.

    Julien parcourut de cette manière une plaine interminable, puis des monticules de sable, et enfin, il se trouva sur un plateau dominant un grand espace de pays. Des pierres plates étaient clairsemées entre des caveaux en ruine. On trébuchait sur des ossements de morts ; de place en place, des croix vermoulues se penchaient d’un air lamentable. Mais des formes remuèrent dans l’ombre indécise des tombeaux ; et il en surgit des hyènes, tout effarées, pantelantes. En faisant claquer leurs ongles sur les dalles, elles vinrent à lui et le flairaient avec un bâillement qui découvrait leurs gencives. Il dégaina son sabre. Elles partirent à la fois dans toutes les directions, et, continuant leur galop boiteux et précipité, se perdirent au loin sous un flot de poussière.

    Une heure après, il rencontra dans un ravin un taureau furieux, les cornes en avant, et qui grattait le sable avec son pied. Julien lui pointa sa lance sous les fanons. Elle éclata, comme si l’animal eût été de bronze ; il ferma les yeux, attendant sa mort. Quand il les rouvrit, le taureau avait disparu.

    Alors son âme s’affaissa de honte. Un pouvoir supérieur détruisait sa force ; et pour s’en retourner chez lui, il rentra dans la forêt.

    Elle était embarrassée de lianes ; et il les coupait, avec son sabre quand une fouine glissa brusquement entre ses jambes, une panthère fit un bond par-dessus son épaule, un serpent monta en spirale autour d’un frêne.

    Il y avait dans son feuillage un choucas monstrueux, qui regardait Julien ; et, ça et là, parurent entre les branches quantités de larges étincelles, comme si le firmament eût fait pleuvoir dans la forêt toutes ses étoiles. C’étaient des yeux d’animaux, des chats sauvages, des écureuils, des hiboux, des perroquets, des singes.

    Julien darda contre eux ses flèches ; les flèches, avec leurs plumes, se posaient sur les feuilles comme des papillons blancs. Il leur jeta des pierres ; les pierres, sans rien toucher, retombaient. Il se maudit, aurait voulu se battre, hurla des imprécations, étouffait de rage.

    Et tous les animaux qu’il avait poursuivis se représentèrent, faisant autour de lui un cercle étroit. Les uns étaient assis sur leur croupe, les autres dressés de toute leur taille. Il restait au milieu, glacé de terreur, incapable du moindre mouvement. Par un effort suprême de sa volonté il fit un pas ; ceux qui perchaient sur les arbres ouvrirent leurs ailes, ceux qui foulaient le sol déplacèrent leurs membres ; et tous l’accompagnaient.

    Les hyènes marchaient devant lui, le loup et le sanglier par-derrière. Le taureau, à sa droite, balançait la tête ; et, à sa gauche, le serpent ondulait dans les herbes, tandis que la panthère, bombant son dos, avançait à pas de velours et à grandes enjambées. Il allait le plus lentement possible pour ne pas les irriter ; et il voyait sortir de la profondeur des buissons des porcs-épics, des renards, des vipères, des chacals et des ours.

    Julien se mit à courir ; ils coururent. Le serpent sifflait, les bêtes puantes bavaient. Le sanglier lui frottait les talons avec ses défenses, le loup, l’intérieur des mains avec les poils de son museau. Les singes le pinçaient en grimaçant, la fouine se roulait sur ses pieds. Un ours, d’un revers de patte, lui enleva son chapeau ; et la panthère, dédaigneusement, laissa tomber une flèche qu’elle portait à sa gueule.

    Une ironie perçait dans leurs allures sournoises. Tout en l’observant du coin de leurs prunelles, ils semblaient méditer un plan de vengeance ; et assourdi par le bourdonnement des insectes, battu par des queues d’oiseau, suffoqué par des haleines, il marchait les bras tendus et les paupières closes comme un aveugle, sans même avoir la force de crier « grâce ! »

    Le chant d’un coq vibra dans l’air. D’autres y répondirent ; c’était le jour ; et il reconnut, au-delà des orangers, le faîte de son palais.

    Puis, au bord d’un champ, il vit, à trois pas d’intervalle, des perdrix rouges qui voletaient dans les chaumes. Il dégrafa son manteau, et l’abattit sur elles comme un filet. Quand il les eut découvertes, il n’en trouva qu’une seule, et morte depuis longtemps, pourrie.

    Cette déception l’exaspéra plus que toutes les autres. Sa soif de carnage le reprenait ; les bêtes manquant, il aurait voulu massacrer des hommes.

    Il gravit les trois terrasses, enfonça la porte d’un coup de poing ; mais, au bas de l’escalier, le souvenir de sa chère femme détendit son cœur. Elle dormait sans doute, et il allait la surprendre.

    Ayant retiré ses sandales, il tourna doucement la serrure, et entra.

    Les vitraux garnis de plomb obscurcissaient la pâleur de l’aube. Julien se prit les pieds dans des vêtements, par terre ; un peu plus loin, il heurta une crédence encore chargée de vaisselle. « Sans doute, elle aura mangé », se dit-il ; et il avançait vers le lit, perdu dans les ténèbres, au fond de la chambre. Quand il fut au bord, afin d’embrasser sa femme, il se pencha sur l’oreiller où les deux têtes reposaient l’une près de l’autre. Alors, il sentit contre sa bouche l’impression d’une barbe.

    Il se recula, croyant devenir fou ; mais il revint près du lit, et ses doigts, en palpant, rencontrèrent des cheveux, qui étaient très longs. Pour se convaincre de son erreur, il repassa lentement sa main sur l’oreiller. C’était bien une barbe, cette fois, et un homme ! un homme couché avec sa femme !

    Eclatant d’une colère démesurée, il bondit sur eux, à coups de poignard ; et il trépignait, écumait, avec des hurlements de bête fauve. Puis il s’arrêta. Les morts, percés au cœur, n’avaient pas même bougé. Il écoutait attentivement leurs deux râles presque égaux, et, à mesure qu’ils s’affaiblissaient, un autre, tout au loin, les continuait. Incertaine d’abord, cette voix plaintive, longuement poussée, se rapprochait, s’enfla, devint cruelle, et il reconnut, terrifié, le bramement du grand cerf noir.

    Et comme il se retournait, il crut voir, dans l’encadrure de la porte, le fantôme de sa femme, une lumière à la main.

    Le tapage du meurtre l’avait attirée. D’un large coup d’oeil, elle comprit tout, et, s’enfuyant d’horreur laissa tomber son flambeau.

    Il le ramassa.

    Son père et sa mère étaient devant lui, étendus sur le dos, avec un trou dans la poitrine ; et leurs visages d’une majestueuse douceur, avaient l’air de garder comme un secret éternel. Des éclaboussures et des flaques de sang s’étalaient au milieu de leur peau blanche, sur les draps du lit, par terre, le long d’un Christ d’ivoire suspendu dans l’alcôve. Le reflet écarlate du vitrail, alors frappé par le soleil, éclairait ces taches rouges, et en jetait de plus nombreuses dans tout l’appartement. Julien marcha vers les deux morts en se disant, en voulant croire que cela n’était pas possible, qu’il s’était trompé, qu’il y a parfois des ressemblances inexplicables. Enfin, il se baissa légèrement pour voir de tout près le vieillard ; et il aperçut, entre ses paupières mal fermées, une prunelle éteinte, qui le brûla comme du feu. Puis il se porta de l’autre côté de la couche, occupé par l’autre corps, dont les cheveux blancs masquaient une partie de la figure. Julien lui passa les doigts sous ses bandeaux, leva sa tête ; – et il la regardait, en la tenant au bout de son bras roidi, pendant que de l’autre main, il s’éclairait avec le flambeau. Des gouttes, suintant du matelas, tombaient une à une sur le plancher.

    A la fin du jour, il se présenta devant sa femme ; et, d’une voix différente de la sienne, il lui commande premièrement de ne pas lui répondre, de ne pas l’approcher, de ne plus même le regarder, et qu’elle eût à suivre, sous peine de damnation, tous ses ordres qui étaient irrévocables.

    Les funérailles seraient faites selon les instructions qu’il avait laissées par écrit, sur un prie-Dieu, dans la chambre des morts. Il lui abandonnait son palais, ses vassaux, tous ses biens, sans même retenir les vêtements de son corps, et ses sandales. que l’on trouverait au haut de l’escalier.

    Elle avait obéi à la volonté de Dieu, en occasionnant son crime, et devait prier pour son âme, puisque désormais il n’existait plus.


    On enterra les morts avec magnificence, dans l’église d’un monastère à trois journées du château, Un moine en cagoule rabattue suivit le cortège, loin de tous les autres, sans que personne osât lui parler.

    Il resta, pendant la messe, à plat ventre au milieu du portail, les bras en croix, et le front dans la poussière.

    Après l’ensevelissement, on le vit prendre le chemin qui menait aux montagnes. Il se retourna plusieurs fois et finit par disparaître.

    ×